mai 10, 2025

La peau, les yeux

  La piel que habito de Pedro Almodóvar (2011).

C'est une drôle d'histoire que celle qui relie La piel que habito de Pedro Almodóvar, libre adaptation (réalisée en 2010, sortie en 2011 et censée se passer à Tolède en... 2012) d'un roman de la Série noire, Mygale (1984), signé Thierry Jonquet, et les Yeux sans visage (1960) de Georges Franju, libre adaptation du roman éponyme de Jean Redon, son unique roman publié, lui, aux éditions Fleuve noir (dans la collection "Angoisse") et dont on dit qu'il pourrait avoir été écrit par Frédéric Dard.

Deux films qui ont en commun la folie démiurgique, "frankensteinienne", d'un savant: là, Antonio Banderas, créant, via la transgenèse et au mépris de la bioéthique, une peau synthétique à un jeune homme qu'il a séquestré par vengeance (celui-ci avait violé sa fille), auquel il a fait subir un changement de sexe (une vaginoplastie) puis modelé son visage à l'image de celui de... sa propre épouse qui, jadis défigurée lors d'un accident de voiture, s'était défenestrée quand elle s'était vue dans le reflet d'une vitre (le scénario est encore plus tordu que le roman); là, Pierre Brasseur, cherchant à greffer, via l'hétérogreffe (à partir de "sujets vidés de leur sang jusqu'à la dernière goutte et irradiés"), un nouveau visage à sa fille, elle aussi défigurée après un accident de voiture, dont il est par contre responsable. Une approche fantastico-réaliste, volontairement froide, clinique, marquée chez Franju par la pureté blanche, "colombesque", d'Edith Scob, alors débutante, et son cou de cygne à la Audrey Hepburn (elle est d'ailleurs habillée par Givenchy), et chez Almodóvar (dont les bigarrures habituelles se limitent dans le film à la multiplicité des genres abordés) par l'étrangeté de ces corps métamorphosés qu'interroge l'art contemporain (ici Louise Bourgeois avec ses poupées en tissu rembourré et aux coutures aussi grossières que des cicatrices). Approche témoignant chez l'un comme chez l'autre des liens qui existent entre la création artistique et l'expérimentation scientifique:

— Dans les Yeux sans visage, c'est le souvenir d'un vieux film chirurgical réalisé par Thierry de Martel (un neurochirurgien, inventeur du "trépan à débrayage automatique"!), film que l'auteur de Judex avait découvert dans sa jeunesse, où il était question d'une trépanation pour crise d'épilepsie bravais-jacksonienne, si impressionnante — le caméraman aurait fini par s'évanouir — qu'il y avait ressenti "la peur à l'état brut". Bernard Queysanne, qui fut son assistant sur la Faute de l'abbé Mouret, rapporte que Franju aimait raconter cette expérience, en proposant moult variantes dont celle qui relate que le malade était assis, souriant aux spectateurs pendant qu'on le trépanait, ce qui évidemment est impossible... J'ai retrouvé le film, il s'intitule Trépanation pour tumeur de la zone rolandique (c'est ), l'opération est effectuée, comme il se doit, sous anesthésie générale et ce que Franju a dû confondre dans son souvenir, c'est qu'à la fin on voit effectivement le malade tout sourire, mais c'est après l'intervention, pendant qu'on lui fixe une perruque pour masquer la cicatrice et qu'on le coiffe à grands coups de brosse! Toujours est-il que ce film a bien laissé des traces chez Franju, à la façon dont Brasseur découpe la peau du visage de ses victimes, ou encore lorsque, pour enterrer l'une d'elles, il doit soulever à l'aide d'une pioche la tombale d'une sépulture, comme le ferait un chirurgien avec le volet d'un crâne.

— Dans La piel que habito, c'est plus soft et aussi plus fouillé. Ce qui est en jeu est moins le geste (chirurgical) que les manipulations (génétiques) qui ont présidé à la "confection" de la peau (à l'image de la double hélice d'ADN qui clôt le film). Banderas y fait œuvre de bâtisseur, recouvrant par morceaux le corps de sa victime, mais sans pouvoir appréhender ce qui demeure à l'intérieur et permet à la victime, confrontée au réel de sa perte d'identité sexuée, d'échapper à la néantisation, et ce par l'écriture et la création, ce qui passe par le corps (de la couture au yoga), comme toujours chez Almodóvar, cinéaste spinoziste s'il en est. Et ainsi de réparer... La réparation, thème cher au réalisateur comme chez Louise Bourgeois dont les parents réparaient des tapisseries. L'art qui quelque part reconstruit l'enfance. Avec l'image ambivalente de l'araignée, à la fois prédatrice, tel le scientifique qui emprisonne ses cobayes-victimes dans sa toile, et réparatrice, évoquant alors la mère et l'intérieur de la maison, quand la toile est déchirée.

"I Do, I Undo, I Redo" (titre d'une des œuvres de Louise Bourgeois): "Je fais, je défais, je refais". C'est le motto de l'artiste, d'Almodóvar comme de Franju, celui de la perfection (parce que justement inaccessible), qui de même gouverne le savant enfermé dans son obsession... Mais plus encore, c'est le motto de Christiane et Vera/Vicente, les deux victimes, au sens du "défaire" comme préalable à la reconstruction, qu'elles opèrent in fine par elles-mêmes en se débarrassant de leurs bourreaux. Des victimes, certes dorénavant condamnées à vivre derrière un masque ou dans un autre corps, mais — par-delà la question du paraître, auquel renvoie celle du regard, centrale dans les deux films — d'être enfin libres et toujours soi.
  Les Yeux sans visage de Georges Franju (1960).