
Bonjour la langue (impromptu) de Paul Vecchiali (2023-2025).
Les deux amis.
Pour que nous soyons plus qu'un père et un fils,
pour que nous soyons deux amis.
C'est bien connu, les films les plus simples, les plus épurés, sont aussi ceux dont il est le plus difficile de parler, menacé que l'on se trouve de céder à la paraphrase. Bonjour la langue, le dernier film (posthume) de Paul Vecchiali, sorte d'addendum à Un soupçon d'amour, est de ceux-là. Je me contenterai donc de quelques notes, elles-mêmes à ajouter à mes précédentes notes sur Vecchiali (en vrac comme il se doit).
1. Le titre, écho en même temps que contrepoint (tout le monde l'a souligné) à l'Adieu au langage de Godard:
— d'abord parce que réalisé en octobre 2022, juste après la mort de l'oracle franco-suisse, et que si leurs films semblent aux antipodes, ils ont néanmoins en commun cette même conception d'un cinéma artisanal, sans concession, loin des sirènes du commercial, qui font de Godard et Vecchiali ce qu'on pourrait appeler des "amis en cinéma".
(se rappeler à propos d'amitié pas tant la blague de Godard, comme quoi le comble de l'amitié aurait été que Max Brod brûle les manuscrits de Kafka, que son aveu, à travers l'éloge qu'il rendit à Rohmer, que ce dernier était son ami)
(se rappeler aussi que dans le film le personnage du "fils" que joue Pascal Cervo se prénomme Jean-Luc et que Vecchiali dans le rôle du "père" lui rétorque que ce qu'il attendait... c'est qu'ils soient "deux amis" plus — et là c'est moi qui interprète — que ce qui aurait relié, en tant que famille et dans un rapport inversé, Godard à la place du fils, les films Diagonale à la Nouvelle Vague)
— ensuite parce que, empreint de cette mélancolie qui touche, plus encore qu'à l'attente (sereine) d'une mort que l'on sait proche, au sentiment de solitude due à la perte de ceux qui ont partagé votre vie, que celle-ci ait été familiale ou amicale (Vecchiali dédie son film à Maurice Hug, le décorateur de ses derniers films, et Guy Cavagnac, producteur à l'inverse d'un des tout premiers, l'Etrangleur, qui venaient de disparaître)
— de sorte que Bonjour la langue (à entendre également comme un hommage à Guitry, cf. le générique de fin), fait écho, via le thème du deuil, à un autre film de Godard, Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma, de même qu'à tous ces "cahiers" que Godard a filmés à la fin (Film annonce..., Scénarios, Exposé du film annonce du film Scénarios), eux aussi posthumes, et que Vecchiali, de fait, ne connaissait pas, mais qui présentent avec Bonjour la langue, à défaut d'un lien de parenté, un vrai "lien" d'amitié.
2. Dans le titre, il y a "impromptu", au sens d'improvisation (ça aussi tout le monde l'a souligné), mais également au sens de "petite pièce de théâtre", ici en trois actes, le premier, côté cour, où se trouvent exposés les reproches d'un fils à son père, qu'il retrouve après six ans d'absence, les reproches tournant autour du fait que ce dernier ne l'aurait pas suffisamment aimé; le deuxième, sur scène, celle d'une terrasse de restaurant, où la relation s'adoucit à l'évocation, autour d'une daube de bœuf puis d'une crème brûlée, du passé avec la mère — décrite comme une maniaque du ménage, ce qui fait que j'ai pensé à Marguerite Cassan dans le Petit Théâtre de Jean Renoir — et la sœur (décédées deux ans avant dans un accident de voiture); et le troisième, côté jardin (le film a été tourné au Plan-de-la-Tour, chez Vecchiali — la villa Mayerling —, avec la même chaise longue que dans Un soupçon d'amour, et au loin le massif des Maures), qui voit la distance entre le fils et le père enfin rompue (Exit le champ-contrechamp des deux premiers actes), à la faveur d'une révélation, signe peut-être pas d'une réconciliation (les mots ne peuvent pas tout), mais d'un apaisement, de celui qu'on désire, ardemment, avant de disparaître.
3. Et puis ce poème "C'est l'hiver que tout bouge" écrit par le père et que récite le fils: (extrait)
Dans mon cœur endormi / Le sang se fait plus rouge
Le plaisir s'affermit / C'est l'hiver que tout bouge
A l'appel de l'amour / le corps frissonne des pleurs
Craignant le non retour / Quand le désir affleure
... C'est l'hiver que tout bouge
Rien n'est pareil / Dans mon âme ravie
Et le matin vermeil / A vivre me convie
Printemps, automne, été / Jaune, beige et rouge
Manquent d'autorité / C'est l'hiver que tout bouge
Si la mémoire semble défaillante du côté du père (ne se rappelant pas ses crises jadis de somnambulisme), écho manifeste à Trous de mémoire, film lui aussi improvisé où Vecchiali donnait la réplique à Françoise Lebrun dans le rôle de l'épouse (celle évoquée dans Bonjour la langue porte le même prénom), elle semble aussi faire défaut à Pascal Cervo quand il récite le poème, dans la mesure où une strophe a visiblement disparu (coupée au montage du fait que l'acteur s'est trompé, comme le lui fait remarquer malicieusement Vecchiali? — expliquant en tout cas que c'est lui, Vecchiali, qui reprend le refrain "C'est l'hiver que tout bouge", lui conférant du coup une portée encore plus forte en termes d'émotions). De sorte que l'"erreur" de Cervo, renverrait (involontairement?) à son personnage de "mauvais élève" dans le Cancre où il jouait déjà le fils de Vecchiali, via une relation là aussi conflictuelle.
(c'est à ce niveau, celui de la poésie, que le titre peut se lire "Bonjour lalangue", pour parler lacanien, la lalangue quand le sens du poème vient à emprunter des voies plus difficilement accessibles, ce que matérialiserait d'une certaine façon la "strophe manquante")
4. Si Bonjour la langue prolonge ainsi Trous de mémoire et le Cancre, mais aussi beaucoup d'autres films de Vecchiali, à commencer par le précédent, Un soupçon d'amour, il se présente également, à travers cette image d'apaisement final citée plus haut, comme une ultime déclaration d'amour au cinéma français; pas que français, certes, on y parle aussi de Seven Women, le dernier Ford, mais surtout français, dans un rapport non plus polémique, tel qu'il apparaissait chez Vecchiali dans sa monumentale Encinéclopédie qui égratignait quelques auteurs Cahiers et réévaluait à l'inverse certains "nanars" (terme dont il revendiquait la paternité), mais dans ce qui relève du geste de l'artiste au seuil de la mort, qui ne se contente plus d'embrasser le cinéma français des années 30, mais tout le cinéma, quels que soient ses représentants, pas seulement ceux qu'on aime plus que tout, comme Grémillon ou Demy, mais tous ceux qui d'une certaine façon ont manifesté, quelles que soient les réserves exprimées à leur sujet, un amour indéfectible pour le cinéma, de Renoir à Godard en passant par Guitry. Dans Bonjour la langue, Vecchiali se nomme Charles Gaumont. Charles comme Charles Pathé? Gaumont comme Léon Gaumont? Mais pas le "pâté Gaumont" né de la fusion des deux il y a une vingtaine d'années. Non, le vrai Pathé-Gaumont, celui des origines, le coq et la marguerite, d'où est sorti tout le cinéma français. Et surtout le parlant, ajouterait Vecchiali.
Parle-moi, me laisse pas seul... parle-moi, nom de Dieu!