
Gone Girl de David Fincher (2014).
La femme qui en savait trop.
Gone Girl est un film particulièrement retors. Sa force réside, outre le brio de sa mise en scène, dans sa construction emboîtée, à l’instar d’une boîte crânienne, qu’il faut ouvrir pour saisir ce qu'il y a dedans, avec en guise d’entrée cette question: à quoi peut bien penser Amy (Rosamunde Pike), la belle et si brillante épouse de Nick (Ben Affleck, le seul acteur qui soit plus expressif de dos que de face — on pense à George O'Brien dans Sunrise)? Des pensées d'autant plus impénétrables que c’est de bois dont il s’agit ici, le bois sous toutes ses formes: noces de bois (cinq ans de mariage, autrement plus durs à vivre que les mièvres noces de coton de la première année), hangar en bois (le woodshed du film, où sont entreposés d’improbables achats), matraque et autres marionnettes (Punchy, une sorte de Guignol, et sa femme Judy, le dernier des cadeaux de mariage) en bois elles aussi... A l’origine, ce n’était même pas de coton, mais bien de papier dont était faite Amy, l’Amy de l’Amazing Amy, un personnage, créé par sa mère écrivain (il a bercé l’enfance de nombreuses femmes), dont elle était le double (avec toujours une longueur de retard), façonnant en elle l’image détestée de la cool girl, de cette fille pathétique qui fait semblant d’être "la femme que l’homme voudrait qu’elle soit", image qu’elle a enfin décidé d'abandonner, suite à la crise financière (celle de 2008), qui a fait perdre à l'homme comme à la femme son emploi, et au comportement de Nick, redevenu lui-même, c’est-à-dire missourien, au grand dam d'Amy, contrainte de quitter New York pour Carthage, la ville d'origine de Nick, l'époux se révélant (à l'opposé de ce qui l'avait séduite) tout à la fois terne, avachi et lâche... jusqu'à la tromper avec une de ses étudiantes, reproduisant sur la bouche de celle-ci — suprême trahison — le même geste, tendre et amoureux, qu'avec elle.
Le film se présente ainsi comme un enchevêtrement de questions que le scénario relance en permanence (suspense) en même temps qu’il les reformule (rebondissements), des questions qui touchent aussi bien à la fonction du couple (au non-rapport sexuel diront certains), qu’au désir de la femme (à son manque diront les mêmes) et — ce qui n’est pas pareil — à celui d’être mère (abordé ici comme pur artifice, cf. infra)... Tout un programme, qui suppose que non seulement "la fille disparaisse" mais aussi que l’affaire passe de l’intime (qui bouleverse un couple) au privé (qui regarde la police) puis au public (qui intéresse les médias), pour qu’Amy devienne une héroïne, aussi célèbre que l’Amazing Amy de son enfance, même si c’est au prix d’un sacrifice: sa propre mort maquillée en meurtre, avec une accumulation d’indices qui doivent faire de Nick le coupable idéal. Sauf que bien sûr ça ne se passe pas comme prévu. Et Amy de modifier sa stratégie, en fonction des événements, du comportement de Nick (coaché par son avocat et sa sœur jumelle — cf. la scène d'apprentissage où, tel un singe savant, il est "dressé", bonbons à l'appui, pour faire bonne figure à la télé, scène des plus savoureuse), jusqu'à conférer au film les caractéristiques d'un grand jeu de société, où se mêlent réflexion, tactique, simulacre, compétition et même hasard (évoquant finalement, après Hitchcock pour le thème du "faux coupable", et Fritz Lang pour celui, plus général, de l'homme confronté, seul ou presque, à la société... eh bien De Palma), au point que le jeu semble inarrêtable, chaque protagoniste se révélant incapable d'y mettre un terme... C'est là, dans ce qui apparaît comme typiquement finchérien, que le film excelle: le jeu pour le jeu (à l'image des jeux auxquels s'adonne Nick au début, qu'il s'agisse de jeux vidéos ou de ceux, sous forme de coffrets, qu'il offre imperturbablement à sa sœur): la pure ludicité.
Las, le scénario, une fois le pot aux roses révélé, bifurque dans l'excès, pas tant satirique (le sensationnalisme des médias, l'acharnement obscène des animatrices télé, etc.) que "psycho-pathologique", via la relation entre Amy et Desi, son ancien petit ami (même si celui-ci nous gratifie de la meilleure réplique du film: à l'évocation par Amy d'un possible voyage à deux en Grèce, il répond enthousiaste: "soirée poulpe et scrabble?"), Fincher chargeant inutilement la barque, qui finit par basculer dans le grand-guignol, de sorte que finit aussi par se poser la question de la misogynie du film, plus exactement de son anti-féminisme, le cynisme et l'intelligence froide d'Amy (son savoir trop grand), au demeurant féministe vitupérante et alter ego de Fincher (en termes de mise en scène et de manipulation), prenant le pas sur sa folie vengeresse, ce qui tend à annuler son côté "Médée" ou "Lady Macbeth", cet aspect tragique, monstrueux et forcément sublime qui affleurait du personnage, au profit d'une image somme toute convenue de criminel psychopathe. A ce niveau, Fincher a du mal à conjuguer chez Amy l'image de la femme qui au départ souhaitait, de manière délirante, la mort de son mari infidèle (puisqu'au Missouri la peine capitale demeure) et celle de l'épouse qui ensuite se condamne à devenir mère pour faire revenir l'homme à la maison et le garder sous sa coupe (Gone Girl peut être vu comme une comédie — noire, très noire même — du remariage)... sinon de s'en tenir au seul registre de la psychopathe pure et dure. Car si la maternité est bien in fine la question qui parcourt en creux le film, le détour par le chalet high-tech de Desi (rappelant la maison moderne de Martin Vanger dans Millenium), aux apparences évidemment trompeuses, nous révèle en Amy un personnage si horriblement négatif que sa volonté (plus que son désir) d'"être mère" perd de sa force au niveau symbolique. Certes la grossesse n'entrait pas au départ dans ses plans, puisque le personnage était censé se suicider (une fois Nick exécuté), mais maintenant que cette grossesse lui apparaît comme la seule solution, médiatiquement parfaite, pour que Nick, qui correspond enfin à ce dont elle a envie qu'il soit (inversant la formule du départ — s'il y a une dimension féministe dans le film, elle est là), accepte qu'ils revivent "ensemble", l'épisode avec Desi (pauvre bougre, pas très clair dans ses intentions mais qui n'avait rien demandé à personne) ne se révèle au bout du compte qu'une grosse cheville narrative, permettant surtout de faire tenir l'ensemble (le retour d'Amy), là où on attendait un "tour d'écrou" supplémentaire, pour parler jamesien, qui embarque le film dans le "chaos" intérieur de ses personnages, et non celui, spectaculaire, du cinéma gore. Dans ce passage, qui confortera Nick et sa sœur qu'Amy est bien une dangereuse psychopathe, il y a comme une redistribution des cartes (tel un nouveau jeu), mais qui fait descendre la fiction d'un cran, au lieu de l'élever, rendant la fin beaucoup moins troublante qu'elle le devrait.
Pour autant, ce qui semble être une faiblesse du scénario n'efface pas tout ce que le film offre en amont, qui l'exonère à mes yeux de l'accusation de misogynie. Au sens où Fincher et Gillian Flynn (l'autrice du roman), s'il s'agissait bien pour eux de transposer au féminin une histoire de psychopathe (qu'on réserve habituellement à l'homme, tradition et réalité obligent) dans ce qu'on pourrait considérer comme une volonté de "parité fictionnelle" (par la suite Flynn co-écrira le scénario du film de Steve McQueen, les Veuves, un "film de casse" au féminin infiniment moins convaincant), et quand bien même la question de la maternité aurait méritée d'être davantage travaillée — qui n'en fasse pas qu'un simple ressort dramatique — pour justement ne pas limiter le personnage au seul rôle, en soi peu valorisant, d'un "équivalent féminin"... le fait que le moteur de l'intrigue ressorte exclusivement de la passion, registre, lui, éminemment féminin à travers ce à quoi peut conduire dans les meilleures tragédies la passion chez la femme (Amy nous est par ailleurs décrite comme une grande lectrice, qui ne lit pas que Jane Austen), tout ça assure au personnage suffisamment de puissance, en termes de fiction, pour surmonter l'écueil d'un finale où ne resterait d'Amy que l'image d'un être démoniaque au côté duquel un mari va devoir apprendre à vivre. D'abord, parce que c'est bien l'image d'un "monstre" qui nous est là proposée, et qu'à ce titre la question du genre (et donc de la maternité, et donc de la misogynie) ne se pose plus (peu importe que le monstre soit "mâle" ou "femelle" pourrait-on dire). Mais aussi (et surtout) que dans ce finale, il apparaît — si on veut rester sur la question de la femme — qu'on ne sait toujours pas, et qu'on ne le saura jamais, quelles étaient, au-delà de son désir de vengeance, les pensées véritables d'Amy. Le "bois" était trop dur (à pénétrer), c'était du bois d'Amazonie. Amazoning Amy.