mai 31, 2025

Phénicie aussi

  The Phoenician Scheme de Wes Anderson (2025).

  Le gap émotionnel.

On pourrait remonter toute la filmographie de Wes Anderson, creuser au plus profond de ses films, et de leurs galeries, pour saisir tout ce que The Phoenician Scheme, son petit dernier, charrie en termes d'imagination et d'invention... mais la tâche est trop ardue, contentons-nous d'inscrire le film dans la lignée des deux précédents, The French Dispatch et Asteroid City, dont il représente une sorte de prolongement spatio-temporel (genre "aventures dans le Wesworld des années 50 et 60"), ainsi que de The Grand Budapest Hotel, puisque se passant dans un pays imaginaire, de ceux qui nous rappellent l'univers d'Hergé (à Zubrowka, mixte syldavo-bordurien à l'époque de l'Anschluss, succède ici une contrée moyen-orientale, "la Grande Phénicie", évoquant la pétromonarchie du Khemed dans Tintin au pays de l'or noir — l'album est sorti en 1950, l'année où est censé se dérouler The Phoenician Scheme)... un prolongement autant qu'une rupture, pour ce qui est de l'inspiration de départ, puisque celle-ci prend sa source directement dans les origines "phéniciennes" de Juman Malouf, l'épouse d'Anderson, et le fait que de leur union est née une fille, la question de la filiation et de la transmission n'étant rien d'autre que le cœur du film. The Phoenician Scheme est ainsi dédié au papa de Juman, Fouad Malouf, dont les pérégrinations entre l'Europe et le Moyen-Orient ont inspiré le personnage principal (Anatole "Zsa Zsa" Korda, incarné par Benicio del Toro), bien moins toutefois que le souvenir de tous ces magnats du siècle dernier, à commencer par le moins connu d'entre eux, l'archi-milliardaire Calouste Gunbelkian, génie du négoce, qu'on surnommait "Monsieur 5%" (part des bénéfices qu'il s'était réservés quand il a vendu aux grandes puissances occidentales ses terres irakiennes, riches en pétrole) et qui, lui aussi, fut un grand collectionneur (cf. l'adage de Korda comme quoi ce ne sont pas des œuvres d'art qu'il faut acheter mais des chefs-d'œuvre). Sauf que dans The Phoenician Scheme le nabab est surtout un requin de la finance, au demeurant marchand d'armes, comme Basil Zaharoff et le Mr. Arkadin de Welles (en signe de bienvenue il vous offre une grenade), donc sans foi ni loi, capable des pires coups bas pour arriver à ses fins, ce qui fait qu'il a une tonne d'ennemis, prêts à le supprimer en multipliant les complots (complot, un des sens du mot "scheme", terme polysémique s'il en est) — il vient d'échapper à sa sixième tentative d'assassinat (un crash aérien) —, ou plus simplement, à l'instar des principaux gouvernements (et de leurs bureaucrates), bien décidés à saborder, par l'entremise d'un espion, son projet pharaonique de construction (projet ou plan, autre sens du mot "scheme") — un truc démentiel avec tunnels trans-montagneux et systèmes complexes de navigation —, en créant un "gap" sur les marchés (cf. infra), en l'occurrence l'explosion du cours des "rivets cabossables", indispensables à ladite construction.

Question structure, précisons d'emblée que The Phoenician Scheme est plus proche de The Grand Budapest Hotel que de The French Dispatch et Asteroid City, dans la mesure où l'emboîtement des histoires, qui sied au cinéma d'Anderson, se décline ici de manière relativement fluide, à l'image de toutes ces boîtes à chaussures, équivalentes aux boîtes à pâtisseries du Grand Hotel, qui servent à chapitrer le film... plus une petite, qui correspond au gap que doit donc combler Korda en espérant l'aide de ses associés. Des associés qu'il rencontre les uns après les autres pour renégocier le contrat (contrat qu'il a évidemment "traficoté"), avec dans l'ordre: un prince arabe, un consortium de Sacramento (dont les membres se révèlent super balèzes au basket!), un chef de gang qui tient un night-club (et a affaire à des terroristes), le patron, "donneur universel", d'un syndicat de marine, une cousine germaine et surtout un demi-frère: le terrible Nubar. "Il n'est pas humain, il est biblique!", dit de lui Korda, le soupçonnant d'avoir assassiné une de ses trois épouses, laquelle au demeurant n'était pas une nonne, au contraire de sa fille Liesl qui aspire à l'être mais dont Korda veut faire sa seule héritière — au détriment de ses neuf petits frères — au cas où... et qui va l'accompagner dans ses périples, elle-même accompagnée d'un tuteur norvégien spécialiste des insectes. Bon, rassurez-vous, je ne vais pas vous raconter tout le film, je me limite aux grandes lignes, car d'autres boîtes sont ouvertes dans The Phoenician Scheme et parmi elles, celle qui touche aux secrets de famille dont le plus important concerne l'identité véritable du père de Liesl.
Que dire alors de ces grandes lignes qui structurent le film? Rien de proprement nouveau, disons juste de plus affirmé, par rapport aux précédents, toujours marqués par l'image du circuit. Un circuit moins labyrinthique, plus en surface, qu'on suit à la manière d'un train électrique, avec ses différentes stations, sa marchandise répartie dans chaque wagon et non empilée sur l'un d'eux. Reste que si la ligne est droite, dans l'esprit de la "ligne claire", celle d'Hergé et Jacobs (on le répète à chaque fois, au même titre que les tons pastels, la frontalité des plans et leur construction symétrique), encore que chez Anderson, la ligne claire renvoie peut-être davantage à Joost Swarte, le concepteur du terme, par sa plus grande géométrie dans le tracé des lignes... bref, que si la ligne est droite, allant d'un point à un autre, permettant ainsi la transmission, ou encore la transfusion (ici entre le capitaine du syndicat et Korda), elle procède aussi de l'échange, ce qui est le principe même de toute négociation, jusqu'à la partie de cartes finale (une partie de rami je crois), entre Korda et sa fille, scellant pour toujours leur attachement (écho, j'imagine, au film de Pagnol réalisé par Alexander... Korda, et plus généralement à la Trilogie marseillaise, via la question de la filiation).

Or pour bien suivre une ligne, il faut savoir faire, aussi, avec les obstacles qu'on y rencontre, savoir comment les surmonter, ce qui chez Wes Anderson se traduit par la plus grande réduction possible de l'écart qui existe dans tout ensemble (p. ex. un film et son agencement), entre ce qui, au sein de l'ensemble, est le mieux et le moins bien placé. C'est la définition du gap. Dans The French Dispatch, le gap mesurait l'écart entre The Liberty, Kansas Evening Sun, le journal américain (inspiré du New Yorker) et "The French Dispatch", son supplément culturel, en écho à la distance qui sépare Liberty, dans le Kansas donc, où se trouve le siège du journal, et Ennui-sur-Blasé, en France, où est publié le supplément. Un écart à réduire au maximum, de sorte que l'écart devienne minimum, à l'image de celui — nous révélait Anjelica Huston (la narratrice) à la fin du film — qui sépare, d'une dizaine de miles seulement, Liberty, considéré alors comme le centre géographique des Etats-Unis (avant qu'on ne refasse les calculs, suite à l'entrée de l'Alaska et d'Hawaï dans l'Union en tant qu'Etats) du vrai centre des Etats-Unis, plus "réel" mais où il n'y a... rien. Soit pour Wes Anderson, le comblement du fossé entre deux réalités, celle du monde et la sienne, sa propre réalité du monde, qu'il recrée, nourrie par son goût venu de l'enfance pour les maquettes et les récits enchâssés, et de façon d'autant plus maniaque que le monde ainsi recréé doit avoir tout d'un vrai monde (d'où le souci du détail). Dans Asteroid City, le gap avait la forme d'un cratère en plein désert, trou qu'il ne s'agissait pas de combler, évidemment, mais de rendre plus "habité" par tout ce qu'on y meublait autour. Avec le risque, inhérent à ce travail d'orfèvre, ultra-méticuleux, de perdre en émotion (celle que véhicule la mélancolie andersonienne) ce que l'on gagne en technicité, le trop réduisant l'œuvre à sa part la plus conceptuelle, belle mais froide.
Qu'en est-il dans The Phoenician Scheme? Au-delà du gap financier, quel autre gap Wes Anderson cherche-t-il à combler, qui rapprocherait ainsi la dure réalité d'un monde où existent encore des esclaves, où sévit encore la famine, et celle, utopique, d'un monde sans esclave ni famine? La réponse est peut-être dans cet hommage rendue par le cinéaste à son épouse, née il y a cinquante ans, l'année même où débutait la guerre du Liban, et à travers elle (Juman, pas la guerre), à sa fille (la leur), susceptible, rêvons un peu, de connaître un jour un Moyen-Orient sans conflits — jour qui arriverait "plus tôt que tard"? Je divague, bien sûr, mais continuons. Un tel gap, séparant de telles réalités, relève assurément du gouffre. Trop abyssal. Il faut plus que des maquettes, si incroyables soient-elles, et ce qui s'y raconte, pour que quelque chose se crée entre les deux réalités et permette ainsi de combler le gap. Ce quelque chose a-t-il à voir avec le choix de Wes Anderson d'adjoindre à la musique d'Alexandre Desplat, celle de Stravinsky? The Phoenician Scheme s'ouvre (le prologue dans l'avion est génial) sur les premières mesures de l'Apollon musagète, soit donc, c'est entendu, l'hommage rendu par Wes Anderson à sa muse... S'ensuivra Petrouchka, le début festif du Carnaval, alors que la fin sera accompagnée du finale de L'Oiseau de feu, marqué par la disparition du "palais" (ce qui correspond à toute la fortune de Korda, et un peu plus), comme des sortilèges du méchant (Nubar équivalent de Kochtchei?), le film se terminant dans l'allégresse (toute relative en termes d'expressivité, on est chez Wes Anderson), que constitue donc une partie de cartes, une fois faites... la cuisine et la plonge — c'est L'Ode à la joie de Beethoven qu'on y entend. Soit la part d'espérance, sinon de miracle, qui progressivement, grâce au personnage de Liesl découvrant la réalité du monde, imprègne une histoire dominée par l'argent et où rôde la mort. Et de se rappeler que schème s'entend aussi au sens de "représentation abstraite", et dans le cas du film de ce que recouvre le terme "phénicien", dont l'étymologie renvoie à la couleur pourpre, au "rouge sang", bref au "phénix", oiseau légendaire (appelé également "oiseau de feu", il n'y a pas de hasard) censé renaître de ses cendres. De sorte que la dimension funèbre qui se dégage des derniers Anderson depuis The Grand Budapest Hotel — et qu'illustrent dans The Phoenician Scheme les scènes en noir et blanc, un peu trop chargées symboliquement, où Zsa Zsa Korda (del Toro y a la même tête que le peintre Rosenthaler dans The French Dispatch) expie ses fautes — se trouve comme allégée, non seulement par la présence bienveillante de Liesl et cette idée de "renaissance", mais aussi peut-être par toutes ces expériences de "mort imminente" qu'a vécues Korda (vu que la mort il y échappe à chaque fois)...

Pour autant, cela ne nous dit toujours rien du gap recherché et de la façon dont Wes Anderson s'y prend pour le combler. Alors? La réponse serait-elle finalement dans ce drôle de caprice, qui est celui de l'artiste, d'avoir imposé sur le plateau du film, pour figurer la collection d'art de Korda, la présence de tableaux authentiques mêlés à de simples répliques? Du vrai côtoyant du faux. A-t-on là notre gap que viendrait traduire l'aura ainsi dégagée (aux dires mêmes d'Anderson) par le caractère "réel" de ces tableaux? Oui, probablement. Mais encore. De ces tableaux, il s'en détache un plus que les autres (comme offert au regard du spectateur, à la manière des deux tableaux dans The Grand Budapest Hotel, le "Garçon à la pomme", pastiche des peintures du XVIe, et le faux Egon Schiele, sauf qu'eux, ils n'avaient pour le coup rien de "réel"), c'est celui accroché au-dessus du lit de Liesl: Enfant assis en robe bleue, un Renoir dont l'aura naît de la grâce de l'enfant et de son expression vaguement mélancolique (1). Alors que les autres tableaux (réels), répartis pêle-mêle, sont pour l'essentiel des natures mortes, dont une au jambon (pour le petit déjeuner!) d'un certain Floris van Shooten (peintre que je ne connais pas), s'accordant avec le côté "vanité" du décor (cf. le crâne sur la grande table du palais) et sa dimension plus lourdement mélancolique. Tout ça pour dire que le gap, au final, se trouverait entre le "vrai vivant" d'un Renoir (incarné dans le film par Liesl) et le côté "toujours en vie", still life, d'une nature morte (incarné par Korda, se refusant à mourir) (Entre les deux, comme une ligne de partage, il y aurait L'Equateur de Magritte, mais je ne l'ai pas repéré dans le film.) Et que les faire coexister, jusqu'à les réunir, serait pour Wes Anderson sa façon, à lui, de le combler. Sa façon à lui, c'est aussi la limite de l'art andersonien. Parce que tourné davantage vers l'intérieur, l'intérieur du film et ses secrets de fabrication (à l'image de la boîte à chaussures enfermée dans un coffre) — et ce, dans la mesure où le spectateur n'est pas censé savoir que certains tableaux sont des vrais — que vers l'extérieur, certes offert généreusement au regard, mais de manière si directe, face caméra, que la part d'artifice y demeure toujours visible. Un film qui n'en reste pas moins drôle et touchant, intrigant aussi, car ne ressemblant à rien de déjà vu (sinon chez Wes Anderson), et c'est bien là l'essentiel, même si le gap attendu, le "gap émotionnel", celui qui n'avait pas vocation à être comblé, eh bien, ne nous était pas destiné.

(1) En fouillant sur Internet on découvre que le tableau (qui a appartenu à Greta Garbo, Garbo anagramme de Gabor auquel renvoie le surnom Zsa Zsa de Korda) proviendrait de la collection Nahmad dont le propriétaire, David Nahmad, un milliardaire et homme d'affaires d'origine libanaise, aurait eu, comme Gulbenkian en son temps et Korda dans le film, quelques "démêlés" avec la justice.

mai 24, 2025

MI 8

  Mission: Impossible — The Final Reckoning
de Christopher McQuarrie (2025).

  C'est quoi le plan?

Oui "c'est quoi le plan?", se demande-t-on tout au long du dernier Mission: Impossible, le n° 8, en fait le 7B, vu qu'il est la suite directe du n°7, pour le coup 7A, ce qui déjà en soi — le fait d'avoir divisé "Dead Reckoning" en deux parties — était un mauvais plan (davantage en tout cas que pour "Rogue Nation" et "Fallout"). "C'est quoi le plan?", véritable mantra de la franchise, et son corollaire: "(t'inquiète) on va trouver une solution", le problème étant que, à partir du n°5 (soit les MI réalisés par McQuarrie), eh bien l'Impossible Missions Force est devenue l'Ethan Hunt Force, ce brave Tom Cruise concentrant, de plus en plus sur lui seul, toute la puissance de la série (en termes d'action mais aussi de réflexion et de prise de décision)... "Dead Reckoning II" est donc devenu "The Final Reckoning", ce qui n'est pas sans incidence, le changement de titre modifiant aussi la perspective du film. La première partie avait comme enjeu principal la localisation du Sebastopol, le sous-marin russe coulé dans la mer de Béring et dans lequel était stocké, sur une disquette, le code source de la méchante Entité, en accord avec le titre "Dead reckoning" au sens non pas de "règlement de comptes mortel", comme il a été traduit un peu partout, mais de "navigation à l'estime", soit le calcul des coordonnées où se trouvait ledit sous-marin. La seconde partie, elle, bien qu'ayant conservé la question du "dead reckoning" au cœur du récit (la longue séquence sous-marine, de loin la plus belle du film, survient exactement au milieu), annonce clairement, via cette idée de "décompte final", autant la fin du monde, en tant qu'enjeu narratif, que la fin pure et simple de la saga. Et ce, après trente ans de bons et loyaux services de Tom Cruise/Ethan Hunt, l'increvable — signification en hébreu du prénom Ethan — pourchasseur de... de quoi au juste? de tout ce qui a été, est et serait à l'avenir, mauvais pour l'humanité, soit au départ Jim Phelps lui-même, le "taupe-chef" de l'IMF, puis, dans l'ordre, un vilain virus (mortel il va de soi), un trafiquant d'armes (super dangereux), un syndicat terroriste (ultra puissant)... et pour finir, surenchère oblige dans la démesure paranoïaque, cette IA monstrueuse, nommée donc l'Entité, dont les données relèvent du giga, mieux: du téra, que dis-je, plus balèze encore: du péta (ouchnok, forcément), imposant sa post-vérité au monde entier, qu'elle menace d'apocalypse en déclenchant une attaque nucléaire à grande échelle (après voir pris les commandes de tous les arsenaux nucléaires de la planète et s'être planquée, comme il se doit, dans un bunker spécial, quelque part en Afrique du Sud), projet heureusement détourné à la toute dernière seconde (on a eu peur), je dirais même à un millième de seconde près, par nos quatre (plus un) fantastiques. Autant dire que, la fin du monde ainsi empêchée, toute nouvelle mission, si impossible soit-elle, n'aurait aucune raison d'être dans la mesure où, question démesure, on a là atteint le plafond. Et ce d'autant plus qu'à la fin, dans le dernier plan, Tom Cruise a récupéré l'Entité ainsi neutralisée (grâce à Grace et le reste de l'équipe, soyons juste) qu'il tient dans le creux de la main, et que dès lors, fidèle à la "bonne parole" (scientologiste?) qui sous-tend le film et a permis à notre héros d'évacuer un à un les trauma accumulés le long de la série (trauma dont il portait la responsabilité, belle idée hélas mal exploitée), il serait devenu... une sorte de Dieu, capable de "transcender la matière, l'espace, l'énergie et le temps" (bon ça c'est dans la dianétique, pas dans le film, quoique...).

Si donc, par bien des côtés, ce dernier Mission: Impossible se révèle l'épisode de trop, à l'image des numéros de Cruise, ses acrobaties dans les airs, de même que tous ces sprints qui ne servent à rien, qu'il se montre (le film) particulièrement plombant, surtout dans sa première moitié, du fait que les auteurs se sont crus obligés de repréciser les enjeux du film précédent, alourdissant un scénario déjà très fumeux, mais aussi, puisqu'il s'agissait parallèlement de clore la série, de réintroduire d'anciens personnages disparus depuis longtemps (qu'accompagnent de furtifs flashbacks), tout ça de façon souvent maladroite, le pire étant quand même le prêchi-prêcha final qui gâche le dilemme (au départ convaincant) qu'entretenait le film entre les deux fins du monde possibles: la pire et la moins pire... oui, eh bien, malgré tous ces défauts, il n'en reste pas moins que le film a encore quelques beaux restes. Qui touchent d'abord à ce qui a toujours été la force de la franchise, à savoir son rythme, sa vitesse, sa gratuité dans les effets... lui conférant un vrai pouvoir de jubilation, limite jouissif, quand bien même on aurait perdu en cours de route le fil de l'histoire. Pouvoir qui certes est allé en déclinant à mesure que les épisodes se succédaient mais dont on ne peut pas dire qu'il ne reste plus rien, en tout cas dont il reste suffisamment pour soutenir la comparaison avec les meilleurs blockbusters. Qui touchent ensuite à de jolis moments, des moments de grâce, tels — outre la séquence sous-marine déjà citée — l'adieu de Lother à Ethan (Lother Stickwell, joué par Ving Rhames, le seul autre personnage présent dans tous les épisodes), digne de celui entre Woody et Buzz l'Eclair dans Toy Story 4, moments aussi d'humour, ainsi la scène où Benji blessé doit guider Paris pour qu'elle l'opère de son pneumothorax en même temps qu'il doit expliquer à Grace comment désamorcer l'engin nucléaire. Lol. Reste Tom Cruise, soixante balais, qui fait tout (sans le vouloir bien sûr) pour qu'on se moque (gentiment) de lui, déjà par sa coiffure, quand il a ses cheveux longs aplatis en avant, style serpillère, pour faire peut-être plus jeune, qui en tous les cas, avec son nez de plus en plus imposant, les années passant, lui donne l'air (faussement ahuri) d'un Dustin Hoffman, sorti ici de la salle de muscu... et plus encore, toutes ses prouesses de kéké (jusqu'à s'exhiber en slip de bain, sans aucune justification sinon celle de montrer son beau corps d'athlète), autant de manifestations qu'il est difficile de ne pas trouver un brin ridicules, rendant du coup ce film de "fin du monde" plus drôle qu'il n'y paraît (ou qu'il ne le voudrait) — bon, dans le genre, ce n'est pas aussi drôle que Fumer fait tousser de Dupieux, haha — mais fait qu'au final l'acteur, qu'on a donc vu vieillir à son corps défendant pendant 30 ans, a quand même quelque chose de touchant. Aussi parce que perpétuant l'attachement que l'on peut porter à un personnage de fiction côtoyé depuis si longtemps. Bref, je ne jette pas la pierre...

mai 23, 2025

L'étau

  L'Etau / L'Etranger à l'intérieur d'une femme de Mikio Naruse (1966).

  Nuages troublants.

L’Etau de Mikio Naruse (rien à voir avec Topaz d'Hitchcock) est la première adaptation du roman d’Edward Atiyah, The Thin Line, que Chabrol adaptera à son tour en 1971 pour ce qui sera un de ses plus beaux films, Juste avant la nuit, avec Stéphane Audran et Michel Bouquet (1). L'Etau, c'est d'abord une histoire de titre, celui du roman, devenu Murder, My Love dans une nouvelle édition, alors qu'en France il est traduit par L'Etau, soit donc le titre du film lorsqu'il a été présenté pour la première fois chez nous (c'était en 2015 à la MCJP). Car le titre japonais — Onna no naka ni iru tanin — c'est encore autre chose, qui veut dire littéralement "L’étranger à l’intérieur d’une femme", titre étrange, freudien en même temps que parfaitement narusien, qui met l'accent sur le personnage féminin là où les autres titres font davantage écho au personnage masculin. Est-ce important? C'est que le film épouse un double mouvement. D'abord un mouvement de contraction ("l'étau" en question), qui voit le récit se resserrer à mesure que le poids de la culpabilité chez le mari — il a étranglé accidentellement sa maîtresse, qui était aussi la femme de son meilleur ami, lors d'un jeu sexuel, le jeu du foulard, initié par celle-ci — devient de plus en plus écrasant, et ce malgré les aveux faits à ceux qu'il a ainsi trompés/trahis, ce qui bien sûr ne suffit pas à le soulager (d'autant que chacun, que ce soit l'épouse ou l'ami, se montre magnanime, lui conseillant d'oublier tout ça). Et un mouvement d'extension, qui voit l'angoisse de l'homme gagner progressivement l'épouse, cette dernière ne pouvant se résoudre à ce que son mari se dénonce et compromette ainsi la respectabilité d'une famille autant que l'avenir de ses enfants (merveilleux petits personnages, ozuiens en diable).

Un mouvement de ressort, donc, que le poids du drame vient distendre. Car chez Naruse il en est ainsi: la tension n'est jamais maximum. C'est le nuage narusien, qui rend le "temps incertain" (comme dirait Narboni), quelque part entre l'électricité orageuse des films de Mizoguchi et le beau fixe des derniers Ozu. Qui fait que le polar psychologique se transforme peu à peu en "mélodrame mouvant". On devine que quelque chose est en train de se passer mais qu'on ne saisira pleinement qu'à la fin, une fin qui n'est pas celle du roman ni du film de Chabrol. A propos de Nuages épars, le dernier film de Naruse, j'évoquais "des personnages antonioniens confrontés à des situations sirkiennes" (l'histoire rappelait Magnificent Obsession), ici on pourrait évoquer Fritz Lang à travers la question de la culpabilité (dans son livre sur Naruse, Narboni fait, au détour d'une simple note — il n'avait pas vu le film —, le rapprochement avec House by the River), ou encore Oshima et la nouvelle vague japonaise, via le thème de la strangulation, sans oublier Hitchcock, bien sûr (on y revient toujours), qui dans Strangers on a Train associe les deux motifs... mais c'est Bergman qui semble correspondre le plus, si on considère les scènes à deux, entre le mari et sa femme, quand celui-ci se confesse, Naruse recourant aux gros plans sur les visages (souvent filmés ensemble) et à quelques effets dispensables (le grondement du tonnerre, la lumière d'une bougie — élément narusien par excellence —, l'obscurité d'un tunnel...), sans toutefois les forcer outre mesure (on reste dans la demi-mesure chère au cinéaste). Car l'essentiel est là, qui nous renvoie au titre japonais du film. Au sentiment massif de culpabilité qui envahit l'homme-étrangleur (strangler), Naruse superpose quelque chose de plus mystérieux, qui touche à la femme-étranger (stranger) (2), non seulement à sa jouissance, à travers le personnage de la jeune maîtresse, à la recherche d'un plaisir que les hommes semblent incapables de lui procurer, mais surtout à sa démesure, qui pousse une épouse à la dernière extrémité — non par vengeance (elle est dans une forme de déni) mais par peur du jugement et surtout parce que cette histoire menace son droit (c'est le côté Médée du personnage), son droit de mère —, seule issue pour sortir du cauchemar. Du moins essayer, car la fin reste suspendue — trois points de suspension — comme toujours chez Naruse.

(1) A noter que la même année Naruse a réalisé Hikinige (Délit de fuite) dont le sujet évoque Que la bête meure, réalisé par Chabrol trois ans plus tard.

(2) Passer de strangler à stranger — ou d'étrangler à étranger, ça fonctionne aussi en français —, c'est une histoire de lettre qu'on efface, c'est passer de la violence que représente l'acte meurtrier, et qu'on voudrait oublier, à quelque chose de plus vague, d'indéfini, une sorte d'état flottant dans lequel on finit par se perdre. Dans l'autre sens, de stranger à strangler, rappelons l'affiche publicitaire de Strangers on a Train où l'on voit Hitchcock insérer la lettre L dans le mot STRANGERS.

mai 22, 2025

Le cahier des charges


  Que la bête meure de Claude Chabrol (1969).

  Les Paul et les Charles.

"Je n'y vois pas d'abjection".
Réponse de Jean Yanne à Claude Chabrol lorsque celui-ci lui a demandé si ça ne le gênait pas de jouer le rôle d'une ordure.

"Il y a beaucoup de Paul et de Charles dans mes films. Avec un vrai cahier des charges pour les uns et pour les autres. Par exemple, un Charles ne tuera jamais un Paul, il ne peut pas, à aucun moment. En revanche, un Paul peut très bien tuer un Charles. Ça s'est vu. Je n'appellerais jamais Charles un personnage dont on se demande s'il va en tuer un autre ou pas. Parce que, s'il s'appelle Charles, il n'y a plus de suspense, personne ne peut penser une seule seconde qu'il va en tuer un autre. Alors qu'en l'appelant Paul, tout reste ouvert..." (Claude Chabrol, Pensées, répliques et anecdotes)

Et dans Que la bête meure? Il y a du suspense... on se demande tout au long du film si Charles (Michel Duchaussoy) va tuer Paul (Jean Yanne). Est-ce l'exception qui confirme la règle ou faut-il aller plus loin, creuser un peu plus, pour se rendre compte que, en effet, Charles ne pouvait pas tuer Paul (lequel en revanche pouvait tuer Charles à tout moment, à partir du moment, le suspense était là, où il avait découvert son journal).
Si Charles ne peut tuer Paul, c'est peut-être qu'un autre peut le faire à sa place. D'où la question: l'autre qui tue Paul, meurtre dont d'ailleurs s'accuse Charles, le fait-il sous l'influence de ce dernier? Non, Charles ne peut tuer Paul même indirectement, par l'intermédiaire d'un autre. Car si Paul doit mourir, c'est pour ce qu'il a fait, ce qui l'engage personnellement, et non pour ce qu'il est. Or le personnage se révèle tellement haïssable que pour Charles l'envie de le tuer devient plus difficile. Comment désirer la mort de quelqu'un sans qu'intervienne le fait que ce quelqu'un est, en plus, un être parfaitement abject. Qui vais-je tuer si j'exécute mon plan? D'abord, bien sûr, le meurtrier de mon fils, qu'à ce titre j'estime être en droit de tuer, mais aussi l'ordure qui tyrannise sa famille, et que, là par contre, je n'ai pas de raison (personnelle) de tuer. A mesure que le film avance et que Charles découvre qui est Paul, l'envie de tuer, bien que toujours là, violente, se heurte à une forme d'impuissance. La haine contre celui qui a tué son enfant évolue... elle devient une haine plus générale, contre tout ce que représente Paul. Le sentiment de dégoût se mêle au désir de vengeance. Et on ne tue pas par dégoût. C'est l'ignominie rencontrée chez Paul qui paradoxalement fait que Charles ne peut le tuer.
On peut aller plus loin encore. D'autant que chez Chabrol, ce n'est jamais si simple — c'est son côté langien. Si Charles ne peut tuer, c'est aussi parce que (se) venger et (se) faire justice, ce n'est pas tout à fait pareil. La vengeance, au sens strict, celui auquel, on l'imagine, se réfère Charles, c'est la loi du talion. Elle suppose une totale réciprocité, alors que "tuer celui qui a tué" entre davantage dans le cadre de la sanction. La vraie vengeance serait de faire subir à l'autre exactement ce qu'il vous a fait subir. Et donc, puisque Paul a tué le fils de Charles, pour Charles, tuer le fils de Paul, ce qui évidemment est impossible. D'abord parce que, on l'a vu, Charles est incapable de tuer quiconque, encore moins un innocent, mais aussi parce que, si cela arrivait (supposition purement théorique), la douleur éprouvée par Paul, si tant est qu'il y en ait une, vu la dégueulasserie du personnage, ne saurait être égale à celle de Charles, qu'elle ne serait donc pas réciproque. Là encore, c'est la personnalité de Paul qui conditionne l'acte. Charles ne pouvait tuer Paul, simplement parce que, qu'il s'agisse de se venger ou de se faire justice, l'acte n'aurait jamais été à la mesure de ce qu'avait commis Paul. Et ça c'était écrit depuis le début. Dans le cahier des charges...

mai 17, 2025

L'ouvreuse

  L'ouvreuse: petit film de montage (12 min.) réalisé en 2005.

Le film est commencé? — Non, c'est encore le générique.
(souvenir ému de mon adolescence
quand je me décidais au dernier moment à aller voir un film)

Générique. adj. et n. m. (1582; du lat. genus, eris. V. Genre). 1° Didact. Qui appartient à la compréhension logique du genre (opposé à spécifique). Voie est le terme générique désignant les chemins, routes, rues, etc. V. Commun, général. 2° Cin. Un générique (déb. XXe): présentation d’un film, faisant partie de la bande cinématographique (généralement au début) et où sont indiqués les noms des auteurs, collaborateurs, producteurs, etc. 3° Médicament générique, dont le brevet est tombé dans le domaine publique, et, par conséquent, meilleur marché. — Par ext. Produit générique, commercialisé sans nom de marque. Ant. Spécifique; spécial. Individuel, particulier. (Le Petit Robert)

Donc je peux publier des "génériques" sans l’autorisation de quiconque. Ha ha... Sauf que non, mon film a été bloqué, moi seul peux le voir. Dommage, il y avait dans l'ordre, et ça s'enchaînait vraiment bien, les génériques de:

— Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963, musique: Georges Delerue)
— Pierrot le Fou (Jean-Luc Godard, 1965, musique: Antoine Duhamel)
Les Demoiselles de Rochefort (Jacques Demy, 1967, mus. Michel Legrand)
— Play Time (Jacques Tati, 1967, musique: Francis Lemarque)
— Baisers volés (François Truffaut, 1968, chanson: Charles Trenet)
Les Deux Anglaises et le Continent (F. Truffaut, 1971, musique: G. Delerue)

mai 13, 2025

Satoko

  Les Amants sacrifiés de Kiyoshi Kurosawa (2020).

  La femme d'un espion.

Oubliez le titre français "à la Mizoguchi", ça n'a rien à voir... le film de Kiyoshi Kurosawa (スパイの妻 = "La femme d'un espion") évoque davantage, via l'itinéraire de son héroïne, le Triple Agent d'Eric Rohmer. On ne poussera pas trop loin le parallèle (même si on pourrait: l'époque, les images d'archives, la petite histoire dans la grande, ici les atrocités commises par l'armée impériale du Guandong, plus particulièrement l'Unité 731 durant la guerre sino-japonaise, qui se terminera sur une autre atrocité, américaine celle-là...), c'est juste une entrée en matière pour signifier que le personnage principal des Amants sacrifiés, c'est bien Satoko, statut qu'elle ne possède pas d'emblée, mais qu'elle acquiert de haute lutte, du point de vue de la fiction, comme dans Triple Agent. Après, c'est un film écrit par Ryūsuke Hamaguchi et mis en scène par Kiyoshi Kurosawa, et c'est aussi dans ce curieux attelage que réside toute la force du film, qui mêle les méandres du récit hamaguchien à l'impact du concept chez Kurosawa, comme celui de la "disparition", à l'image de ses derniers films (Creepy, Avant que nous disparaissions, Invasion), la disparition étant également le thème principal du film de Hamaguchi, Asako I & II. Or, qu'est-ce qui disparaît dans les Amants sacrifiés si ce n'est — outre les documents originaux prouvant les exactions (comparables à celles de Mengele à Auschwitz) de l'armée japonaise en Mandchourie — le héros masculin (Yusaku), s'effaçant progressivement au profit de Satoko, sans que son rival (Taiji) ne prenne le relais... Du triangle amoureux classique, qui d'ordinaire voit un second couple se substituer au premier, il ne reste dans la deuxième partie du film, la plus belle, que la solitude bouleversante d'une femme. Alors oui, par ce biais-là, on pourra trouver au film des accents mizoguchiens, mais le parcours de Satoko emprunte aussi à la veine hitchcocko-langienne (elle-même nourrissant Triple Agent), de Marnie (le petit film réalisé par Yusaku, séquence prémonitoire de ce qui va se passer) à Notorious (l'espionnage, l'amour, la Seconde Guerre mondiale... je n'insiste pas), en passant par le Secret derrière la porte (les agissements mystérieux d'un mari). C'est que les Amants sacrifiés est un film "cosmopolite", comme l'est Kobe où se déroule l'action, qui est aussi la ville de Kiyoshi Kurosawa, et comme se définit lui-même Yusaku lorsqu'il doit répondre aux soupçons de Satoko. De sorte que la "disparition" se situe elle aussi à différents niveaux. C'est non seulement celle, physique, de l'homme, nous saluant de loin, déjà au large, comme un pied de nez à l'histoire (quid de son cosmopolitisme?), ou simplement le fait que de toute façon son héroïsme n'aurait servi à rien (les Américains ont négocié après la guerre avec les criminels de l'Unité 731: l'impunité en échange des résultats de leurs expérimentations, bafouant le devoir de mémoire); pied de nez à sa femme dont le ralliement dans un second temps n'était pas, semble-t-il, de nature à modifier le désir qu'il avait, initialement, de partir sans elle... c'est surtout — la disparition — celle de la femme, la disparition comme motif du féminin, qui voit la femme, suppléant la défaillance de l'homme, renverser l'échiquier sur lequel elle n'était jusque-là qu'un pauvre pion, et ainsi s'emparer de la fiction, à bras-le-corps, par amour, par passion, jusqu'à se perdre elle-même... Soit la folie, mais pas n'importe laquelle, celle qui consiste à se considérer comme fou, le paraître fou, parce que c'est de ce côté-là qu'il faut être. Expliquant — le finale est prodigieux — que cette "folie", grandiose, féminine, n'empêche pas d'être sensible, hypersensible même, à l'autre folie, celle terrifiante du monde et des hommes.

mai 10, 2025

La peau, les yeux

  La piel que habito de Pedro Almodóvar (2011).

C'est une drôle d'histoire que celle qui relie La piel que habito de Pedro Almodóvar, libre adaptation (réalisée en 2010, sortie en 2011 et censée se passer à Tolède en... 2012) d'un roman de la Série noire, Mygale (1984), signé Thierry Jonquet, et les Yeux sans visage (1960) de Georges Franju, libre adaptation du roman éponyme de Jean Redon, son unique roman publié, lui, aux éditions Fleuve noir (dans la collection "Angoisse") et dont on dit qu'il pourrait avoir été écrit par Frédéric Dard.

Deux films qui ont en commun la folie démiurgique, "frankensteinienne", d'un savant: là, Antonio Banderas, créant, via la transgenèse et au mépris de la bioéthique, une peau synthétique à un jeune homme qu'il a séquestré par vengeance (celui-ci avait violé sa fille), auquel il a fait subir un changement de sexe (une vaginoplastie) puis modelé son visage à l'image de celui de... sa propre épouse qui, jadis défigurée lors d'un accident de voiture, s'était défenestrée quand elle s'était vue dans le reflet d'une vitre (le scénario est encore plus tordu que le roman); là, Pierre Brasseur, cherchant à greffer, via l'hétérogreffe (à partir de "sujets vidés de leur sang jusqu'à la dernière goutte et irradiés"), un nouveau visage à sa fille, elle aussi défigurée après un accident de voiture, dont il est par contre responsable. Une approche fantastico-réaliste, volontairement froide, clinique, marquée chez Franju par la pureté blanche, "colombesque", d'Edith Scob, alors débutante, et son cou de cygne à la Audrey Hepburn (elle est d'ailleurs habillée par Givenchy), et chez Almodóvar (dont les bigarrures habituelles se limitent dans le film à la multiplicité des genres abordés) par l'étrangeté de ces corps métamorphosés qu'interroge l'art contemporain (ici Louise Bourgeois avec ses poupées en tissu rembourré et aux coutures aussi grossières que des cicatrices). Approche témoignant chez l'un comme chez l'autre des liens qui existent entre la création artistique et l'expérimentation scientifique:

— Dans les Yeux sans visage, c'est le souvenir d'un vieux film chirurgical réalisé par Thierry de Martel (un neurochirurgien, inventeur du "trépan à débrayage automatique"!), film que l'auteur de Judex avait découvert dans sa jeunesse, où il était question d'une trépanation pour crise d'épilepsie bravais-jacksonienne, si impressionnante — le caméraman aurait fini par s'évanouir — qu'il y avait ressenti "la peur à l'état brut". Bernard Queysanne, qui fut son assistant sur la Faute de l'abbé Mouret, rapporte que Franju aimait raconter cette expérience, en proposant moult variantes dont celle qui relate que le malade était assis, souriant aux spectateurs pendant qu'on le trépanait, ce qui évidemment est impossible... J'ai retrouvé le film, il s'intitule Trépanation pour tumeur de la zone rolandique (c'est ), l'opération est effectuée, comme il se doit, sous anesthésie générale et ce que Franju a dû confondre dans son souvenir, c'est qu'à la fin on voit effectivement le malade tout sourire, mais c'est après l'intervention, pendant qu'on lui fixe une perruque pour masquer la cicatrice et qu'on le coiffe à grands coups de brosse! Toujours est-il que ce film a bien laissé des traces chez Franju, à la façon dont Brasseur découpe la peau du visage de ses victimes, ou encore lorsque, pour enterrer l'une d'elles, il doit soulever à l'aide d'une pioche la tombale d'une sépulture, comme le ferait un chirurgien avec le volet d'un crâne.

— Dans La piel que habito, c'est plus soft et aussi plus fouillé. Ce qui est en jeu est moins le geste (chirurgical) que les manipulations (génétiques) qui ont présidé à la "confection" de la peau (à l'image de la double hélice d'ADN qui clôt le film). Banderas y fait œuvre de bâtisseur, recouvrant par morceaux le corps de sa victime, mais sans pouvoir appréhender ce qui demeure à l'intérieur et permet à la victime, confrontée au réel de sa perte d'identité sexuée, d'échapper à la néantisation, et ce par l'écriture et la création, ce qui passe par le corps (de la couture au yoga), comme toujours chez Almodóvar, cinéaste spinoziste s'il en est. Et ainsi de réparer... La réparation, thème cher au réalisateur comme chez Louise Bourgeois dont les parents réparaient des tapisseries. L'art qui quelque part reconstruit l'enfance. Avec l'image ambivalente de l'araignée, à la fois prédatrice, tel le scientifique qui emprisonne ses cobayes-victimes dans sa toile, et réparatrice, évoquant alors la mère et l'intérieur de la maison, quand la toile est déchirée.

"I Do, I Undo, I Redo": "Je fais, je défais, je refais". C'est le motto de l'artiste, d'Almodóvar comme de Franju, celui de la perfection (parce que justement inaccessible), qui de même gouverne le savant enfermé dans son obsession... Mais plus encore, c'est le motto de Christiane et Vera/Vicente, les deux victimes, au sens du "défaire" comme préalable à la reconstruction, qu'elles opèrent in fine par elles-mêmes en se débarrassant de leurs bourreaux. Des victimes, certes dorénavant condamnées à vivre derrière un masque ou dans un autre corps, mais — par-delà la question du paraître, auquel renvoie celle du regard, centrale dans les deux films — d'être enfin libres et toujours soi.
  Les Yeux sans visage de Georges Franju (1960).

mai 08, 2025

Fritz Lang, 1938

  You and Me (Casier judiciaire) de Fritz Lang (1938).

  Le crime ne paie pas.

Revu You and Me (Casier judiciaire) de Fritz Lang, un film que j'aime toujours autant, qui diffère des deux premiers Lang américains — également avec Sylvia Sidney — que sont Fury (avec Spencer Tracy) et You Only Live Once (avec Henry Fonda), deux films autrement plus célèbres que j'aime aussi, évidemment, mais pour d'autres raisons, en tout cas deux films auxquels semble s'opposer le troisième (et donc dernier des Sidney-films de Lang, avec cette fois George Raft, dans le rôle du gangster repenti), par sa tonalité empreinte de légèreté — que souligne d'ailleurs le titre original You and Me, au contraire du titre français —, désépaississant en quelque sorte le tragique dans lequel baignaient Fury et You Only Live Once.
Cette légèreté, on la doit avant tout à Kurt Weill (L'Opéra de quat'sous, Mahoganny), dont l'apport (minimisé par Fritz Lang, bien sûr) ne se limite pas aux chansons, les fameux songs (moins nombreux que prévus initialement), mais touche à l'esprit même du film dont on peut dire qu'il est "kurtweillien", au point que, lorsqu'on regarde You and Me, on a l'impression que c'est Fritz Lang qui s'est mis (brillamment) au diapason de Weill et non l'inverse, et ce, jusqu'à conférer à son film une musicalité toute particulière (cf. la réunion de Noël entre les anciens détenus). Ce qui est également weillien, c'est l'aspect "synthétique", qui transforme ici, et la critique sociale (la question de la réinsertion des détenus, le thème, lui très langien, de l'injustice), et sa part didactique, toutes deux "allégées" (du Brecht sans Brecht, comme disait Lotte Eisner), en un drôle de mixte, mêlant au film social et au film de gangsters (dans l'esprit Warner, même si c'est un film Paramount), la comédie musicale et la comédie sentimentale (puisque c'est un film Paramount). Tout ça dans une vision marxiste, là aussi plus weillienne que langienne, avec un goût certain pour la parodie (de Sternberg, lors de la seule véritable séquence chantée du film, celle du bar à marins, à Lang lui-même, lors de la scène du tableau noir, rappelant celle du "tribunal" dans M — cf. infra).
Parce qu'il y a beaucoup d'humour dans You and Me (pas trop le point fort de Lang jusque-là), qui fait que le marxisme du film est plutôt à tendance Groucho, via ces gangsters sortis de prison et reconvertis en vendeurs dans un grand magasin, qui savent par leur bagout comment réussir à vendre un rocking-chair pour enfant (quitte à menacer l'enfant pour qu'il convainque ses parents), un ouvre-boîte (efficace aussi pour ouvrir les coffres-forts) ou une raquette de tennis (parce qu'on s'y connaît en... racket). Un humour qui trouve son point d'orgue dans la séquence d'arithmétique, se déroulant au rayon "jouets" du magasin et où donc Sylvia Sidney détaille sur un tableau, aux truands que Raft — qui n'a pas supporté que Sidney dont il est amoureux lui ait caché qu'elle aussi était passée par la case prison — a convaincus de cambrioler le magasin, combien il leur resterait une fois déduits tous les "frais" nécessaires au casse: à peine plus de cent dollars chacun, une paille comparativement au risque encouru.
Et ainsi, en guise de conclusion, que si "on n'a rien pour rien", que tout doit s'acheter, comme il est dit au tout début du film dans la "chanson de la caisse enregistreuse" (et pas que des fourrures, des bijoux, des voitures et autres vins fins, images à l'appui, mais tout ce dont on a besoin pour vivre, précise ensuite la chanson)... eh bien, il n'en reste pas moins que "le crime ne paie pas", rappelle Sylvia Sidney, forte de sa démonstration, et qu'il ne paie pas, non parce qu'on finit par se faire prendre ou que c'est mal de voler, mais parce qu'on ne gagne pas vraiment d'argent en volant. Et à celui qui lui rétorque que les "gros bonnets" (big shots), eux, gagnent beaucoup d'argent, Sidney de répondre (c'est la phrase-culte du film, pour le coup bien langienne): "Les gros bonnets ne sont pas des petits escrocs comme vous, ce sont des politiciens". Sur quoi, abandonnant l'idée du cambriolage, tout le monde quittera gentiment les lieux, sans oublier d'éteindre la lumière comme l'avait recommandé le patron du magasin (humour capresque, ou lubitschien, ou maccareyien... au choix). De sorte que You and Me, c'est, au-delà de la romance suggérée par le titre, "vous et moi", les dindons du capitalisme... vous, les criminels qui croyez gagner de l'argent en volant, et moi, l'usager qui en consommant fait tourner la machine, à l'image de Raft à la fin, seul dans le magasin, enregistrant et payant le parfum "Extase" qu'il va offrir à Sidney... histoire de clore la romcom, et le film avec, en retrouvant l'aimée qui s'était enfuie, là-bas à l'hôpital, prête à accoucher, accompagné de ses amis taulards.

PS. Sur You and Me, lire l'excellent texte de Heather Babcock sur son blog "Meet Me at the Soda Fountain" (un texte qui m'a servi pour écrire le mien).

mai 01, 2025

Mon journal 4

  Aimer perdre de Harpo et Lenny Guit (2025).

  Notes d'avril.

2 avril
Pigeon vole — Même si le film faiblit un peu sur la fin (le passage au casino et ce qui suit), Aimer perdre des frères Guit, Lenny (comme Lenny Bruce?) et Harpo (bah, comme Harpo Marx) est vraiment une belle réussite, dans la lignée (outre, j'imagine, Fils de plouc, leur premier film que je ne connais pas), du Fotogenico de Marcia Romano et Benoît Sabatier vu l'an dernier, pour le côté libertaire mais ici nettement moins stylisé... dans la lignée aussi, peut-être, des premiers films (que je ne connais pas non plus) de leur papa Graham, déjà avec Melvil Poupaud. En tout cas, un film de squat, en territoire brusselois, sur la précarité, une ode à la débrouille, je dirais même à la démerde (si on considère que par endroits, dans un petit coin, ça flirte avec le cracra)... qui voit Armande Pigeon l'héroïne (étonnante María Cavalier-Bazan, une actrice de théâtre) parier sur tout et rien (d'une épreuve d'aéromodélisme — le vol circulaire — au simple pile ou face en passant par le blackjack) pour finalement tout gagner et, bien sûr, tout perdre. Vu que l'essentiel dans le jeu, surtout si on y est accro, est moins le gain ou la perte que le temps de la "mise", un moment de pure liberté, ouvert à tous les possibles, toutes les inspirations, que traduit dans le film l'image de l"envolée", qu'il s'agisse d'aéromodèles, de billets de banque ou d'un pigeon. L'envolée comme échappée... Loin de tous ces films ultra-formatés qui polluent nos écrans.

5 avril
Post covid. Sur Hard Truths de Mike Leigh.

9 avril
Le temps s'est arrêté — Vermiglio, du nom du village où se déroule le film (à la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans la région du Trentin), a la beauté majestueuse de certains films d'Olmi comme de certains tableaux du XIXe (on évoque Segantini, le grand peintre des montagnes, mort empoisonné, dit-on, par le céruse qu'il utilisait en abondance pour ses toiles). Vermiglio — "vermillon" en italien — comme antonyme, vu que c'est le bleu et le blanc qui y dominent. Cet aspect antonymique est d'ailleurs ce qui fait la force du film de Maura Delpero. Déjà dans ce qui est l'essence même du cinéma: le présent pour raconter le passé (on y parle un dialecte propre au village). Mais aussi: le quotidien paisible et monotone, bien que rude, qu'est la vie en montagne, par rapport à la guerre, maintenue, elle, hors champ; ou encore, le silence qui dans la famille est celui des non-dits (et autres dénis), par rapport à la voix patriarcale, sévère et injuste, d'un père-instituteur, mélomane à ses heures, qui enseigne à ses élèves Les Quatre saisons de Vivaldi et le sens du mot "épistolaire"... De sorte que le "vermillon" du film, qui est celui des enfants de Cesare et Adele, aux destins si différents, n'apparaîtra que comme éclaboussure dans le bleuté du film, sous la forme d'un vêtement, d'une tache de sang, d'un bouquet de fleurs ou d'un coucher de soleil. 

10 avril
Le maître enchanteur. Sur Blackmail d'Alfred Hitchcock.

17 avril
Ce qui manque le plus aujourd'hui à la critique, c’est le sens de l’humour (celui dont faisaient preuve par exemple Moullet et Fargier dans leurs textes). Cronenberg s’en est plaint, indirectement, à propos de son dernier film, The Shrouds, dont le sujet particulièrement morbide suppose, pour qu’on y adhère, d’être à la fois attentif et sensible à l’humour que le film recèle par ailleurs. A ce titre, il me plaît d'imaginer les raisons qui, dans le scénario original (le projet Netflix), avaient présidé au choix de Reykjavik et Budapest pour former avec Toronto, là où habite Cronenberg alias Karsh (Vincent Cassel), le triangle géographique de la série. Ces raisons ont trait à la mélancolie, présente depuis le début dans l’œuvre du cinéaste mais de façon plus massive dans ses deux derniers films (on sait pourquoi), justifiant encore plus le recours à l’humour (comme contrepoint). Or la mélancolie c’est quoi sinon l’image conjointe, chez le sujet qui en souffre, de la beauté et de la putrescence, quand se mêle à la vue resplendissante d’une fleur le sentiment tragique de sa décomposition... Ce que représente d’une certaine manière (et toujours pour rire, hein) la chaîne de fast-food McDonald’s, symbole américain par excellence (et dorénavant trumpiste), si on considère le McDo de la gare de Budapest, réputé pour être "le plus beau McDonald's du monde", et les McDo islandais qui, eux, ont tous disparu et dont il n’est longtemps resté (plus de dix ans) qu’un burger frites sous cloche, exposé dans un musée de Reykjavik (du moins au début) et ainsi appelé à se décomposer, expérience qu'on pouvait suivre live, en se connectant à internet. Haha.

24 avril
Mizogénie — Revu la Cigogne en papier [Orizuru Osen, litt. "pli-grue Osen" = "La grue en papier (origami) d'Osen"], le dernier film muet de Mizoguchi, sorti début 1935. Une merveille. Le film est connu pour sa structure gigogne (et non cigogne), faite de flashbacks plus ou moins imbriqués, concernant les deux personnages principaux: Sokichi (un médecin qui, pendant qu'il attend son train, se rappelle sa jeunesse) et Osen (une ancienne geisha qui jadis l'avait sauvé du suicide puis aidé à poursuivre ses études), avec même un vrai flashback dans le flashback, conférant au film un aspect plutôt moderniste qui tranche avec l'usage des surimpressions, elles, typiques du muet... et, plus déroutant encore, la voix du bonimenteur (le fameux benshi) qui, dans la version que j'ai vue, se contente de "lire" l'histoire plus qu'il ne la commente... Mais peu importe, le génie de Mizoguchi est ailleurs:
1) d'abord dans l'extraordinaire lumière du film, même si une part de l'éblouissement produit vient peut-être des imperfections de la copie, lumière qui en tout cas témoigne ici d'un formalisme mesuré, à la fois scintillante (le reflet de la lune sur la lame d'un couteau, des rails miroitant sous l'effet du soleil, etc.) et vacillante, centrée sur le beau visage d'Osen, irradiant chaque plan de sa présence malgré les tourments endurés (magnifique Isuzu Yamada, la première des muses mizoguchiennes);
2) ensuite et surtout dans ces incroyables renversements d'axe, la marque pas encore totalement affirmée mais déjà bien là du cinéma de Mizoguchi, épousant non pas un point de vue mais la dimension émotionnelle, donc mouvante, qui existe derrière tout regard. A ce titre, le plan où Osen dépose sa "cigogne" en papier — en fait, une grue, figure emblématique au Japon (comme la cocotte chez nous), mais dont le terme, qui en français qualifie également une prostituée, a peut-être poussé les traducteurs à le remplacer par "cigogne" —, la fait voltiger en soufflant dessus, puis la suit des yeux, émerveillée, comme le serait une enfant, est tout simplement sublime.
  Vermiglio de Maura Delpero (2024).