
Oui de Nadav Lapid (2025).
Lapid, c'est quoi le problème?
Bien que n'ayant pas vu ses deux premiers films (le Policier et l'Institutrice), la pente suivie par le cinéma de Lapid, via les trois suivants (Synonymes, le Genou d'Ahed et Oui), me semble aujourd'hui descendante, au sens où la forme y est de moins en moins raccord avec le fond, sauf à considérer le monde (et pas seulement Israël) comme un grand bordel sans nom, par le recours à une satire poussive, sous l'influence revendiquée de Grosz, le célèbre peintre berlinois (dont le tableau "Piliers de la société" ouvre Oui), à cette différence que la caricature chez Lapid n'a pas grand-chose à voir avec celle de Grosz. C'est que Oui relève moins de la caricature (du latin "caricatura": charge d'une façon exagérée) que d'une esthétique foutraque, bordélique à souhait (hormis la partie centrale du film), qui transforme la caricature (laquelle, au passage, si elle dénonce, est censée le faire sur un mode humoristique et non misanthropique, östlundien serait-on tenté d'écrire)... Non pas que le film manque d'humour, il y en a bien sûr, mais que c'est un humour quand même trop de surface, trop ostensiblement du côté de la farce, qui parfois fait mouche (cf. la photo avec Y, aux côtés de "Netanyahu", le canard "Donald" Trump dans les bras) mais que Lapid, content de ses blagues, se croit obligé d'étirer (Exit du coup la spontanéité du trait caricatural). De sorte que, pour revenir à Grosz, la référence ici relève finalement du symbolique (certes très marqué chez Grosz) davantage que de l'esthétique (dans la mesure où y manque l'essentiel: l'intensité expressionniste, cf. les collages pseudo-dadaïstes du film, plus survoltés que virevoltants, en tout cas pas vraiment virtuoses), au point qu'on peut se demander si, de Grosz dans Oui, il ne reste plus que la référence au titre de son autobiographie Un petit oui et un grand non, malicieusement retourné en "Un grand oui et un petit non" (ha ha)... ou que le choix par Lapid du nom Y pour son personnage principal (comme dans le Genou d'Ahed avec le personnage du cinéaste), prononcé "youd" dans le film, renverrait, sur le plan sémantique, moins à "yod", la première lettre en hébreu du Tétragramme, le nom de Dieu, qu'à "youde", terme péjoratif sinon injurieux pour désigner les Juifs (les nazis l'utilisait), en même temps qu'il évoquerait, symboliquement toujours, le geste de Grosz qui, antimilitariste et anti-bourgeois convaincu, farouchement hostile à tout ce qu'incarnait la société allemande de son époque, avait anglicisé son nom Groß en remplaçant l'eszett allemand ß par l'ancienne ligature "sz"... soit le Y comme une sorte d'équivalent, l'alter ego de Lapid, au sens propre du mot (à la fois lui et son autre, son autre ego), symbole du rejet par le cinéaste de la société israélienne — et dans sa totalité (puisque sans contrechamp sinon Lapid lui-même, ce qui en limite la portée) —, avec peut-être toute la cruauté groszienne voulue, mais trop "chien fou" dans son expression pour convaincre.
Avant d'aller plus loin, un rappel sur Synonymes (dont un extrait est utilisé dans Oui), inégal mais autrement plus riche: (billet écrit à la sortie du film)
Le coq israélien.
C'est quoi les synonymes de "synonyme"? Equivalent, approchant, paraphrasant?... C'est vrai qu'à sa manière Synonymes paraphrase, à l'instar de son héros Yoav (étonnant Tom Mercier) chez qui tout se bouscule — le corps, les mots — pour fuir un passé (l'armée, la patrie, la langue maternelle), un certain virilisme nationaliste, celui de l'Etat d'Israël, tel Hector, le "bon" héros troyen, cherchant à échapper à Achille, le grand guerrier grec, cette histoire que lui racontaient ses parents quand il était enfant... Et de fantasmer un pays qui serait l'exact contraire du sien, un pays d'accueil idéalisé... soit la France, belle, douce, élégante, cultivée, etc., ce qui fait de Synonymes un film protéiforme, passant par tous les états — des états d'urgence —, souvent inspirés (les souvenirs militaires, comme l'exercice de tir, exécuté au rythme de Pink Martini... la rencontre "musclée", proche du krav maga, entre Yaron, l'ami agent de sécurité, et un membre du Betar... les cours de "formation civique"), où l'humour n'est pas sans rappeler celui du cinéaste palestinien Elia Suleiman. Parfois c'est moins inspiré, et à un moment donné c'est même franchement détestable, je veux parler de la scène chez le photographe (1), qui voit Yoav en position dégradante obligé de reparler hébreu, sauf que c'est aussi la scène-synonyme de tous les qualificatifs jusque-là réservés à Israël (obscène, abject, répugnant...), autant dire que cette scène, volontairement provocante, fait sens, qu'il s'agit, dans son extrême trivialité, d'une forme de représentation (voire une performance) de tous ces mots/maux qui assaillent Yoav, celui-ci prenant conscience que sa fuite relève de quelque chose de beaucoup plus profond: un symptôme, qui ne se résoudra pas en changeant de pays — un symptôme ça s'exporte —, et dont il n'est même pas sûr d'ailleurs qu'il guérisse un jour.
Mais Synonymes apparaît aussi, via la propre histoire de Nadav Lapid, comme une façon inattendue d'évoquer tout un pan du cinéma français, cinéma qui irait, disons, de Godard (l'appartement bourgeois) à Carax (les ponts de Paris), de Garrel — on retrouve l'actrice de l'Amant d'un jour — à Desplechin — on retrouve l'acteur de Trois Souvenirs de jeunesse —, le couple d'amants fraternels évoquant même les Enfants terribles de Cocteau... Et pour cela: repartir de zéro, à travers ce qui serait la naissance d'un personnage, se retrouvant nu dans un appartement vide, avec comme seuls bagages ses histoires, son histoire (la fiction), où tout est à recréer, à partir de ce que le cinéma français a jadis produit (j'ai rêvé ou Bonitzer a participé à l'écriture du film?), autant dire à répéter, la répétition marquant aussi bien la litanie des synonymes qu'une forme de compulsion: Yoav en tant qu'objet de désir, inaccessible aux deux autres personnages (le couple), et surtout comme sujet, en quête de savoir, à travers la langue, mais pas celle du dictionnaire (et des synonymes), qui appartient à l'idiome... non, son propre langage, une sorte de lalangue, pour parler lacanien, la langue qu'on parle dans une autre langue, qui renvoie à un même savoir, celui de l'être parlant — qu'il parle hébreu ou français, peu importe — et qu'on essaie de dire, ou d'écrire, ici sous une forme zébrée, tout en striures, mais en vain, parce que touchant à un impossible (chez tonton Jacques on appelle ça le "réel"), d'où la répétition, à l'image de cette porte que Yoav, à la fin du film, cherche désespérément à ouvrir, à coups d'épaule, et contre laquelle il ne peut que se cogner. C'est tout ça que le film charrie, scories comprises, qui le rend aussi irritant qu'attirant.
(1) Dans cette scène, il est difficile de faire la part entre ce qui relève de l'épate-bourgeois et, à l'inverse, une sorte de geste anti-bourgeois, via cette position qui peut être interprétée comme une critique violente de la... psychanalyse, en tant que celle-ci, dont le nom "semble associer psyché et anus", comme disait Karl Kraus, associe surtout, historiquement, juif et bourgeois... et de voir alors dans la position allongée, le sexe exhibé, un doigt dans le cul, où la langue, l'hébreu, qu'on cherchait à refouler fait retour, quelque chose peut-être pas de cathartique (quoique) mais qui expliquerait cette espèce de "haine de soi juive" (expression contestée) qui ressort du film: moins ce qu'on appelle "l'antisémitisme juif" que le rejet, à travers ce que symbolise la psychanalyse, de la bourgeoisie juive et de la politique qu'elle soutient.
Lapid et moi (ou Lapidez-moi, c'est selon).
Quant au Genou d'Ahed, ce qu'on peut dire c'est que le film, en accentuant les défauts de Synonymes anticipait Oui. Outre les effets de style, très tape-à-l'œil, et la lourdeur insistante avec laquelle l'auteur nous assénait son discours (cf. la séquence du cyanure), il en était un (de défaut) que le Genou d'Ahed mettait particulièrement en avant: le côté antipathique du personnage principal — Y —, façade dont il ne se départait jamais, même quand il pleurait à la fin, ce qui rendait le film... bah, tout aussi antipathique. Pour le dire autrement: ce qui irrite chez Lapid n'est pas tant ce qui est dit que la manière dont c'est dit. Même si l'expression "haine de soi juive" est aujourd'hui controversée, Lapid semble la remettre au goût du jour, moins par ses propos (Dans Oui il confronte, comme je l'ai déjà écrit, l'amoralité de Y et avec lui de nombreux Israéliens, préférant fermer les yeux sur ce qui se passe autour d'eux, à l'immoralité de ceux, à commencer par le pouvoir en place, qui assoiffés de vengeance depuis le massacre du 7 octobre, y trouvant là le prétexte idéal, prêchent la destruction totale de Gaza.)... moins par ses propos, donc, que par le trop commode chaos de sa mise en scène (entretenu par la liberté qu'offre l'aspect "comédie musicale" du film) qui brouille les cartes et dénature la dimension subversive recherchée. (Il ne suffit pas, comme je l'ai écrit aussi, de faire chanter "Love Me Tender" à son personnage ou de le chausser de bottines en peau de serpent pour convoquer Sailor et Lula, et que s'il y a du Godard chez Lapid, ce serait celui, grotesque et quand même très couillon, de Vladimir et Rosa.)
Bref, le cinéma de Nadav Lapid manque trop de subtilité par rapport à ce qu'il dénonce. C'est pour cela qu'il fait ressurgir l'accusation de "haine de soi juive", qu'elle soit fondée ou non. Cela me rappelle le cas de l'écrivaine juive d'origine russe et d'expression française Irène Némirovsky, accusée (surtout par la critique anglo-saxonne) de cultiver dans ses romans cette fameuse "haine de soi juive". Sauf que chez Némirovsky, quand bien même il y aurait du vrai (je n'ai lu que Suite française), cela ne représente qu'un aspect parmi d'autres, infiniment plus subtils, de son œuvre. D'autres aspects qu'on chercherait en vain chez Lapid, en particulier dans son dernier film.