
L'Etau / L'Etranger à l'intérieur d'une femme de Mikio Naruse (1966).
Nuages troublants.
L’Etau de Mikio Naruse (rien à voir avec Topaz d'Hitchcock) est la première adaptation du roman d’Edward Atiyah, The Thin Line, que Chabrol adaptera à son tour en 1971 pour ce qui sera un de ses plus beaux films, Juste avant la nuit, avec Stéphane Audran et Michel Bouquet (1). L'Etau, c'est d'abord une histoire de titre, celui du roman, devenu Murder, My Love dans une nouvelle édition, alors qu'en France il est traduit par L'Etau, soit donc le titre du film lorsqu'il a été présenté pour la première fois chez nous (c'était en 2015 à la MCJP). Car le titre japonais — Onna no naka ni iru tanin — c'est encore autre chose, qui veut dire littéralement "L’étranger à l’intérieur d’une femme", titre étrange, freudien en même temps que parfaitement narusien, qui met l'accent sur le personnage féminin là où les autres titres font davantage écho au personnage masculin. Est-ce important? C'est que le film épouse un double mouvement. D'abord un mouvement de contraction ("l'étau" en question), qui voit le récit se resserrer à mesure que le poids de la culpabilité chez le mari — il a étranglé accidentellement sa maîtresse, qui était aussi la femme de son meilleur ami, lors d'un jeu sexuel, le jeu du foulard, initié par celle-ci — devient de plus en plus écrasant, et ce malgré les aveux faits à ceux qu'il a ainsi trompés/trahis, ce qui bien sûr ne suffit pas à le soulager (d'autant que chacun, que ce soit l'épouse ou l'ami, se montre magnanime, lui conseillant d'oublier tout ça). Et un mouvement d'extension, qui voit l'angoisse de l'homme gagner progressivement l'épouse, cette dernière ne pouvant se résoudre à ce que son mari se dénonce et compromette ainsi la respectabilité d'une famille autant que l'avenir de ses enfants (merveilleux petits personnages, ozuiens en diable).
Un mouvement de ressort, donc, que le poids du drame vient distendre. Car chez Naruse il en est ainsi: la tension n'est jamais maximum. C'est le nuage narusien, qui rend le "temps incertain" (comme dirait Narboni), quelque part entre l'électricité orageuse des films de Mizoguchi et le beau fixe des derniers Ozu. Qui fait que le polar psychologique se transforme peu à peu en "mélodrame mouvant". On devine que quelque chose est en train de se passer mais qu'on ne saisira pleinement qu'à la fin, une fin qui n'est pas celle du roman ni du film de Chabrol. A propos de Nuages épars, le dernier film de Naruse, j'évoquais "des personnages antonioniens confrontés à des situations sirkiennes" (l'histoire rappelait Magnificent Obsession), ici on pourrait évoquer Fritz Lang à travers la question de la culpabilité (dans son livre sur Naruse, Narboni fait, au détour d'une simple note — il n'avait pas vu le film —, le rapprochement avec House by the River), ou encore Oshima et la nouvelle vague japonaise, via le thème de la strangulation, sans oublier Hitchcock, bien sûr (on y revient toujours), qui dans Strangers on a Train associe les deux motifs... mais c'est Bergman qui semble correspondre le plus, si on considère les scènes à deux, entre le mari et sa femme, quand celui-ci se confesse, Naruse recourant aux gros plans sur les visages (souvent filmés ensemble) et à quelques effets dispensables (le grondement du tonnerre, la lumière d'une bougie — élément narusien par excellence —, l'obscurité d'un tunnel...), sans toutefois les forcer outre mesure (on reste dans la demi-mesure chère au cinéaste). Car l'essentiel est là, qui nous renvoie au titre japonais du film. Au sentiment massif de culpabilité qui envahit l'homme-étrangleur (strangler), Naruse superpose quelque chose de plus mystérieux, qui touche à la femme-étranger (stranger) (2), non seulement à sa jouissance, à travers le personnage de la jeune maîtresse, à la recherche d'un plaisir que les hommes semblent incapables de lui procurer, mais surtout à sa démesure, qui pousse une épouse à la dernière extrémité — non par vengeance (elle est dans une forme de déni) mais par peur du jugement et surtout parce que cette histoire menace son droit (c'est le côté Médée du personnage), son droit de mère —, seule issue pour sortir du cauchemar. Du moins essayer, car la fin reste suspendue — trois points de suspension — comme toujours chez Naruse.
(1) A noter que la même année Naruse a réalisé Hikinige (Délit de fuite) dont le sujet évoque Que la bête meure, réalisé par Chabrol trois ans plus tard.
(2) Passer de strangler à stranger — ou d'étrangler à étranger, ça fonctionne aussi en français —, c'est une histoire de lettre qu'on efface, c'est passer de la violence que représente l'acte meurtrier, et qu'on voudrait oublier, à quelque chose de plus vague, d'indéfini, une sorte d'état flottant dans lequel on finit par se perdre. Dans l'autre sens, de stranger à strangler, rappelons l'affiche publicitaire de Strangers on a Train où l'on voit Hitchcock insérer la lettre L dans le mot STRANGERS.