février 15, 2024

Renard mon ami


  Fantastic Mr. Fox de Wes Anderson (2009).

Le corps beau c'est le renard. (même sans la queue)

On a pratiquement tout dit sur Fantastic Mr. Fox de Wes Anderson (un film produit par la Fox évidemment). Je ne reviens donc pas sur l’histoire, adaptée du roman pour enfants de Roald Dahl, un auteur que je n’ai jamais lu, ni sur les thèmes chers à Anderson que sont la famille, la relation père/fils, etc., ni sur la technique de l’animation "image par image", procédé désuet mais qui fait tout le charme du film, renouant avec la poésie archaïque du Roman de Renard de Starewitch ou du King Kong de Schoedsack et Cooper.
En revanche, je voudrais dire quelques mots sur l’articulation du fond et du style, pensant à ce qu’écrivait Rohmer à propos du Déjeuner sur l’herbe de Renoir: "les films novateurs ne proposent rien d’absolument neuf quant au fond ou quant au style, ils font mieux en nous suggérant une idée jusque-là inconcevable des rapports du fond et du style." L’inconcevable ici est la manière dont Anderson croise une technique un peu brute, quasi primitive, sinon sauvage, et un récit foisonnant et parfaitement huilé (comme tout conte pour enfants), là où chez lui c’est d’habitude l’inverse (scénographie riche et dense, remplissant le cadre, qu’il s’agisse de la cabine d’un bateau ou du compartiment d’un train, au service d'un récit toujours inventif mais éparpillé). Cette inversion dans les rapports n’est pas sans conséquence au niveau du récit lui-même qui gagne en puissance, par le contraste ainsi créé entre le côté rough de l’animation et l’aspect peluche des personnages, entre les pulsions animales de ceux-ci (en fait réduites à leur caractère vorace — séquences fulgurantes et très drôles) et la douceur veloutée de leurs expressions, au niveau du regard et surtout de la voix (celle de Clooney est un délice), sans tomber dans l'anthropomorphisme gnangnan. Maître Renard est un chef de famille, c'est aussi un chef de clan, le chef de tous les petits animaux qui habitent les terriers, comme le blaireau, la taupe, le lapin... (mais pas l'opossum qui, lui, vit dans les arbres et accompagne le groupe seulement par amitié, un peu comme le sympathisant vis-à-vis des militants)... Mr. Fox coincé entre son désir d'ascension "sociale" et son rêve d'être comme le loup, libre et sauvage. Bref, entre la mécanique de l'ensemble, dont on devine en permanence les rouages, la part artisanale, et la force poétique de toutes ces figurines à fourrure, ce qui confère au film une dimension matiériste et tactile assez extraordinaire; un récit qui gagne aussi en dynamisme (la vitesse de narration varie en fonction des situations alors que la taille des personnages varie, elle, en fonction du décor), et surtout en profondeur, à travers ce que nous dévoile Anderson de son rapport au monde.
Certains n’y ont vu qu’une sorte d’autoréflexion du cinéaste sur son propre système (la fameuse maison de poupée), la miniature poussée à son comble, alors qu’en fait il s’agit d’un véritable dépassement, tant l'univers d'Anderson se trouve ici paradoxalement plus ouvert. Non pas qu'il s’élargisse mais qu’il se creuse, à l’image du terrier et de ses galeries, se propageant, tel un rhizome (au sens deleuzien du mot), vaste réseau de communication (avec l'extérieur) autant que d'isolement. Rien à voir avec Le terrier de Kafka et sa dimension paranoïde, mais quand même, l’idée qu’il y a chez Anderson les mêmes questionnements que chez Kafka quant à ce qu'il en est de la vie lorsque celle-ci vous place à l'écart du monde. Questions posées par le biais non pas de l’autobiographie, comme dans Darjeeling Ltd, ce qui finissait par alourdir le film (cf. la dernière partie), mais de l’autoportrait, tant il apparaît manifeste que Wes Anderson et Mr. Fox ne font qu’un — le rapprochement n’est pas que vestimentaire et ne se limite pas au seul dandysme — au point d'ailleurs que derrière l'image traditionnelle du renard voleur de poules, c'est bien, via la rousseur de son pelage, celle de la différence qu'il faut voir. Mr. Fox c’est aussi "Poil de carotte" (la preuve, le roman est de Jules... Renard). Il ne m'étonnerait pas qu'Anderson ait été rouquin dans l'enfance, on sait déjà qu'il était le cadet de la famille — cadet roussel? — et qu'à ce titre, il était maintenu un peu à l'écart, comme le sont les enfants trop géniaux, qu'ils soient rouquins ou gauchers, voire les deux. C'est surtout un "grand enfant", et non un "petit garçon", comme le pensent les anti-andersoniens, c'est-à-dire que son univers n'est pas régressif (à l'instar de certaines comédies US), mais "projectif", au sens où c'est à partir de schèmes issus de l'enfance que s'est construite sa vision du monde (un peu comme chez Ravel dont il ne viendrait à l'idée de personne de dire de son œuvre qu'elle est régressive).
C'est toute la différence entre la nostalgie, celle du passé que l'on cherche à retrouver, dans une quête passéiste d'autant plus douloureuse qu'elle n'est jamais satisfaite et doit être perpétuellement reconduite, et la mélancolie où la douleur repose au contraire sur le fait qu'on sait pertinemment que le passé (et l'enfance, en l'occurrence) est révolu, qu'on ne pourra jamais revenir en arrière, et qu'une des façons de ne pas trop en souffrir est de le recréer, autrement dit, de le rendre à nouveau présent, infiniment présent, ce à quoi s'attelle Wes Anderson avec une constance d'autant plus bouleversante que les formes, elles, y sont sans cesse renouvelées.