"Quelles sont les choses heureuses qui donnent envie de tout casser? Ce sera la question de Tip Top (...) Je veux lier cette question de la destruction à celle des films virils, car je vois un lien entre les deux, à savoir la libération de l’énergie: faire un film où des femmes hautement morales peuvent avoir envie — par bonheur — de tout casser." (Serge Bozon)
Dans Tip Top, pas de rock, c'est le film lui-même qui est en prise (directe) avec le rock. Un film sans rock et néanmoins rock, au sens de rupture:
Evidemment le génie s'ignore. Un film a du génie sans le savoir. Ceux qui croient au génie de leurs films (suivez mon regard...) ne font jamais de films géniaux. A défaut ils peuvent faire des chefs-d'œuvre, ce qui n'a rien à voir. Le chef-d'œuvre rassemble là où le film de génie divise. Le génie d'un film on le supporte ou on ne le supporte pas, étant entendu que ceux qui ne le supportent pas n'y voient bien sûr aucune trace de génie. Le génie leur échappe, ils ne le comprennent pas. D'ailleurs même ceux qui le supportent ne le considèrent pas toujours comme tel (ils l'appellent autrement). Le génie est mystérieux. Il ne renvoie pas à un plan ou une scène en particulier, mais à ce qui jaillit, soudainement, au détour d'un plan ou d'une scène, qui vous fait dire "c'est génial", là où d'autres diront "c'est nul" ou "c'est débile". Le génie est volontiers asocial, c'est aussi pour cela qu'il dérange. On le ressent, on essaie de le décrire, mais on ne peut pas vraiment l'expliquer, sinon qu'il emporte tout le film, faisant oublier ce qu'il peut y avoir également de moins réussi voire de raté dans le film (alors qu'un chef-d'œuvre, bah non, s'il y a des ratés, ce n'est plus un chef-d'œuvre). Le génie est aussi étranger à l'idée de perfection qu'il l'est à la notion de beau. Voir Tip Top c'est exactement cela, c'est approcher au plus près ce qu'un film peut avoir de génial, au-delà ou plutôt en-deçà des critères généralement recherchés de perfection, de bon goût et de beauté, ce qui ne veut pas dire que le film soit volontairement imparfait, de mauvais goût ou laid, mais simplement que la question ne se pose pas en ces termes, que c'est comme le rock, le génie d'un morceau de rock procédant davantage de son rythme, de son énergie, de l'excitation qu'il provoque, à partir parfois d'un simple riff. Du reste on ne dit jamais d'un morceau de rock qu'il est parfait ou même sublime (termes réservés à la pop et bien sûr à la "grande musique") mais plutôt que c'est génial. Tip Top est authentiquement rock.
Un tel film, débarrassé de ce qui encombre habituellement le cinéma d'auteur, "bien dégagé derrière les oreilles" comme dit Pierre Léon, n'est pas facile à appréhender. On cherche des repères, à quoi se raccrocher, et rapidement on en vient au petit jeu des références, exercice auquel on se livre systématiquement (moi le premier) à propos des films de Serge Bozon, sous prétexte de cinéphilie, jeu qui consiste, plus qu'à empiler les références, à dégager ce qu'il peut y avoir de commun entre l'énergie grossière d'un Aldrich, le comique destructeur d'un McCarey, les ruptures de ton d'un Mocky, la "platitude" téléfilmesque d'un Chabrol, l'humour "discrépant" d'un Moullet, l'éclairage agressif d'un Gordon Lewis ou encore la ligne minimaliste d'un Kaurismäki (la référence ne se limite pas au chien du film). Soit le cinéma sans ses atours culturels, sans sa virtuosité technique, sans son esthétique léchée, pas loin du "cinéma-art d'usine" cher à Skorecki, en tous les cas sur la voie de cette "série B populaire" dont rêve depuis toujours Bozon, avec ces plans balancés à la va-comme-je-te-pousse (pif paf boum!), ces running gags (la goutte de sang, on l'a déjà évoquée, qui perle au bout du nez d'Huppert et que celle-ci récupère avec la langue), ces coupes abruptes (ne conservant que le cœur d'une scène), cette lumière rude (éclaboussant les personnages), ce goût de la miniature (une simple butte, un petit lac...). Ruiz disait que "le cinéma se fait avec des gestes et des objets, des jeux d'espaces produits par la conjonction de ces deux termes". Gestes, objets, espaces, c'est l'essence du cinéma. C'est peut-être ce que vise Tip Top, soit une forme d'innocence. Et le moyen le plus direct, le plus simple, pour retrouver, ou du moins approcher, cette innocence, c'est, outre la série B, le burlesque, genre par excellence des gestes, des objets et des espaces, la seule forme vraiment "innocente" du cinéma (Chaplin, en abandonnant Charlot, a fait l'expérience de la perte d'innocence).
Si Tip Top est ainsi fait de gestes, d'accents et de regards, toutes sortes de regards: perdus, lointains, inquiets ou excités, c'est avant tout un film d'espaces. L'intrigue policière (l'enquête sur la mort d'un indic algérien) n'a évidemment aucune importance, comme chez Mocky ou Chabrol, ce qui compte c'est la manière dont les espaces s'emboîtent les uns dans les autres, qu'il s'agisse d'un espace de police (Huppert et Kiberlain) dans un autre espace de police (Damiens et le commissariat), de l'espace policier dans l'espace privé, de l'espace français dans l'espace algérien (on parle alors de communauté) et bien sûr de l'espace intime des deux femmes flics, deux espaces au départ contigus, séparés par une cloison, mais une cloison poreuse, favorisant la contamination de l'un (Kiberlain) par l'autre (Huppert), de sorte qu'à la fin les deux espaces se confondent. L'immixtion est vraiment le nerf du film, l'innervant, l'énervant, à travers tout un réseau de "fibres" qui correspond à l'activité d'un indic, qui surtout vient questionner, en la bouleversant, la notion même de mixité. Dans Tip Top, un Arabe (haut placé) parle français avec ses propres intonations, Damiens essaie de parler arabe mais prononce mal les mots ("cœur" devient "chien"), à ses moments perdus il lit "Comment être sérieux dans la pratique de l'Islam" (soit l'antithèse du film), les Françaises sont mariées à des Arabes, etc. Il y a là comme un contrepoint à la violence des rapports que le film figure par ailleurs (entre Français et Arabes, mais aussi dans une même population — cf. les émeutes algériennes à la télévision), qui voit les espaces non seulement s'entrechoquer, mais surtout s'interpénétrer, de façon à la fois ridicule et touchante, à l'image du lien qui unit Huppert, la petite qui tape, et Kiberlain, la grande qui mate. C'est que le film, heurté et "heurtant", sait aussi être émouvant. Tip Top c'est ça finalement: de l'émotion brute. Et c'est génial.
— pas tant d'ailleurs avec les précédents films de Serge Bozon (Tip Top marque plutôt une inversion: le sentiment d'inquiétude qui imprégnait Mods et la France — l'humour ne surgissant que par accrocs, lors d'une réplique ou d'une situation, toujours cocasse, à la limite du nonsense —, se retrouve ici comme refoulé par toute cette énergie, nourrie de burlesque, de clash, claques, chocs et autre corps à corps, qui éclate la mise en scène, à grand coups de marteau, l'inquiétude se révélant, du coup par à coups, sous des formes très diverses: des poses alanguies sur un lit, le visage d'un enfant ou encore cette belle séquence de rock anatolien (cf. là) au fond d'un bistrot, la seule musique rock du film, et elle est turque!
— qu'avec un certain type de polar français (les "polars-gonflette", comme les appelle Bozon), Tip Top s'inscrivant, à ce niveau, davantage dans la lignée chabrolo-mockyenne, à travers son couple de femmes flics (Huppert/Kiberlain) autour duquel circule François Damiens en électron libre (lors de sa première confrontation avec Huppert, il nous fait un numéro à la Piéplu), selon une esthétique très seventies (cf. la lumière blafarde, délavant les couleurs, dans les scènes de commissariat, jusqu'aux gros plans de face, projecteur en pleine gueule, comme s'il s'agissait d'un interrogatoire).
— pour retrouver — au-delà des clichés qui siéent au genre policier, incarnés donc par Isabelle Huppert et Sandrine Kiberlain, et de tout ce que le film détruit, non sans jubilation pour mieux repartir de zéro — une sorte de secret perdu, celui de la série B, qui va de Fritz Lang (cf. la scène SM entre Huppert et Naceri, scène appelée à devenir culte, qui prolonge celle de la grange dans la France, évoquant ici Gary Cooper et Marc Lawrence dans Cloak and Dagger, à Robert Aldrich (dont Chabrol justement vantait, à propos de Baby Jane, "ce goût du théâtral qui divise un scénario en actes, ces plans envoyés sur l'écran à la truelle, cette cruauté bien personnelle qui fait appeler un marteau, un marteau — encore un marteau — et une vieille peau, une vieille peau, cette hystérie parfois, ces hurlements — on pense au personnage, magnifique, de Négret — ces effets tellement énormes qu'ils en deviennent splendides..."), en passant par la petite ligne: tourneurienne (le gag de la goutte de sang sur le nez d'Huppert apparaît à la fois comme un manifeste anti-gore et un écho au filet de sang s'écoulant sous la porte dans The Leopard Man), voire lupinienne (le gag de la visite touristique en bus n'est pas sans rappeler la séquence des movie star homes à Beverly Hills dans The Bigamist, elle-même d'esprit très maccareyien...)
C'est que Tip Top est un film atypique, atopique, tip-topique, un film qui a du génie, c'est-à-dire dont le génie éclate par moments, pas tout le temps — un film ne peut être génial de bout en bout —, de sorte qu'à ce niveau, celui du génie, il est forcément inégal, comme le sont les grands burlesques (seule exception, certains deux-bobines où le génie éclate du début à la fin, exemple: Laurel et Hardy dans The Music Box). C'est pourquoi un film qui a du génie est aussi un film très simple, en termes de structure, Tip Top reposant sur une base quasi primitive: frontalité des plans, aplat et blancheur de l'éclairage (cf. là). On peut ainsi imaginer le film comme une petite toile tendue sur son châssis, qu'on aurait encollée et enduite, donc blanchie, avant d'y projeter la peinture à pleine main (le fait que Bozon ne connaisse pas grand-chose à la peinture ne change rien, c'est le geste qui compte). Le génie n'a pas de rapport non plus avec la beauté, au sens où celle-ci n'est jamais recherchée, et que s'il y a beauté elle ne peut être qu'accessoire. Le film se veut nu et sec, et c'est bien de cette nudité (qui n'est pas abstraction), de cette sécheresse (qui n'est pas dessèchement), de cette maigreur donc (Tip Top est un film dont on voit les côtes, comme la peau sur les os, la pellicule du cinéma à même son ossature, sans le gras des "effets", des effets visuels, ces "trucs" dont parlait Rohmer), que par instants le génie surgit, tel un coup sur une peau trop fragile, précipitant l'hématome, en écho avec ce qui cogne à l'intérieur du film, de manière plus sourde, plus diffuse, mais qu'on devine, notamment dans les scènes de nuit, à travers ces personnages qui regardent on ne sait trop quoi, les uns à leur fenêtre, l'autre devant sa télé... conférant au film sa douce mélancolie.
Evidemment le génie s'ignore. Un film a du génie sans le savoir. Ceux qui croient au génie de leurs films (suivez mon regard...) ne font jamais de films géniaux. A défaut ils peuvent faire des chefs-d'œuvre, ce qui n'a rien à voir. Le chef-d'œuvre rassemble là où le film de génie divise. Le génie d'un film on le supporte ou on ne le supporte pas, étant entendu que ceux qui ne le supportent pas n'y voient bien sûr aucune trace de génie. Le génie leur échappe, ils ne le comprennent pas. D'ailleurs même ceux qui le supportent ne le considèrent pas toujours comme tel (ils l'appellent autrement). Le génie est mystérieux. Il ne renvoie pas à un plan ou une scène en particulier, mais à ce qui jaillit, soudainement, au détour d'un plan ou d'une scène, qui vous fait dire "c'est génial", là où d'autres diront "c'est nul" ou "c'est débile". Le génie est volontiers asocial, c'est aussi pour cela qu'il dérange. On le ressent, on essaie de le décrire, mais on ne peut pas vraiment l'expliquer, sinon qu'il emporte tout le film, faisant oublier ce qu'il peut y avoir également de moins réussi voire de raté dans le film (alors qu'un chef-d'œuvre, bah non, s'il y a des ratés, ce n'est plus un chef-d'œuvre). Le génie est aussi étranger à l'idée de perfection qu'il l'est à la notion de beau. Voir Tip Top c'est exactement cela, c'est approcher au plus près ce qu'un film peut avoir de génial, au-delà ou plutôt en-deçà des critères généralement recherchés de perfection, de bon goût et de beauté, ce qui ne veut pas dire que le film soit volontairement imparfait, de mauvais goût ou laid, mais simplement que la question ne se pose pas en ces termes, que c'est comme le rock, le génie d'un morceau de rock procédant davantage de son rythme, de son énergie, de l'excitation qu'il provoque, à partir parfois d'un simple riff. Du reste on ne dit jamais d'un morceau de rock qu'il est parfait ou même sublime (termes réservés à la pop et bien sûr à la "grande musique") mais plutôt que c'est génial. Tip Top est authentiquement rock.
Un tel film, débarrassé de ce qui encombre habituellement le cinéma d'auteur, "bien dégagé derrière les oreilles" comme dit Pierre Léon, n'est pas facile à appréhender. On cherche des repères, à quoi se raccrocher, et rapidement on en vient au petit jeu des références, exercice auquel on se livre systématiquement (moi le premier) à propos des films de Serge Bozon, sous prétexte de cinéphilie, jeu qui consiste, plus qu'à empiler les références, à dégager ce qu'il peut y avoir de commun entre l'énergie grossière d'un Aldrich, le comique destructeur d'un McCarey, les ruptures de ton d'un Mocky, la "platitude" téléfilmesque d'un Chabrol, l'humour "discrépant" d'un Moullet, l'éclairage agressif d'un Gordon Lewis ou encore la ligne minimaliste d'un Kaurismäki (la référence ne se limite pas au chien du film). Soit le cinéma sans ses atours culturels, sans sa virtuosité technique, sans son esthétique léchée, pas loin du "cinéma-art d'usine" cher à Skorecki, en tous les cas sur la voie de cette "série B populaire" dont rêve depuis toujours Bozon, avec ces plans balancés à la va-comme-je-te-pousse (pif paf boum!), ces running gags (la goutte de sang, on l'a déjà évoquée, qui perle au bout du nez d'Huppert et que celle-ci récupère avec la langue), ces coupes abruptes (ne conservant que le cœur d'une scène), cette lumière rude (éclaboussant les personnages), ce goût de la miniature (une simple butte, un petit lac...). Ruiz disait que "le cinéma se fait avec des gestes et des objets, des jeux d'espaces produits par la conjonction de ces deux termes". Gestes, objets, espaces, c'est l'essence du cinéma. C'est peut-être ce que vise Tip Top, soit une forme d'innocence. Et le moyen le plus direct, le plus simple, pour retrouver, ou du moins approcher, cette innocence, c'est, outre la série B, le burlesque, genre par excellence des gestes, des objets et des espaces, la seule forme vraiment "innocente" du cinéma (Chaplin, en abandonnant Charlot, a fait l'expérience de la perte d'innocence).
Si Tip Top est ainsi fait de gestes, d'accents et de regards, toutes sortes de regards: perdus, lointains, inquiets ou excités, c'est avant tout un film d'espaces. L'intrigue policière (l'enquête sur la mort d'un indic algérien) n'a évidemment aucune importance, comme chez Mocky ou Chabrol, ce qui compte c'est la manière dont les espaces s'emboîtent les uns dans les autres, qu'il s'agisse d'un espace de police (Huppert et Kiberlain) dans un autre espace de police (Damiens et le commissariat), de l'espace policier dans l'espace privé, de l'espace français dans l'espace algérien (on parle alors de communauté) et bien sûr de l'espace intime des deux femmes flics, deux espaces au départ contigus, séparés par une cloison, mais une cloison poreuse, favorisant la contamination de l'un (Kiberlain) par l'autre (Huppert), de sorte qu'à la fin les deux espaces se confondent. L'immixtion est vraiment le nerf du film, l'innervant, l'énervant, à travers tout un réseau de "fibres" qui correspond à l'activité d'un indic, qui surtout vient questionner, en la bouleversant, la notion même de mixité. Dans Tip Top, un Arabe (haut placé) parle français avec ses propres intonations, Damiens essaie de parler arabe mais prononce mal les mots ("cœur" devient "chien"), à ses moments perdus il lit "Comment être sérieux dans la pratique de l'Islam" (soit l'antithèse du film), les Françaises sont mariées à des Arabes, etc. Il y a là comme un contrepoint à la violence des rapports que le film figure par ailleurs (entre Français et Arabes, mais aussi dans une même population — cf. les émeutes algériennes à la télévision), qui voit les espaces non seulement s'entrechoquer, mais surtout s'interpénétrer, de façon à la fois ridicule et touchante, à l'image du lien qui unit Huppert, la petite qui tape, et Kiberlain, la grande qui mate. C'est que le film, heurté et "heurtant", sait aussi être émouvant. Tip Top c'est ça finalement: de l'émotion brute. Et c'est génial.