
You and Me (Casier judiciaire) de Fritz Lang (1938).
Le crime ne paie pas.
Revu You and Me (Casier judiciaire) de Fritz Lang, un film que j'aime toujours autant, qui diffère des deux premiers Lang américains — également avec Sylvia Sidney — que sont Fury (avec Spencer Tracy) et You Only Live Once (avec Henry Fonda), deux films autrement plus célèbres que j'aime aussi, évidemment, mais pour d'autres raisons, en tout cas deux films auxquels semble s'opposer le troisième (et donc dernier des Sidney-films de Lang, avec cette fois George Raft, dans le rôle du gangster repenti), par sa tonalité empreinte de légèreté — que souligne d'ailleurs le titre original You and Me, au contraire du titre français —, désépaississant en quelque sorte le tragique dans lequel baignaient Fury et You Only Live Once.
Cette légèreté, on la doit avant tout à Kurt Weill (L'Opéra de quat'sous, Mahoganny), dont l'apport (minimisé par Fritz Lang, bien sûr) ne se limite pas aux chansons, les fameux songs (moins nombreux que prévus initialement), mais touche à l'esprit même du film dont on peut dire qu'il est "kurtweillien", au point que, lorsqu'on regarde You and Me, on a l'impression que c'est Fritz Lang qui s'est mis (brillamment) au diapason de Weill et non l'inverse, et ce, jusqu'à conférer à son film une musicalité toute particulière (cf. la réunion de Noël entre les anciens détenus). Ce qui est également weillien, c'est l'aspect "synthétique", qui transforme ici, et la critique sociale (la question de la réinsertion des détenus, le thème, lui très langien, de l'injustice), et sa part didactique, toutes deux "allégées" (du Brecht sans Brecht, comme disait Lotte Eisner), en un drôle de mixte, mêlant au film social et au film de gangsters (dans l'esprit Warner, même si c'est un film Paramount), la comédie musicale et la comédie sentimentale (puisque c'est un film Paramount). Tout ça dans une vision marxiste, là aussi plus weillienne que langienne, avec un goût certain pour la parodie (de Sternberg, lors de la seule véritable séquence chantée du film, celle du bar à marins, à Lang lui-même, lors de la scène du tableau noir, rappelant celle du "tribunal" dans M — cf. infra).
Parce qu'il y a beaucoup d'humour dans You and Me (pas trop le point fort de Lang jusque-là), qui fait que le marxisme du film est plutôt à tendance Groucho, via ces gangsters sortis de prison et reconvertis en vendeurs dans un grand magasin, qui savent par leur bagout comment réussir à vendre un rocking-chair pour enfant (quitte à menacer l'enfant pour qu'il convainque ses parents), un ouvre-boîte (efficace aussi pour ouvrir les coffres-forts) ou une raquette de tennis (parce qu'on s'y connaît en... racket). Un humour qui trouve son point d'orgue dans la séquence d'arithmétique, se déroulant au rayon "jouets" du magasin et où donc Sylvia Sidney détaille sur un tableau, aux truands que Raft — qui n'a pas supporté que Sidney dont il est amoureux lui ait caché qu'elle aussi était passée par la case prison — a convaincus de cambrioler le magasin, combien il leur resterait une fois déduits tous les "frais" nécessaires au casse: à peine plus de cent dollars chacun, une paille comparativement au risque encouru.
Et ainsi, en guise de conclusion, que si "on n'a rien pour rien", que tout doit s'acheter, comme il est dit au tout début du film dans la "chanson de la caisse enregistreuse" (et pas que des fourrures, des bijoux, des voitures et autres vins fins, images à l'appui, mais tout ce dont on a besoin pour vivre, précise ensuite la chanson)... eh bien, il n'en reste pas moins que "le crime ne paie pas", rappelle Sylvia Sidney, forte de sa démonstration, et qu'il ne paie pas, non parce qu'on finit par se faire prendre ou que c'est mal de voler, mais parce qu'on ne gagne pas vraiment d'argent en volant. Et à celui qui lui rétorque que les "gros bonnets" (big shots), eux, gagnent beaucoup d'argent, Sidney de répondre (c'est la phrase-culte du film, pour le coup bien langienne): "Les gros bonnets ne sont pas des petits escrocs comme vous, ce sont des politiciens". Sur quoi, abandonnant l'idée du cambriolage, tout le monde quittera gentiment les lieux, sans oublier d'éteindre la lumière comme l'avait recommandé le patron du magasin (humour capresque, ou lubitschien, ou maccareyien... au choix). De sorte que You and Me, c'est, au-delà de la romance suggérée par le titre, "vous et moi", les dindons du capitalisme... vous, les criminels qui croyez gagner de l'argent en volant, et moi, l'usager qui en consommant fait tourner la machine, à l'image de Raft à la fin, seul dans le magasin, enregistrant et payant le parfum "Extase" qu'il va offrir à Sidney... histoire de clore la romcom, et le film avec, en retrouvant l'aimée qui s'était enfuie, là-bas à l'hôpital, prête à accoucher, accompagné de ses amis taulards.
PS. Sur You and Me, lire l'excellent texte de Heather Babcock sur son blog "Meet Me at the Soda Fountain" (un texte qui m'a servi pour écrire le mien).