décembre 10, 2025

Lothringen


  Lothringen! de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1995).

  En passant par la Lorraine...

Pourquoi Lothringen? ("Lorraine" en français, faut-il le rappeler). Pourquoi passer par la Lorraine? Parce que ce petit film (20mn) des Straub, tourné en 1994 et sorti en 1997, en complément de D'aujourd'hui à demain, a valeur de symbole: d'abord, pour ce qui est des relations franco-allemandes — d'avant-hier à hier —, marquées par "l'esprit de revanche" qui en 1871 sévissait des deux côtés du Rhin (le film est une libre adaptation de Colette Baudoche, un roman de Maurice Barrès — le chantre droitiste du nationalisme —, "l'histoire d'une jeune fille de Metz", au lendemain de l'annexion de l'Alsace-Lorraine par la Prusse, qui se trouve "attendrie" par un professeur allemand, lui-même tombant sous le charme de la région, de son paysage et de ceux qui l'habitent, et qui — la jeune fille —, après lui avoir laissé entrevoir de possibles fiançailles, lui annonce tout de go: "Je ne peux pas être Allemande!" — c'est Straub tout autant que Colette qui parle); mais aussi, en tant que réponse des Straub à une commande d'Arte, la nouvelle chaîne culturelle européenne, et surtout franco-allemande (avec La Sept à l'époque, côté français), soit une contre-proposition, dans la pure tradition straubienne, qui est la position contre de l'artiste en général (dans le même esprit, penser à France, tour, détour, deux enfants de Godard pour célébrer les cent ans d'un célèbre manuel scolaire).
Bref, Lothringen! ce n'est pas "Göttingen" (la chanson de Barbara)... A l'heure — 1994 — de l'Allemagne réunifiée et de "l'amitié franco-allemande", médiatisée à tout-va et dont Arte est culturellement le symbole, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (qui elle n'est pas de Metz) répondent, après s'être faits courtisés par la chaîne pour faire le film: "nous?... non réconciliés!", réponse claire et nette, exclamative, où s'expriment idéalement leur art de la condensation (20 minutes pour condenser un roman de Barrès quand il a suffi d'un quart d'heure pour condenser un roman d'Heinrich Böll, c'est Byzance) et leur sens incomparable du paysage — ah, le paysage lorrain, les vues sur Metz, la Moselle, la campagne alentour... c'est le vrai personnage du roman et du film, de sorte que le point de rencontre, le seul mais il n'est pas mince, entre Barrès et les Straub, c'est que tous les deux, tous les trois, savent regarder un paysage, le paysage comme motif esthétique mais aussi "patriotique", le paysage en tant qu'histoire, de celle qui témoigne d'une nation, le rendant irréductible à toute annexion.
A l'opposé des grandes tendances réconciliantes qui marquaient les années 90, passer par la Lorraine avec les Straub (et sans les gros sabots de la "visite touristique"), c'est se rappeler que le "non-alignement", en cette période de confusion critique (entre marges et centre, auteurs, super-auteurs et pseudo-auteurs...), où l'on considérait, par exemple, que le meilleur du cinéma américain était celui qui s'attaquait au système mais de l'intérieur (Hollywood contre Hollywood)... période qui, plus généralement, nécessitait pour les "non-alignés" de pactiser avec l'ennemi pour mieux subsister — et dans le cas de Lohtringen!, l'ennemi finalement était moins cette nouille de Barrès que Arte, assimilée à l'époque, par les autres chaînes "nationales" françaises, à une véritable "machine de guerre" (Arte achtung!, disait je ne sais plus qui) —, oui eh bien, le "non-alignement", c'était savoir faire la part des choses entre ce qui relève de la ruse (l'intransigeance des Straub n'exclut pas la ruse) et ce qui, bien souvent, n'est que pure hypocrisie (cette histoire, un peu trop commode, de critique endogène: l'artiste œuvrant dans le camp de l'ennemi, endroit idéal, soi-disant, pour en faire le procès). Ce jeu, les Straub, comme Godard, en acceptaient la duperie... sachant que "les non-dupes errent" et que, eux, savaient où ils allaient. 

décembre 08, 2025

Un agent très spécial

  L'Agent secret de Kleber Mendonça Filho (2025).

Souvenirs dormants.

On va partir de là où j'en étais resté — une petite note griffonnée après avoir découvert le film en avant-première —, à savoir la raison pour laquelle on voit autant de Volkswagen Coccinelle dans l'Agent secret. Et, comme personne n'a posé la question à Mendonça Filho, d'avancer ma propre réponse qui est — outre le fait que le modèle était très populaire au Brésil dans les années 70 — que Fusca, le nom brésilien de la Coccinelle, signifie également "flingue", autrement dit qu'à cette époque les flingues circulaient en nombre dans les rues du Brésil (et pas seulement au moment du carnaval). Il a par ailleurs été établi que Volkswagen avait collaboré avec les différents régimes en place, en surveillant soi-même ses employés pour y repérer les éléments potentiellement subversifs, ce qui renforce l'idée que les Fusca du film (hormis celle du héros, trop jaune pour se fondre dans la masse) symboliseraient les yeux de la dictature, partout présents dans la vie des Brésiliens. Parce que l'Agent secret se passe en 1977, et que pour Mendonça, 1977, c'est peut-être l'année des adieux de Pelé au football, c'est surtout l'apogée de la répression dirigée de concert par toutes les dictatures latino-américaines (dont celle au Brésil) contre les oppositions, quelles qu'elles soient, qualifiées au mieux de "subversives", au pire de "terroristes", et ce dans le cadre de l'opération Condor. Et qui dit répression là-bas, dit "escadrons de la mort", ces fameux groupes armés, paramilitaires ou de la police secrète, que dénonça en son temps le célèbre braqueur de banques Lúcio Flávio, dont l'histoire a été racontée par Héctor Babenco dans un film qui justement sortit en 1977 (film en partie censuré par le régime), Lúcio Flávio, o passageiro da agonia (cf. ), un des préférés de Mendonça Filho, lequel s'en est inspiré pour la dernière partie (la plus sanglante) de l'Agent secret (1).
Cela dit, en 1977, Mendonça n'avait que neuf ans. De cette époque, il a gardé un souvenir forcément confus, sinon fantasmé. A la réalité des faits, qui dans le film — les scènes situées en 2024 — passe par les archives (journaux et cassettes audio) sur lesquelles travaille une étudiante en histoire (hommage à la mère de Mendonça, elle-même historienne et dont le réalisateur a hérité de sa passion des archives) (2), se combine la vision de ce que fut l'époque pour un enfant, et qui se résume, pour aller vite, à un mythe et une légende. Le mythe est celui de Jaws (les Dents de la mer), traduit au Brésil par Tubarão ("Requin"), d'abord parce qu'en 1977 le film, comme partout dans le monde, connaissait un succès phénoménal — renforcé par le fait que sur les plages de Recife, la ville de Mendonça Filho où se déroule l'Agent secret, les attaques de requins n'étaient pas rares —, mais surtout parce que le film de Spielberg, interdit à sa sortie aux moins de 13 ans (ou simplement classé PG?), était devenu l'objet de tous les fantasmes pour Mendonça et les enfants de son âge. Quant à la légende, c'est celle de la "Jambe poilue" ("A Perna Cabeluda"), une légende urbaine originaire de Recife (cf. ), largement entretenue par les médias et la littérature populaire — la littérature de cordel produite essentiellement dans cette même ville de Recife et sa région. Un mythe + une légende, que condense l'image de la jambe humaine dans la gueule du requin, image qu'on pourrait croire sortie de l'imagination de Mendonça Filho, sauf que non, c'est encore un souvenir, celui, marquant et peut-être traumatisant, de la décoration d'un des chars du Carnaval de Recife (non pas en 1977 mais l'année d'avant), qui montrait, sur le toit d'une Chevrolet, la maquette d'un énorme requin avec une jambe sortant de sa gueule.

L'Agent secret apparaît ainsi comme le brassage d'éléments divers, à partir d'un vivier de souvenirs, à la fois disparates, conférant à leur agencement un côté "carnavalesque" — qui mêle thriller politique, film de gangsters (via Scorsese et De Palma), série B et cinéma "bis", avec cette touche de fantastique typique des auteurs latino-américains —, et lointains, donc troublés, justifiant les allers-retours avec le présent. A cet effet, Kleber Mendonça Filho fait chevaucher son film sur plusieurs niveaux, historiques (passé/présent, souvenirs/archives) aussi bien que géographiques, à travers Recife, sa ville, dont il est viscéralement attaché — cf. O Som ao Redor, Aquarius avec Sônia Braga, et son documentaire Portraits fantômes, sur la disparition des salles de cinéma —, expliquant que lorsqu'il s'en éloigne, du côté du Sertão, comme dans Bacurau, en même temps qu'il se détourne du passé, pour envisager ce que pourrait être le futur du Nordeste (sous Bolsonaro, alias "Trumpico", le film est de 2019), son cinéma, à la métaphore toujours très appuyée, devient d'une terrible lourdeur... Plus que les lieux, c'est la mémoire des lieux (comme chez Modiano) qui fait la force des films de Mendonça Filho, exemplairement la salle de cinéma, et dans l'Agent secret, c'est le São Luiz où travaille en tant que projectionniste le beau-père de Marcelo, l'agent secret du titre (Wagner Moura), tout fier pour le coup de projeter Jaws, un cinéma qui existe toujours mais que Mendonça, dans l'esprit de Portraits fantômes, fait disparaître à la fin de son film (peut-être parce qu'il n'est plus aujourd'hui ce qu'il a été, peut-être aussi parce que, au contraire de The Omen de Donner, ce n'est pas au São Luiz mais au Moderno, son concurrent, que Jaws avait été projeté à l'époque), pour le transformer en un centre de transfusion sanguine (bonjour la métaphore, preuve que Mendonça Filho, quand il se projette dans le futur, n'est pas d'une grande finesse), l'occasion pour la jeune chercheuse de remettre à Fernando, le fils de Marcelo, devenu médecin (également incarné par Moura), les cassettes en question, sans qu'on sache s'il les écoutera, l'histoire de son père ne le préoccupant plus depuis longtemps.
C'est que l'intérêt de l'Agent secret n'est pas là, mais dans la manière qu'a le réalisateur de faire résonner le passé, geste non pas nostalgique, mais bien mélancolique, à la fois de tristesse, à travers tout ce que cette période, marquée par la peur, charrie de douloureux (à commencer par les nombreux "disparus" dont il ne reste souvent rien, au mieux des traces, inscrites dans la mémoire, quel que soit le support), et paradoxalement de bonheur, parce que vu avec les yeux de l'enfance, justifiant le format large du film, équivalent à un monde bigger than life, tel qu'il s'offrait à Mendonça enfant; justifiant de même les couleurs bariolées, que le carnaval vient amplifier, aussi parce que les années 70, fussent-elles "noires", étaient très colorées, à l'image des cabines téléphoniques Orelhão, ces cabines publiques en forme d'œuf alors en plein essor; et bien sûr l'humour, largement présent dans le film et qui ne se limite pas à la "jambe poilue" (je pense entre autres au personnage de Dona Sebastiana qui héberge des réfugiés, personnage haut en couleur, au parler franco, si âgée, dit-elle, qu'elle ne se souvient même plus quand elle a commencé à fumer).

Il ressort finalement de l'Agent secret un sentiment étrange, par l'impossibilité où l'on se trouve à saisir avec précision dans quelle direction va le film. Peut-être parce que, justement, il n'y a pas de direction, que ce que Mendonça Filho vise à nous transmettre c'est ce présent incertain dans lequel tout individu extérieur au régime se trouvait à l'époque, qui faisait qu'une simple altercation avec une personne proche du pouvoir vous transformait illico en opposant, qu'il faut donc éliminer, vous obligeant à fuir, à changer d'identité, comme ces exilés qui occupent la maison de Dona Sebastiana (de sorte qu'on ne sait plus qui est qui), et au bout du compte... disparaître. Un état de confusion d'autant plus fort que c'est vu par un enfant, qu'il se nomme Fernando ou Kleber, et que, de ce flou général, se distingue, parce que mieux dessiné, ce qui parle davantage à un enfant en termes de fantasmes, de rêves (ou de cauchemars), en l'occurence le film de Spielberg et l'histoire de la "jambe poilue". Qu'en est-il alors de cet "agent secret" qui donne son titre au film. S'il est clair que Marcelo n'est pas un agent secret, au sens de l'espion, infiltré dans des milieux hostiles au régime, il n'en demeure pas moins, dans le cadre même du récit, une sorte d'agent secret, au sens cette fois de ce qui à la fois agit (sens premier du mot, l'Agent secret est un film d'action) et, plus secrètement, fait lien entre les différentes histoires, les différents personnages (qui touchent à son histoire, mais aussi à d'autres histoires, comme celles des réfugiés), les différents genres que le film emprunte, jusqu'aux différents looks que le héros arbore... soit l'agent de liaison parfait, qui assure au film sa cohésion, par-delà son aspect chaotique (qui est propre à l'époque). Plus encore: qui traduit cet esprit de communauté, certes favorisé par les circonstances de l'Histoire, mais qui est aussi celui des années 70 et qui s'est perdu avec le temps (cf. les deux Moura: Marcelo vs. Fernando la cinquantaine passée), et ce malgré les efforts (illusoires?) de la jeune historienne pour, à l'instar de Kleber Mendonça Filho, recréer le lien.

(1) Au Brésil, cela correspond à la période (1974-1979) où Ernesto Geisel fut au pouvoir et dont on a longtemps dit qu'elle aurait été moins dure par rapport aux autres dictatures; sauf que des documents récents ont révélé que Geisel avait poursuivi la même politique que ses prédécesseurs, les escadrons de la mort agissant majoritairement sous le contrôle de l'Etat.

(2) D'autant qu'au Brésil, au contraire des pays voisins, les policiers ou militaires ayant sévi à cette époque n'ont jamais été traduits en justice, protégés qu'ils furent par une loi d'amnistie.

décembre 07, 2025

Parlez-vous l'akilien ?

  Shadows in Paradise, d'Aki Kaurismäki (1986).

Rappel:

Partant du principe que le cinéma de Kaurismäki est une suite de variations sur des thèmes parfaitement immuables, on peut affirmer que ce qu'on écrivait sur ses films il y a 25 ans est toujours d'actualité. Ainsi du texte de Tuomas Kainulainen (qui est traducteur) sur le sous-titrage des films de Kaurismäki (en l'occurrence Shadows in Paradise, la Fille aux allumettes et Au loin s'en vont les nuages, soit deux films de la trilogie dite du prolétariat, que complète aujourd'hui les Feuilles mortes, et un de la trilogie "Finlande", à laquelle appartient l'Homme sans passé). Le texte — sous-titré "Le cas de l'akilien", terme créé sur le tournage de la Vie de bohème par l'un des traducteurs du film pour caractériser la "langue de Kaurismäki" (rien à voir avec l'Akileïne, quoique: Aki il est "in"?) — est paru dans le numéro 5 de la revue Contre Bande (février 1999). Instructif, où l'on retrouve cet art du contrepoint qui est propre au cinéaste, et en plus, marrant lorsqu'on s'essaie à prononcer les répliques en finnois. Extrait:

Ce qui est typique de la narration cinématographique de Kaurismäki, ce sont les références innombrables à d'autres films ou œuvres littéraires. L'intertextualité est intentionnelle et frappante. Le cinéaste avoue lui-même qu'il utilise beaucoup les allusions. On peut aussi voir des intra-allusions avec ses films précédents: le protagoniste de Shadows in Paradise, Nikander, est un ex-boucher comme Rahikainen dans Crime et Châtiment. Ilona et Melartin apparaissent dans Shadows in Paradise et Au loin s'en vont les nuages. Kaurismäki est également très attaché à Bresson, Melville et Godard; de même peut-on facilement repérer des citations de Prévert, de Baudelaire ainsi qu'un dialogue surréaliste très proche de Buñuel. Mais il est impossible que le traducteur puisse transmettre toutes ces allusions que l'on trouve dans les films de Kaurismäki.
La représentation filmique fait partie de la culture, il y a donc toujours une image de la culture (peut-être stéréotypée) de l'auteur dans le film. L'image de la Finlande chez Kaurismäki est "construite", c'est une parodie sérieuse et délibérée d'une société qui n'existe que sur l'écran — une "Fin/lande", comme le résume Roger Connah dans son analyse de l'image de la Finlande nostalgique chez Kaurismäki. Pour Peter von Bagh, "on parle généralement de la Finlande de Kaurismäki comme on parle de l'Italie de Rossellini ou du Mexique de Buñuel". La Finlande de Kaurismäki ne correspond pas au pays réel mais elle se présente comme "vraie" pour beaucoup de spectateurs étrangers.

Le dialogue (ou son absence) est essentiel pour Kaurismäki; le cinéaste est donc très strict sur la fidélité de la traduction, notamment en français. Le dialogue par son caractère économe diffère beaucoup des "flots de dialogues" de nombre de films français. Le dialogue en langue écrite est très stylisé. L'ouvrier de Kaurismäki utilise des mots rares et des structures compliquées, c'est d'autant plus frappant que le dialogue est laconique. Dans Au loin s'en vont les nuages, Melartin, homme grand et rude, use de mots finnois peu usités, comme "hentoinen" (frêle) quand il décrit son collègue (la traduction française donne "pas costaud"). Ce qui caractérise la langue de Kaurismäki, c'est le mélange d'un écrit soutenu et d'argot. Le mélange des deux registres n'est pas toujours visible dans la traduction des films. L'amant dans la Fille aux allumettes dit à Iris lorsqu'ils sont attablés au restaurant: "Parempi olisi, jos laputtaaisit tiehesi", "mieux vaudrait que tu décampes". La réplique est traduite en français par "Fiche le camp"; les formes de modalité comme le conditionnel sont abandonnées mais l'expression française n'en trahit pas pour autant "l'esprit de la scène" car en finnois une autre expression "ala laputtaa" signifie "Va-t-en!". Une autre difficulté consiste à restituer les gros mots par l'utilisation d'un langage argotique propre au cinéaste. Par exemple, "helvetin hyvä" (expression que l'on pourrait traduire approximativement par "putain, c'est d'enfer", sans rendre toutes les allusions renvoyant au terme choisi des enfers) est traduit par "super". Dans Shadows in Paradise, Melartin dit à Nikander, le protagoniste: "Hemmo valehtelee todella pokkana. Täytyy ihailla." ("Le mec ment vachement bien. Chapeau!"). La réplique en français donne: "Quel bon menteur. Félicitations."
Une autre caractéristique dans le dialogue de Kaurismäki consiste en l'échange de répliques surréalistes. Le spectateur français peut être décontenancé par ce langage en apparence absurde et futile de la traduction. Par exemple, cet échange dans Shadows in Paradise:
Ilona: Paljonko maksaa yhden hengen huone?  (Combien coûte une single?)
Réceptionniste: 300 markkaa aamiaisella (300 marks, avec petit-déjeuner)
Ilona: Entä ilman? (Et sans?)
Réceptionniste: Saman (Pareil)
Ilona: Minä otan sen (Je la prends)
Réceptionniste: Ei käy. Meillä on täyttä (Pas possible, c'est complet)
(sous-titré: Pas possible)
Ilona: Mikset heti sanonut?  (Pourquoi vous ne l'avez pas dit tout de suite?)
(sous-titré: Pourquoi?)
Réceptionniste: Siksi (Parce que)
(sous-titré: C'est complet)
Ilona: ... (sous-titré: Fallait le dire)

Le choix des noms des personnages est important dans les films de Kaurismäki. Le protagoniste de Shadows in Paradise s'appelle Ilona Rajamäki. Le spectateur français ne sait pas que Ilona contient le mot "ilo" (joie), ce qui contredit l'histoire pessimiste. Rajamäki contient le mot "raja" (limite). Ilona prend des décisions sur les limites de sa liaison avec Nikander. En plus Rajamäki est la région de Finlande de l'eau-de-vie et du vinaigre. Nikander prend du vinaigre de Rajamäki dans son caddie au supermarché. "La fille au allumettes" s'appelle Iris:  le prénom renvoie à Iris-rukka (Pauvre Iris), roman émouvant d'Anni Swan, écrivain pour enfant du début du siècle. "La fille aux allumettes" renvoie à La petite fille aux allumettes de H.C. Andersen. La traduction française du titre est plus proche de l'histoire d'Andersen que le titre finlandais et son rendu littéral en anglais: "The Match Factory Girl". Nikander et Melartin sont des noms suédois. Le mythe de la suédophonie en Finlande contient l'idée d'une classe sociale plus riche, mais Melartin et Nikander ne font pas partie de cette classe supérieure. L'assistant de cuisine dans Au loin s'en vont les nuages s'appelle Amir, nom arabe très peu fréquent en Finlande, comparé par exemple à la France.
Outre les répliques finnoises, il y a des répliques suédoises (le suédois est la deuxième langue officielle de la Finlande) et anglaises dans les films de Kaurismäki. Dans Shadows in Paradise, Nikander étudie l'anglais le soir, dans un collège libre. Quand il veut se donner de la contenance, il parle toujours anglais. Lorsque les suédophones lui demandent une cigarette, Nikander répond: "Not for you!" A Ilona qui lui demande s'il peut s'occuper d'elle, il répond "Small potatoes". Les circonstances dans lesquelles Nikander utilise l'anglais n'appellent pas la traduction des répliques si on veut garder l'esprit dans lequel le personnage les prononce. Il serait intéressant, par contre, de voir jusqu'où le spectateur étranger remarque les changements de langue entre le finnois et le suédois, puisqu'il doit se concentrer déjà sur l'image, sur les sous-titres et sur l'action dans le film. En plus, le suédois est prononcé avec une intonation et un accent finnois.

Les chercheurs et les critiques comptent sur la traduction, quand ils analysent les films et qu'ils prennent des exemples directement empruntés aux dialogues. Ainsi Charles Tesson parle de "l'optimisme botanique" dans Au loin s'en vont les nuages en se référant à l'expression idiomatique qui a été traduite du finnois "vielä niitä honkia humisee" (les pins frémiront) par l'expression française "les lilas refleuriront". L'expression finnoise qui fait allusion aux bûcherons qui ont beaucoup de travail dans les vastes forêts réfère à l'expression "la vie continue!" à laquelle vient s'ajouter l'idée du vent (qui fait frémir les pins) comme mouvement vers l'avenir (ce que confirme la suite du film). L'expression "les lilas refleuriront" expriment cependant bien pour le spectateur français cette idée de renouveau. On peut mesurer par cet exemple la complexité à rendre par la traduction d'une autre langue une expression si riche en allusions métaphoriques. A contrario, la traductrice aurait pu traduire, dans Au loin s'en vont les nuages, ce qui peut s'apparenter à un jeu de mot entre kateenkorva (ris de veau) et "Koskenkorva", vodka finlandaise, lorsque Ilona dit à Peter von Bagh, critique de cinéma qui joue un client: "Suosittelen kateenkorva" ("Je vous recommande du ris de veau) et que celui-ci répond: "Koskenkorva, pullo" ("De la vodka, une bouteille"). La traduction de ce jeu de mot aurait pu être "eau-de-vie" qui rime mieux avec "ris de veau"... si ce n'est que l'on a affaire essentiellement là à une private joke sur P. von Bagh (la Koskenkorva est sa vodka préférée).

La traduction cinématographique peut être analysée  en fonction de la musique qui est un élément important dans les films de Kaurismäki. Elle est là, selon le réalisateur, pour "manipuler les sentiments du spectateur". Elle est presque toujours diégétique, ou plutôt elle commence par être diégétique pour devenir peu à peu non-diégétique. Les genres de musique les plus courants chez Kaurismäki sont le blues et surtout le tango finlandais nostalgique. Ce dernier s'écarte de son ancêtre argentin, avec des paroles maussades, sur le thème de la mort désirée. Cela se voit bien dans les titres des tangos: Mun aika mennä on (Il est temps de s'en aller), Kohtalon kello lyö (L'horloge du destin sonne), Tappavat suudelmat (Les baisers mortels), etc. On a considéré comme tristes les films prolétariens de Kaurismäki à cause des paroles sombres, mais ils n'expliquent pas toute la vérité sur le mythe du tango finlandais. Il faudrait en effet connaître la culture des restaurants de danse en Finlande pour comprendre le paradoxe de la danse, passe-temps gai combiné avec le tango triste. Les chansons dans les trois films en question sont interprétées par des artistes populaires avec leurs orchestres. Les paroles sont toujours traduites quand ils s'agit de musique diégétique (la musique non-diégétique n'est quasiment jamais traduite sauf aux dénouements). Dans les films de Kaurismäki, la musique a quelque fois pour fonction d'induire le spectateur en erreur, surtout quand les paroles des chansons sont en apparente contradiction avec la "narration visuelle" (sic). Par exemple, à la fin du film Au loin s'en vont les nuages, on entend la chanson Pilvet karkaa, niin minäkin (Les nuages s'en vont, moi aussi) par Badding où il chante: "Mais au loin s'en vont les nuages, en vain tu essaies de les attraper". Le pseudo-happy end devient un futur incertain. Or, plus tôt dans le film, on entendait la chanson Valot (Les lumières) du même chanteur, où il chantait avec plein d'espoir sur la lumière, mais dans un plan très sombre et pessimiste. Dans les films de Kaurismäki, les paroles des chansons entendues sont souvent utilisées de manière référentielle ailleurs dans l'histoire, la difficulté de la tâche du traducteur étant alors d'établir cette connexion entre les mots. Par exemple, dans la Fille aux allumettes on entend le tango le plus connu de Finlande, Satumaa (Le pays fabuleux) dont les paroles réfèrent à l'attrait de la mort "Siellä huolet huomisen voi jäädä unholaan" ("Là-bas on peut oublier tous ses soucis"). Plus tard dans le film, Iris, la protagoniste, empoisonne l'homme qui l'a trompée, en faisant référence à cette chanson, donc à la mort, et elle dit en finnois: "Sinun ei tarvitse huolehtia enää mistään" ("Ne te fais pas trop de souci"). Mais la réplique est traduite par: "Tout est définitivement arrangé". Ailleurs le médecin assure à Iris: "Ei syytä huoleen. Testin tulos on positiivinen, te olette raskaana" ("Pas de souci. Le test est positif, vous êtes enceinte") [le sous-titrage suit la traduction]. Dans le film, la mort serait son salut et elle n'aurait plus de soucis. Mais tout ne va pas vers le destin souhaité et Iris est arrêtée par la police. L'idée de Kaurismäki que "trouver la mort est plus poétique que d'aller en prison" montre bien la cruauté de la fin du film. La Fille aux allumettes n'a pas de happy end car Kaurismäki ne l'a pas réalisé pour répondre aux attentes des spectateurs sinon, comme dit l'auteur, pour lui-même.

décembre 05, 2025

La Grèce


  Une balle au cœur de Jean-Daniel Pollet (1966).

  Le pays des dieux et des héros.

Une balle au cœur a le charme et la beauté des films de la Nouvelle Vague dont il représente une sorte de "face cachée" (le film de Pollet qui n'a connu aucun succès à sa sortie — coïncidence amusante, il a été tourné entre le 24 mai et le 18 juillet 1965, soit, aux jours près, la même période que Pierrot le Fou de Godard — est resté par la suite longtemps invisible), en même temps qu'il fait écho à ses précurseurs: le scénario a été co-écrit par Pierre Kast, alors que pour le précédent film, Bassae, un court-métrage sur le Temple d'Apollon, c'est Alexandre Astruc qui avait collaboré au scénario. Kast et Astruc, c'est la génération de Bazin, de Doniol, de Rohmer... le début des Cahiers. Pour l'anecdote, on notera que le personnage du réalisateur qu'on voit dans le film se nomme "Kastruc". Kast et Astruc, donc, le mixte est étonnant tant les deux cinéastes diffèrent: légèreté, si ce n'est désinvolture (très NV pour le coup) chez le premier; gravité et goût du lyrisme (plus proche du cinéma classique) chez le second... Pollet les intègre pour mieux les dépasser. Une balle au cœur, c'est ça: une tragédie grecque filmée comme une série B. Mixte que résument les deux personnages féminins que rencontre Francesco (Sami Frey), bel aristocrate sicilien — un petit "guépard" — qui a été dépossédé de son palais, son seul bien, par un mafioso revenu d'Amérique (dont il veut dès lors se venger, tout en échappant à ses sbires): côté Astruc, Carla (Jenny Karézi), la chanteuse de bar (un faux air de Sylvie Vartan brune); puis côté Kast, Anna (Françoise Hardy), la jeune instit' fleur bleue (qui n'a pour palais qu'une salle de classe avec 28 têtes en rangs d'oignons), personnage pour le moins évanescent (c'est quasiment Françoise Hardy dans son propre rôle, s'essayant gauchement au cinéma), sans qu'on sache si l'interprète de "Mon amie la rose", devenue l'égérie de Courrèges, n'est là qu'en guest star, imposée par la production, ou si beaucoup de ses scènes ont été coupées au montage. Quoi qu'il en soit, c'est surtout sa plastique, se découpant sur les paysages, les décors naturels de la Grèce antique — à l'image des séminaristes allemands en soutane rouge —, qui semble justifier sa présence, conférant au film une grâce, certes artificielle (ah, le vert de la robe, la fuite éperdue à travers la dune, les oranges qui tombent du panier, puis le corps allongé dans l'herbe, telle "la dormeuse du val", au milieu des coquelicots), mais finalement très polletienne, pour contrebalancer l'aspect désabusé qui, à travers les autres personnages, imprègne le récit. S'y dégage une innocence qui, mêlée au tragique de l'histoire, à la majesté des temples visités, est celle du cinéma de Pollet, telle qu'on la trouve dans le reste de son œuvre (qu'il s'agisse de fictions ou de documentaires), celle dont témoigne Claude Melki, son acteur fétiche, innocence gravée à même le marbre (keatonien) de son visage. Si le film débute et se termine en Sicile, c'est bien la Grèce qui en est le cœur. La Grèce, du Parthénon à Skyros, "le pays des dieux et des héros", terre chérie par Pollet, berceau de notre civilisation et théâtre ici d'un monde corrompu auquel on ne peut échapper, que l'on s'enferme dans sa chambre ou qu'on se réfugie sur une île... un monde dont il ne reste plus qu'à disparaître.

décembre 04, 2025

Un conte voltairien

  L'Arbre de la connaissance d'Eugène Green (2025).

  Le mythe est le rien qui est tout.
(Fernando Pessoa)

Il se dégage des films d'Eugène Green, les rendant si délicieux à suivre, une sensation de douce euphorie où se mêlent (à l'impression de se retrouver dans un monde qui n'appartient qu'à son auteur), l'attrait de l'insolite, l'amour de la langue, le goût de la facétie... L'Arbre de la connaissance, le dernier en date, n'y échappe pas. Quinze ans après la Religieuse portugaise, Green retrouve Lisbonne (ça démarre sur la place du Rossio), aujourd'hui complètement dénaturée/défigurée par le tourisme de masse, incarné ici par les Américains, ses compatriotes d'origine qu'il qualifie de "barbares", l'occasion pour lui de renouer avec la langue portugaise, après la langue française (et ces fameuses liaisons que devaient marquer les acteurs) et dernièrement la langue basque (Atarrabi et Mikelats).

L'Arbre de la connaissance est un conte philosophique (le titre se suffit à lui-même), un récit d'apprentissage avec pour héros Gaspar, une sorte de Candide, initialement accro à YouTube (dans le film on dit "Toi-tuyau"), qui, désireux de "connaître" la vie, quitte sa banlieue (et sa mère) pour Lisbonne où il tombe sur un ogre (faustien, donc sans âme) qui transforme les touristes en animaux (au départ des cochons) pour ensuite les manger, plus exactement y goûter avant d'en faire de la viande qui sera revendue. Gaspar lui sert de rabatteur mais, se prenant d'amitié pour un chien au poil blond (un labrador "républicain" qui se révélera un beau Turinois, sorti on l'imagine de La sapienza) et surtout tombant amoureux d'une ânesse (la belle Hélène ainsi qu'elle apparaîtra par la suite)... lui et ses deux compagnons sont obligés de fuir. Poursuivi par l'ogre (aidé de son serviteur, eux-mêmes aidés d'une sorcière — macroniste? — qui a créé son entreprise, se déplace en balai-mobylette et dit respecter la propriété privée)... mais bon qui finira, je parle de l'ogre, bouffé par un crocodile capitaliste — le bestiaire chez Green est toujours génial, pensez à son film basque où les animaux étaient doués de parole — notre Candide trouve refuge chez Marie Ière (reine du Portugal au XVIIIe s.) qui chaque nuit rêve d'exécuter le marquis de Pombal (pour se venger de ce que celui-ci a fait subir aux Távora, et quand bien même c'est lui, Pombal, qui sauva le Portugal après le tremblement de terre de Lisbonne... catastrophe qui on le sait, parce que je viens de le lire, conduisit Voltaire à rédiger Candide).

Naviguant de Bresson (dont il reste ici surtout les plans sur les jambes et les mains) en Oliveira (la frontalité théâtrale, le même regard critique sur notre époque, mais aussi l'ogre et la sorcière, jadis amants, joués par Diogo Dória et Leonor Silveira, eux-mêmes amants dans Val Abraham, haha), Eugène Green rivalise d'inventivité et de poésie (ça va de pair) pour faire de son film une fable politique bien acerbe, contre donc le capitalisme et l'hypertourisme, en même temps qu'anti-américaine (Trump y est nommé "Engano" = Tromperie) et dans la foulée, anti-spéciste. Et tout ça sans l'arrogance de ces moralistes à la noix — inutile de les citer — qui collectionnent les prix dans les festivals, parce que chez Green le regard n'est jamais surplombant (bien que faussement innocent), associant au "baroque mystique" qui définit son art (cf. Monteverdi en ouverture du film), un humour toujours savamment dosé. Ainsi ce dernier trait que je cite parce que, survenant après le générique de fin, beaucoup l'auront raté (comme ce fut la cas pour Atarrabi et Mikelats avec le sanglier castillan dont était louée à la fin l'ouverture d'esprit — pour les besoins du film il avait accepté de parler basque!)... à savoir que dans l'Arbre de la connaissance aucun des touristes transformés en animal n'a été maltraité. Lol.