février 10, 2024

La ligne d'ombre


Wind Across the Everglades (la Forêt interdite)
de Nicholas Ray (1958).

C’est quoi cette fin? La mort de Burl Ives, mordu par un serpent et, alors qu’il agonise, "regardant" pour la première fois dans le ciel les oiseaux qu’il avait chassés toute sa vie. Fin magnifique mais aussi très troublante lorsqu’on sait que ce n’est pas Nick Ray (qui avait dû abandonner le film pour des raisons, disons... "médicales") mais Budd Schulberg, le scénariste, qui l’a tournée, à la va-vite, après avoir réécrit la scène (au grand dam de Ray d'ailleurs — cf. Bernard Eisenschitz, Roman américain: les vies de Nicholas Ray). Et si le secret de ce finale proprement halluciné — qui voit Christopher Plummer, debout sur son embarcation, poursuivre lentement son chemin à travers les marais (il est censé en sortir, une fois atteint le grand cyprès, mais le film ne le montre pas), laissant son compagnon d’infortune mourir seul au milieu de la mangrove, ainsi qu’il le désirait — et si le secret, donc, résidait justement dans son "absence de mise en scène", laissant les acteurs livrés à eux-mêmes, l’un perdu, l’autre ailleurs, comme si l’effacement de l’auteur parachevait un long processus de décomposition (d’autodestruction?), déjà pressenti dans l'interminable scène de beuverie qui, loin de faire seulement tituber le film, le condamnait à disparaître dans un abîme sans fond... Pour le dire autrement: cette disparition n’est-elle pas la "matérialisation" de ce qu’un film laisse habituellement dans l’ombre, sa part secrète et donc inexpliquée, qui existerait en-deçà du récit, mais qui là, de façon sidérante, se donnerait soudainement à voir, à la manière des romans de Joseph Conrad. Une sorte de lyrisme à l’état brut.