
The Phoenician Scheme de Wes Anderson (2025).
Le gap émotionnel.
On pourrait remonter toute la filmographie de Wes Anderson, creuser au plus profond de ses films, et de leurs galeries, pour saisir tout ce que The Phoenician Scheme, son petit dernier, charrie en termes d'imagination et d'invention... mais la tâche est trop ardue, contentons-nous d'inscrire le film dans la lignée des deux précédents, The French Dispatch et Asteroid City, dont il représente une sorte de prolongement spatio-temporel (genre "aventures dans le Wesworld des années 50 et 60"), ainsi que de The Grand Budapest Hotel, puisque se passant dans un pays imaginaire, de ceux qui nous rappellent l'univers d'Hergé (à Zubrowka, mixte syldavo-bordurien à l'époque de l'Anschluss, succède ici une contrée moyen-orientale, "la Grande Phénicie", évoquant la pétromonarchie du Khemed dans Tintin au pays de l'or noir — l'album est sorti en 1950, l'année où est censé se dérouler The Phoenician Scheme)... un prolongement autant qu'une rupture, pour ce qui est de l'inspiration de départ, puisque celle-ci prend sa source directement dans les origines "phéniciennes" de Juman Malouf, l'épouse d'Anderson, et le fait que de leur union est née une fille, la question de la filiation et de la transmission n'étant rien d'autre que le cœur du film. The Phoenician Scheme est ainsi dédié au papa de Juman, Fouad Malouf, dont les pérégrinations entre l'Europe et le Moyen-Orient ont inspiré le personnage principal (Anatole "Zsa Zsa" Korda, incarné par Benicio del Toro), bien moins toutefois que le souvenir de tous ces magnats du siècle dernier, à commencer par le moins connu d'entre eux, l'archi-milliardaire Calouste Gunbelkian, génie du négoce, qu'on surnommait "Monsieur 5%" (part des bénéfices qu'il s'était réservés quand il a vendu aux grandes puissances occidentales ses terres irakiennes, riches en pétrole) et qui, lui aussi, fut un grand collectionneur (cf. l'adage de Korda comme quoi ce ne sont pas des œuvres d'art qu'il faut acheter mais des chefs-d'œuvre). Sauf que dans The Phoenician Scheme le nabab est surtout un requin de la finance, au demeurant marchand d'armes, comme Basil Zaharoff et le Mr. Arkadin de Welles (en signe de bienvenue il vous offre une grenade), donc sans foi ni loi, capable des pires coups bas pour arriver à ses fins, ce qui fait qu'il a une tonne d'ennemis, prêts à le supprimer en multipliant les complots (complot, un des sens du mot "scheme", terme polysémique s'il en est) — il vient d'échapper à sa sixième tentative d'assassinat (un crash aérien) —, ou plus simplement, à l'instar des principaux gouvernements (et de leurs bureaucrates), bien décidés à saborder, par l'entremise d'un espion, son projet pharaonique de construction (projet ou plan, autre sens du mot "scheme") — un truc démentiel avec tunnels trans-montagneux et systèmes complexes de navigation —, en créant un "gap" sur les marchés (cf. infra), en l'occurrence l'explosion du cours des "rivets cabossables", indispensables à ladite construction.
Question structure, précisons d'emblée que The Phoenician Scheme est plus proche de The Grand Budapest Hotel que de The French Dispatch et Asteroid City, dans la mesure où l'emboîtement des histoires, qui sied au cinéma d'Anderson, se décline ici de manière relativement fluide, à l'image de toutes ces boîtes à chaussures, équivalentes aux boîtes à pâtisseries du Grand Hotel, qui servent à chapitrer le film... plus une petite, qui correspond au gap que doit donc combler Korda en espérant l'aide de ses associés. Des associés qu'il rencontre les uns après les autres pour renégocier le contrat (contrat qu'il a évidemment "traficoté"), avec dans l'ordre: un prince arabe, un consortium de Sacramento (dont les membres se révèlent super balèzes au basket!), un chef de gang qui tient un night-club (et a affaire à des terroristes), le patron, "donneur universel", d'un syndicat de marine, une cousine germaine et surtout un demi-frère: le terrible Nubar. "Il n'est pas humain, il est biblique!", dit de lui Korda, le soupçonnant d'avoir assassiné une de ses trois épouses, laquelle au demeurant n'était pas une nonne, au contraire de sa fille Liesl qui aspire à l'être mais dont Korda veut faire sa seule héritière — au détriment de ses neuf petits frères — au cas où... et qui va l'accompagner dans ses périples, elle-même accompagnée d'un tuteur norvégien spécialiste des insectes. Bon, rassurez-vous, je ne vais pas vous raconter tout le film, je me limite aux grandes lignes, car d'autres boîtes sont ouvertes dans The Phoenician Scheme et parmi elles, celle qui touche aux secrets de famille dont le plus important concerne l'identité véritable du père de Liesl.
Que dire alors de ces grandes lignes qui structurent le film? Rien de proprement nouveau, disons juste de plus affirmé, par rapport aux précédents, toujours marqués par l'image du circuit. Un circuit moins labyrinthique, plus en surface, qu'on suit à la manière d'un train électrique, avec ses différentes stations, sa marchandise répartie dans chaque wagon et non empilée sur l'un d'eux. Reste que si la ligne est droite, dans l'esprit de la "ligne claire", celle d'Hergé et Jacobs (on le répète à chaque fois, au même titre que les tons pastels, la frontalité des plans et leur construction symétrique), encore que chez Anderson, la ligne claire renvoie peut-être davantage à Joost Swarte, le concepteur du terme, par sa plus grande géométrie dans le tracé des lignes... bref, que si la ligne est droite, allant d'un point à un autre, permettant ainsi la transmission, ou encore la transfusion (ici entre le capitaine du syndicat et Korda), elle procède aussi de l'échange, ce qui est le principe même de toute négociation, jusqu'à la partie de cartes finale (une partie de rami je crois), entre Korda et sa fille, scellant pour toujours leur attachement (écho, j'imagine, au film de Pagnol réalisé par Alexander... Korda, et plus généralement à la Trilogie marseillaise, via la question de la filiation).
Or pour bien suivre une ligne, il faut savoir faire, aussi, avec les obstacles qu'on y rencontre, savoir comment les surmonter, ce qui chez Wes Anderson se traduit par la plus grande réduction possible de l'écart qui existe dans tout ensemble (p. ex. un film et son agencement), entre ce qui, au sein de l'ensemble, est le mieux et le moins bien placé. C'est la définition du gap. Dans The French Dispatch, le gap mesurait l'écart entre The Liberty, Kansas Evening Sun, le journal américain (inspiré du New Yorker) et "The French Dispatch", son supplément culturel, en écho à la distance qui sépare Liberty, dans le Kansas donc, où se trouve le siège du journal, et Ennui-sur-Blasé, en France, où est publié le supplément. Un écart à réduire au maximum, de sorte que l'écart devienne minimum, à l'image de celui — nous révélait Anjelica Huston (la narratrice) à la fin du film — qui sépare, d'une dizaine de miles seulement, Liberty, considéré alors comme le centre géographique des Etats-Unis (avant qu'on ne refasse les calculs, suite à l'entrée de l'Alaska et d'Hawaï dans l'Union en tant qu'Etats) du vrai centre des Etats-Unis, plus "réel" mais où il n'y a... rien. Soit pour Wes Anderson, le comblement du fossé entre deux réalités, celle du monde et la sienne, sa propre réalité du monde, qu'il recrée, nourrie par son goût venu de l'enfance pour les maquettes et les récits enchâssés, et de façon d'autant plus maniaque que le monde ainsi recréé doit avoir tout d'un vrai monde (d'où le souci du détail). Dans Asteroid City, le gap avait la forme d'un cratère en plein désert, trou qu'il ne s'agissait pas de combler, évidemment, mais de rendre plus "habité" par tout ce qu'on y meublait autour. Avec le risque, inhérent à ce travail d'orfèvre, ultra-méticuleux, de perdre en émotion (celle que véhicule la mélancolie andersonienne) ce que l'on gagne en technicité, le trop réduisant l'œuvre à sa part la plus conceptuelle, belle mais froide.
Qu'en est-il dans The Phoenician Scheme? Au-delà du gap financier, quel autre gap Wes Anderson cherche-t-il à combler, qui rapprocherait ainsi la dure réalité d'un monde où existent encore des esclaves, où sévit encore la famine, et celle, utopique, d'un monde sans esclave ni famine? La réponse est peut-être dans cet hommage rendue par le cinéaste à son épouse, née il y a cinquante ans, l'année même où débutait la guerre du Liban, et à travers elle (Juman, pas la guerre), à sa fille (la leur), susceptible, rêvons un peu, de connaître un jour un Moyen-Orient sans conflits — jour qui arriverait "plus tôt que tard"? Je divague, bien sûr, mais continuons. Un tel gap, séparant de telles réalités, relève assurément du gouffre. Trop abyssal. Il faut plus que des maquettes, si incroyables soient-elles, et ce qui s'y raconte, pour que quelque chose se crée entre les deux réalités et permette ainsi de combler le gap. Ce quelque chose a-t-il à voir avec le choix de Wes Anderson d'adjoindre à la musique d'Alexandre Desplat, celle de Stravinsky? The Phoenician Scheme s'ouvre (le prologue dans l'avion est génial) sur les premières mesures de l'Apollon musagète, soit donc, c'est entendu, l'hommage rendu par Wes Anderson à sa muse... S'ensuivra Petrouchka, le début festif du Carnaval, alors que la fin sera accompagnée du finale de L'Oiseau de feu, marqué par la disparition du "palais" (ce qui correspond à toute la fortune de Korda, et un peu plus), comme des sortilèges du méchant (Nubar équivalent de Kochtchei?), le film se terminant dans l'allégresse (toute relative en termes d'expressivité, on est chez Wes Anderson), que constitue donc une partie de cartes, une fois faites... la cuisine et la plonge — c'est L'Ode à la joie de Beethoven qu'on y entend. Soit la part d'espérance, sinon de miracle, qui progressivement, grâce au personnage de Liesl découvrant la réalité du monde, imprègne une histoire dominée par l'argent et où rôde la mort. Et de se rappeler que schème s'entend aussi au sens de "représentation abstraite", et dans le cas du film de ce que recouvre le terme "phénicien", dont l'étymologie renvoie à la couleur pourpre, au "rouge sang", bref au "phénix", oiseau légendaire (appelé également "oiseau de feu", il n'y a pas de hasard) censé renaître de ses cendres. De sorte que la dimension funèbre qui se dégage des derniers Anderson depuis The Grand Budapest Hotel — et qu'illustrent dans The Phoenician Scheme les scènes en noir et blanc, un peu trop chargées symboliquement, où Zsa Zsa Korda (del Toro y a la même tête que le peintre Rosenthaler dans The French Dispatch) expie ses fautes — se trouve comme allégée, non seulement par la présence bienveillante de Liesl et cette idée de "renaissance", mais aussi peut-être par toutes ces expériences de "mort imminente" qu'a vécues Korda (vu que la mort il y échappe à chaque fois)...
Pour autant, cela ne nous dit toujours rien du gap recherché et de la façon dont Wes Anderson s'y prend pour le combler. Alors? La réponse serait-elle finalement dans ce drôle de caprice, qui est celui de l'artiste, d'avoir imposé sur le plateau du film, pour figurer la collection d'art de Korda, la présence de tableaux authentiques mêlés à de simples répliques? Du vrai côtoyant du faux. A-t-on là notre gap que viendrait traduire l'aura ainsi dégagée (aux dires mêmes d'Anderson) par le caractère "réel" de ces tableaux? Oui, probablement. Mais encore. De ces tableaux, il s'en détache un plus que les autres (comme offert au regard du spectateur, à la manière des deux tableaux dans The Grand Budapest Hotel, le "Garçon à la pomme", pastiche des peintures du XVIe, et le faux Egon Schiele, sauf qu'eux, ils n'avaient pour le coup rien de "réel"), c'est celui accroché au-dessus du lit de Liesl: Enfant assis en robe bleue, un Renoir dont l'aura naît de la grâce de l'enfant et de son expression vaguement mélancolique (1). Alors que les autres tableaux (réels), répartis pêle-mêle, sont pour l'essentiel des natures mortes, dont une au jambon (pour le petit déjeuner!) d'un certain Floris van Shooten (peintre que je ne connais pas), s'accordant avec le côté "vanité" du décor (cf. le crâne sur la grande table du palais) et sa dimension plus lourdement mélancolique. Tout ça pour dire que le gap, au final, se trouverait entre le "vrai vivant" d'un Renoir (incarné dans le film par Liesl) et le côté "toujours en vie", still life, d'une nature morte (incarné par Korda, se refusant à mourir) (Entre les deux, comme une ligne de partage, il y aurait L'Equateur de Magritte, mais je ne l'ai pas repéré dans le film.) Et que les faire coexister, jusqu'à les réunir, serait pour Wes Anderson sa façon, à lui, de le combler. Sa façon à lui, c'est aussi la limite de l'art andersonien. Parce que tourné davantage vers l'intérieur, l'intérieur du film et ses secrets de fabrication (à l'image de la boîte à chaussures enfermée dans un coffre) — et ce, dans la mesure où le spectateur n'est pas censé savoir que certains tableaux sont des vrais — que vers l'extérieur, certes offert généreusement au regard, mais de manière si directe, face caméra, que la part d'artifice y demeure toujours visible. Un film qui n'en reste pas moins drôle et touchant, intrigant aussi, car ne ressemblant à rien de déjà vu (sinon chez Wes Anderson), et c'est bien là l'essentiel, même si le gap attendu, le "gap émotionnel", celui qui n'avait pas vocation à être comblé, eh bien, ne nous était pas destiné.
(1) En fouillant sur Internet on découvre que le tableau (qui a appartenu à Greta Garbo, Garbo anagramme de Gabor auquel renvoie le surnom Zsa Zsa de Korda) proviendrait de la collection Nahmad dont le propriétaire, David Nahmad, un milliardaire et homme d'affaires d'origine libanaise, aurait eu, comme Gulbenkian en son temps et Korda dans le film, quelques "démêlés" avec la justice.