
L'Agent secret de Kleber Mendonça Filho (2025).
Souvenirs dormants.
On va partir de là où j'en étais resté — une petite note griffonnée après avoir découvert le film en avant-première —, à savoir la raison pour laquelle on voit autant de Volkswagen Coccinelle dans l'Agent secret. Et, comme personne n'a posé la question à Mendonça Filho, d'avancer ma propre réponse qui est — outre le fait que le modèle était très populaire au Brésil dans les années 70 — que Fusca, le nom brésilien de la Coccinelle, signifie également "flingue", autrement dit qu'à cette époque les flingues circulaient en nombre dans les rues du Brésil (et pas seulement au moment du carnaval). Il a par ailleurs été établi que Volkswagen avait collaboré avec les différents régimes en place, en surveillant soi-même ses employés pour y repérer les éléments potentiellement subversifs, ce qui renforce l'idée que les Fusca du film (hormis celle du héros, trop jaune pour se fondre dans la masse) symboliseraient les yeux de la dictature, partout présents dans la vie des Brésiliens. Parce que l'Agent secret se passe en 1977, et que pour Mendonça, 1977, c'est peut-être l'année des adieux de Pelé au football, c'est surtout l'apogée de la répression dirigée de concert par toutes les dictatures latino-américaines (dont celle au Brésil) contre les oppositions, quelles qu'elles soient, qualifiées au mieux de "subversives", au pire de "terroristes", et ce dans le cadre de l'opération Condor. Et qui dit répression là-bas, dit "escadrons de la mort", ces fameux groupes armés, paramilitaires ou de la police secrète, que dénonça en son temps le célèbre braqueur de banques Lúcio Flávio, dont l'histoire a été racontée par Héctor Babenco dans un film qui justement sortit en 1977 (film en partie censuré par le régime), Lúcio Flávio, o passageiro da agonia (cf. là), un des préférés de Mendonça Filho, lequel s'en est inspiré pour la dernière partie (la plus sanglante) de l'Agent secret (1).
Cela dit, en 1977, Mendonça n'avait que neuf ans. De cette époque, il a gardé un souvenir forcément confus, sinon fantasmé. A la réalité des faits, qui dans le film — les scènes situées en 2024 — passe par les archives (journaux et cassettes audio) sur lesquelles travaille une étudiante en histoire (hommage à la mère de Mendonça, elle-même historienne et dont le réalisateur a hérité de sa passion des archives) (2), se combine la vision de ce que fut l'époque pour un enfant, et qui se résume, pour aller vite, à un mythe et une légende. Le mythe est celui de Jaws (les Dents de la mer), traduit au Brésil par Tubarão ("Requin"), d'abord parce qu'en 1977 le film, comme partout dans le monde, connaissait un succès phénoménal — renforcé par le fait que sur les plages de Recife, la ville de Mendonça Filho où se déroule l'Agent secret, les attaques de requins n'étaient pas rares —, mais surtout parce que le film de Spielberg, interdit à sa sortie aux moins de 13 ans (ou simplement classé PG?), était devenu l'objet de tous les fantasmes pour Mendonça et les enfants de son âge. Quant à la légende, c'est celle de la "Jambe poilue" ("A Perna Cabeluda"), une légende urbaine originaire de Recife (cf. là), largement entretenue par les médias et la littérature populaire — la littérature de cordel produite essentiellement dans cette même ville de Recife et sa région. Un mythe + une légende, que condense l'image de la jambe humaine dans la gueule du requin, image qu'on pourrait croire sortie de l'imagination de Mendonça Filho, sauf que non, c'est encore un souvenir, celui, marquant et peut-être traumatisant, de la décoration d'un des chars du Carnaval de Recife (non pas en 1977 mais l'année d'avant), qui montrait, sur le toit d'une Chevrolet, la maquette d'un énorme requin avec une jambe sortant de sa gueule.
Cela dit, en 1977, Mendonça n'avait que neuf ans. De cette époque, il a gardé un souvenir forcément confus, sinon fantasmé. A la réalité des faits, qui dans le film — les scènes situées en 2024 — passe par les archives (journaux et cassettes audio) sur lesquelles travaille une étudiante en histoire (hommage à la mère de Mendonça, elle-même historienne et dont le réalisateur a hérité de sa passion des archives) (2), se combine la vision de ce que fut l'époque pour un enfant, et qui se résume, pour aller vite, à un mythe et une légende. Le mythe est celui de Jaws (les Dents de la mer), traduit au Brésil par Tubarão ("Requin"), d'abord parce qu'en 1977 le film, comme partout dans le monde, connaissait un succès phénoménal — renforcé par le fait que sur les plages de Recife, la ville de Mendonça Filho où se déroule l'Agent secret, les attaques de requins n'étaient pas rares —, mais surtout parce que le film de Spielberg, interdit à sa sortie aux moins de 13 ans (ou simplement classé PG?), était devenu l'objet de tous les fantasmes pour Mendonça et les enfants de son âge. Quant à la légende, c'est celle de la "Jambe poilue" ("A Perna Cabeluda"), une légende urbaine originaire de Recife (cf. là), largement entretenue par les médias et la littérature populaire — la littérature de cordel produite essentiellement dans cette même ville de Recife et sa région. Un mythe + une légende, que condense l'image de la jambe humaine dans la gueule du requin, image qu'on pourrait croire sortie de l'imagination de Mendonça Filho, sauf que non, c'est encore un souvenir, celui, marquant et peut-être traumatisant, de la décoration d'un des chars du Carnaval de Recife (non pas en 1977 mais l'année d'avant), qui montrait, sur le toit d'une Chevrolet, la maquette d'un énorme requin avec une jambe sortant de sa gueule.
L'Agent secret apparaît ainsi comme le brassage d'éléments divers, à partir d'un vivier de souvenirs, à la fois disparates, conférant à leur agencement un côté "carnavalesque" — qui mêle thriller politique, film de gangsters (via Scorsese et De Palma), série B et cinéma "bis", avec cette touche de fantastique typique des auteurs latino-américains —, et lointains, donc troublés, justifiant les allers-retours avec le présent. A cet effet, Kleber Mendonça Filho fait chevaucher son film sur plusieurs niveaux, historiques (passé/présent, souvenirs/archives) aussi bien que géographiques, à travers Recife, sa ville, dont il est viscéralement attaché — cf. O Som ao Redor, Aquarius avec Sônia Braga, et son documentaire Portraits fantômes, sur la disparition des salles de cinéma —, expliquant que lorsqu'il s'en éloigne, du côté du Sertão, comme dans Bacurau, en même temps qu'il se détourne du passé, pour envisager ce que pourrait être le futur du Nordeste (sous Bolsonaro, alias "Trumpico", le film est de 2019), son cinéma, à la métaphore toujours très appuyée, devient d'une terrible lourdeur... Plus que les lieux, c'est la mémoire des lieux (comme chez Modiano) qui fait la force des films de Mendonça Filho, exemplairement la salle de cinéma, et dans l'Agent secret, c'est le São Luiz où travaille en tant que projectionniste le beau-père de Marcelo, l'agent secret du titre (Wagner Moura), tout fier pour le coup de projeter Jaws, un cinéma qui existe toujours mais que Mendonça, dans l'esprit de Portraits fantômes, fait disparaître à la fin de son film (peut-être parce qu'il n'est plus aujourd'hui ce qu'il a été, peut-être aussi parce que, au contraire de The Omen de Donner, ce n'est pas au São Luiz mais au Moderno, son concurrent, que Jaws avait été projeté à l'époque), pour le transformer en un centre de transfusion sanguine (bonjour la métaphore, preuve que Mendonça Filho, quand il se projette dans le futur, n'est pas d'une grande finesse), l'occasion pour la jeune chercheuse de remettre à Fernando, le fils de Marcelo, devenu médecin (également incarné par Moura), les cassettes en question, sans qu'on sache s'il les écoutera, l'histoire de son père ne le préoccupant plus depuis longtemps.
C'est que l'intérêt de l'Agent secret n'est pas là, mais dans la manière qu'a le réalisateur de faire résonner le passé, geste non pas nostalgique, mais bien mélancolique, à la fois de tristesse, à travers tout ce que cette période, marquée par la peur, charrie de douloureux (à commencer par les nombreux "disparus" dont il ne reste souvent rien, au mieux des traces, inscrites dans la mémoire, quel que soit le support), et paradoxalement de bonheur, parce que vu avec les yeux de l'enfance, justifiant le format large du film, équivalent à un monde bigger than life, tel qu'il s'offrait à Mendonça enfant; justifiant de même les couleurs bariolées, que le carnaval vient amplifier, aussi parce que les années 70, fussent-elles "noires", étaient très colorées, à l'image des cabines téléphoniques Orelhão, ces cabines publiques en forme d'œuf alors en plein essor; et bien sûr l'humour, largement présent dans le film et qui ne se limite pas à la "jambe poilue" (je pense entre autres au personnage de Dona Sebastiana qui héberge des réfugiés, personnage haut en couleur, au parler franco, si âgée, dit-elle, qu'elle ne se souvient même plus quand elle a commencé à fumer).
Il ressort finalement de l'Agent secret un sentiment étrange, par l'impossibilité où l'on se trouve à saisir avec précision dans quelle direction va le film. Peut-être parce que, justement, il n'y a pas de direction, que ce que Mendonça Filho vise à nous transmettre c'est ce présent incertain dans lequel tout individu extérieur au régime se trouvait à l'époque, qui faisait qu'une simple altercation avec une personne proche du pouvoir vous transformait illico en opposant, qu'il faut donc éliminer, vous obligeant à fuir, à changer d'identité, comme ces exilés qui occupent la maison de Dona Sebastiana (de sorte qu'on ne sait plus qui est qui), et au bout du compte... disparaître. Un état de confusion d'autant plus fort que c'est vu par un enfant, qu'il se nomme Fernando ou Kleber, et que, de ce flou général, se distingue, parce que mieux dessiné, ce qui parle davantage à un enfant en termes de fantasmes, de rêves (ou de cauchemars), en l'occurence le film de Spielberg et l'histoire de la "jambe poilue". Qu'en est-il alors de cet "agent secret" qui donne son titre au film. S'il est clair que Marcelo n'est pas un agent secret, au sens de l'espion, infiltré dans des milieux hostiles au régime, il n'en demeure pas moins, dans le cadre même du récit, une sorte d'agent secret, au sens cette fois de ce qui à la fois agit (sens premier du mot, l'Agent secret est un film d'action) et, plus secrètement, fait lien entre les différentes histoires, les différents personnages (qui touchent à son histoire, mais aussi à d'autres histoires, comme celles des réfugiés), les différents genres que le film emprunte, jusqu'aux différents looks que le héros arbore... soit l'agent de liaison parfait, qui assure au film sa cohésion, par-delà son aspect chaotique (qui est propre à l'époque). Plus encore: qui traduit cet esprit de communauté, certes favorisé par les circonstances de l'Histoire, mais qui est aussi celui des années 70 et qui s'est perdu avec le temps (cf. les deux Moura: Marcelo vs. Fernando la cinquantaine passée), et ce malgré les efforts (illusoires?) de la jeune historienne pour, à l'instar de Kleber Mendonça Filho, recréer le lien.
(1) Au Brésil, cela correspond à la période (1974-1979) où Ernesto Geisel fut au pouvoir et dont on a longtemps dit qu'elle aurait été moins dure par rapport aux autres dictatures; sauf que des documents récents ont révélé que Geisel avait poursuivi la même politique que ses prédécesseurs, les escadrons de la mort agissant majoritairement sous le contrôle de l'Etat.
(2) D'autant qu'au Brésil, au contraire des pays voisins, les policiers ou militaires ayant sévi à cette époque n'ont jamais été traduits en justice, protégés qu'ils furent par une loi d'amnistie.
