1. Le titre de l'article fait référence à un des rares dossiers publiés par une revue française, en l'occurrence Tausend Augen, sur Hitchcock et la théorie féministe. C'était en 1999, un bail.
2. Le présent texte fait suite à celui consacré à Blackmail. Là.
... Ainsi apparaît dès Blackmail la problématique majeure — le sort réservé à la femme — soulevée par la théorie féministe des années 70-80 à l'encontre du cinéma d'Hitchcock (de Laura Mulvey à Teresa de Lauretis, en passant par Tania Modleski et Janet Bergstrom), théorie trop lourdement psychanalytique, ce qui en limite la portée, expliquant qu'elle se soit peu à peu éteinte, même dans les pays anglophones où elle est née et s'est développée, à une époque qui le favorisait (le milieu universitaire) au même titre que la psychanalyse en général et la sémiologie; aussi parce que dans le cas de Mulvey, pionnière en la matière, ses textes freudo-marxistes relevaient moins de la théorie que du manifeste, avec des mots-clés — "gaze", "visual pleasure", etc. — qui depuis ont fait florès, prélude chez elle à d'autres formes d'expression, telle la réalisation de ses propres films. Il faut dire que les films d'Hitchcock — emblématiques de ce cinéma patriarcal que fut le cinéma classique, américain ou autre — se prêtent idéalement à une approche psychanalytique (surtout freudienne pour ne pas dire œdipienne, cf. Raymond Bellour). Mais de façon presque trop évidente, ce qui a conduit les féministes à des interprétations sinon erronées du moins très schématiques, comme Mulvey (nonobstant, répétons-le, son apport décisif sur la question du regard au cinéma et les rapports entre écran et spectateur/spectatrice), là où d'autres, comme Bergstrom, davantage théoriciennes, se sont révélées plus nuancées, mettant en avant l'ambivalence d'Hitchcock vis-à-vis de la féminité, pour le coup ni misogyne ni féministe (sachant que la misogynie au cinéma n'est pas en soi un problème si elle se trouve mise à l'épreuve et débordée par toutes ces "contradictions internes" dont regorge une œuvre).
La vérité est que le cinéma d'Hitchcock, beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît, ne se réduit pas à une opposition entre regardant/dominant, qui correspondrait à l'homme (le personnage comme le spectateur) et regardé/dominé, statut dévolu à la femme (pour le coup passive) sur laquelle l'homme (nécessairement actif) exercerait son pouvoir, trouvant du plaisir, au mieux à la contempler (voyeurisme), au pire à la brutaliser (sadisme). Et que si les spectatrices éprouvent elles aussi du plaisir à regarder des films d'Hitchcock, ce n'est pas par pur masochisme, ni en rapport avec leur "masculinité" (ces traits qui se sont constitués dans l'enfance avant de s'effacer et qui, à l'occasion — un bon Hitchcock —, se remanifesteraient sous une forme imaginaire), voire la bisexualité des femmes... mais, plus prosaïquement, parce que, pour Hitchcock, soucieux de tout contrôler, son art comme le spectateur, celui-ci, manipulable à souhait, est une entité abstraite, non-sexuée, qu'il faut "dominer", émotionnellement parlant, pour assurer au film son maximum d'efficacité. Au point que c'est d'efficace, plus que d'efficacité, qu'il faudrait parler. L'efficace en tant que "force agissante" par laquelle une chose (en l'occurrence un plan) produit son effet. C'est dire si le cinéma d'Hitchcock est d'abord une histoire de forces, non seulement physiques, du côté masculin, avec souvent quelque chose d'immature, mais aussi morales, intellectuelles, davantage du côté féminin, justifiant le titre, excellent, du livre de Modleski, devenu bizarrement un sous-titre dans l'édition française: "Les femmes qui en savaient trop".
Alors oui, bien sûr, on trouvera des raisons biographiques, et du coup psychanalytiques, pour expliquer la récurrence de tous ces thèmes, à valeur de symptômes, qui spécifient le cinéma d'Hitchcock (présents dès ses premiers films, et tout particulièrement Blackmail, je me répète), il n'en reste pas moins que le plaisir (sinon la jouissance, dans le cas de North by Northwest) procuré par la vision de ses films tient en premier lieu au mouvement qu'Hitchcock y dessine pour chaque plan (déjà storyboardé), qu'il s'agisse des corps mais aussi des regards, à diriger suivant le bon axe, dans la bonne direction. Une "vectorisation" que le spectateur ne perçoit pas spécialement mais dont il subit l'effet, inconsciemment, favorisant, davantage que l'identification au personnage, une sorte de subordination visuelle, qui fait qu'il (le spectateur) s'engage lui aussi, par le regard, dans la direction souhaitée. Ce par quoi il sort de sa passivité (position que certains diront féminine), signifiant qu'il n'est pas "l'idiot" (que d'autres diront masculin) du proverbe chinois, puisque regardant non pas le doigt du "sage" Hitchcock (pas si sage que ça du fait de sa névrose et de ses phobies), mais ce que le doigt désigne: la "lune", soit la force irradiante du plan. Et que si chez Hitchcock la femme subit davantage la "violence" de l'homme qu'elle ne lui témoigne un plus grand savoir, c'est aussi que l'efficace ne se mesure pas en quantités. L'impact d'une scène, isolée parce qu'inattendue, où une femme fait comprendre à l'homme qu'elle en sait plus que lui, et plus encore qu'elle en sait trop, est aussi fort sinon plus que les conséquences, elles attendues, qui voit l'homme essayer par tous les moyens de l'empêcher de parler (et nul besoin, pour expliquer l'angoisse qu'une telle menace crée chez l'homme, de remonter à la "peur de la castration").
Le paradoxe est là. La misogynie d'Hitchcock n'existe pas, non parce qu'il sait pointer par endroits la résistance de femmes au pouvoir patriarcal, mais parce que ces phases d'empathie totale pour la femme, le plus souvent circonscrites mais parfois occupant la majeure partie du film (cf. dans Blackmail, oui encore, j'insiste, l'état psychologique de l'héroïne après le double trauma qu'ont représenté la tentative de viol + le meurtre), seraient comme des lâcher-prise dans la mise en scène, résonnant avec une telle force qu'ils semblent traduire un profond sentiment d'angoisse, voire de culpabilité, non seulement chez la femme, mais également chez l'homme (par effet de miroir) et peut-être même Hitchcock, par rapport à quoi? je ne m'aventurerai pas... en tout cas si forts que s'en trouvent effacées, comme oubliées, les questions qu'on était jusque-là en droit de se poser en regardant le film, quant à la misogynie de Hitch et au rôle dominant, patriarcal, du regard masculin dans son œuvre.