février 12, 2024

Deux Ozu de jeunesse


  Le Fils unique de Yasujirō Ozu (1936).

 "Mes chansons implorent doucement".

Impossible de voir le Fils unique sans penser à Il était un père, cet autre film d’Ozu réalisé six ans plus tard, un de ses plus beaux, peut-être le plus beau... Impossible de ne pas y penser tant ces deux films se répondent, quant à la relation parent-fils, le premier du côté maternel, le second du côté paternel, à travers également certains motifs (le cinéma d’Ozu est d’abord un cinéma de la réminiscence: ses films communiquent entre eux, s'entrelaçant, à l'image de la toile de jute qui leur sert de générique), comme par exemple celui de la soie, un motif simplement évoqué dans Il était un père, puisque renvoyant à l’image de la mère absente, dont la mémoire (cf. la stèle funéraire) hante littéralement le film, mais largement présent dans le Fils unique, surtout la première partie, d'où l'extrême douceur du film, un film à la peau douce, soyeuse, quand bien même il serait empreint d'une tristesse infinie.
D'un autre côté, Ozu aujourd'hui m'est devenu tellement familier (j'ai pratiquement vu tous ses films d'après-guerre, souvent plusieurs fois, et parmi ceux d'avant, qui n'ont pas été perdus, il doit juste m'en rester quatre ou cinq à découvrir) que je ne le regarde plus de la même manière. Certes je reste toujours sensible à la récurrence de ses thèmes, sur les liens familiaux et/ou la société japonaise, je suis toujours émerveillé par la composition de ses plans, au ras du tatami (ouvrant le champ au maximum, soit le plus de profondeur possible, qui permet de voir, de sur-voir même tant tout y est presque trop net, les objets au premier plan, le fond du cadre où se situe le point de fuite, et entre les deux, si besoin est, notamment dans la maison, tous ces autres plans qui s'enchâssent, le tout dans la plus parfaite harmonie). Et retrouver ce qu'on connaît si bien chez Ozu ne peut qu'émouvoir. C'est pourquoi, dans le Fils unique, comme dans Il était un père, on est touché, ici par l'abnégation d'une mère, là par la responsabilité d'un père, dans les deux cas par cet amour qui existe entre un parent (qui plus est veuf) et son enfant (qui plus est unique), même si le lien est source de drame... Idem quant à la forme, au point que j'interprète les deux leçons de géométrie, dispensées par le fils dans le Fils et le père dans un Père, touchant toutes les deux au théorème de Simpson, comme une sorte de manifeste esthétique de la part d'Ozu, nous expliquant ainsi la construction de ses plans, hypothèse fausse évidemment mais à laquelle il me plaît de croire tant elle s'accorde avec l'idée d'un Ozu formaliste, obsessionnel, en quête d'un impossible nombre d'or, qui le conduira aux sublimes excès de ses derniers films en couleurs.
Mais voilà, Ozu m'est devenu si proche aujourd'hui que j'ai l'impression de trop bien le connaître, comme si son système n'avait plus de secret pour moi, que je pouvais y entrer les yeux fermés... Du coup, au-delà de l'émotion, disons habituelle, ce qui m'accroche aussi, et de plus en plus, c'est ce qui vient à l'inverse corrompre le système, qu'il s'agisse d'un accident, inhabituellement violent, ou d'un simple détail, surgissant de façon incongrue dans le tableau. Dans Il était un père, il y a par exemple cette scène où le père est victime d'une attaque, se contorsionnant de douleur sur le sol, scène d'une violence inouïe tant elle nous tombe dessus sans crier gare. Impossible de l'oublier quand bien même la mort du père est par la suite filmée de manière plus apaisée, ozuienne donc... C'est que cette fois, contrairement à la tragédie du début, la noyade d'un des élèves, réduite au seul plan d'une barque renversée (drame non assombri par le beau temps qui règne sur la scène, comme toujours chez Ozu, alors que ça se passe sur le lac Ashi, au pied du mont Fuji, où le temps est souvent très nuageux — ce qui fait d'ailleurs qu'on ne voit pas le mont Fuji, j'en parle en connaissance de cause —, justifiant tous ces parapluies qu'on aperçoit au détour d'un plan — j'imagine Ozu attendre des journées entières que le ciel se dégage), bref, contrairement à ce premier accident, Ozu ne recourt pas à l'ellipse, vraisemblablement parce que la scène entre en résonance avec la mort de son propre père, un choc pour lui mais aussi pour le spectateur, pas habitué à être ainsi bousculé... Dans le Fils unique, pas de scène aussi violente, et pour cause, on est dans le grand bain amniotique, celui de la mère courage et aimante, à l'amour presque trop grand... C'est beau, forcément. Comme l'est la petite musique qui ouvre et clôt le film, reprise de "Old black Joe", chanson traditionnelle américaine, assimilant le destin de la mère à celui d'un ouvrier noir, son usine de soie à un champ de coton...
Et puis il y a ces échappées, quand le regard se trouve distrait, que ce soit par une lampe à pétrole, la photo de Joan Crawford sur un mur, les cheminées d'un incinérateur, du linge qui sèche au vent ou encore l'enseigne-drapeau d'un restaurant de porc pané, et aussi cet étonnant épisode de l'enfant jouant avec le cheval et victime d'une ruade (on dirait du Barnet)... Mais la plus belle échappée c'est bien sûr la scène au cinéma où le fils emmène sa mère voir un film parlant. L'échappée n'est pas dans le rapport de la mère au parlant — c'est comme si Ozu faisait découvrir à sa mère son propre film puisque le Fils unique est justement son premier film parlant —, équivalent pour moi aux scènes de pêche dans Il était un père, mais dans le choix du film: une opérette viennoise signée Willi Forst, Leise flehen meine Lieder. Ce n'est pas la première fois qu'Ozu cite directement un film (on voyait un extrait de If I Had a Million — le sketch de Lubitsch avec Charles Laughton — dans Une femme de Tokyo). Là il est question de Schubert (son amour impossible avec Caroline Esterhazy), mais je ne crois pas qu'il faille en déduire quoi que ce soit, je ne suis même pas sûr que le foulard que l'actrice laisse tomber dans le champ de blé à la fin de la séquence ait une signification particulière, sauf à considérer, à la suite de Noël Burch, le plan du foulard comme un pillow-shot... mais au sens propre du mot: un "plan-oreiller" — pour preuve, la mère s'endort —, traduisant moins un état de fatigue que cette douce intimité qui unit la mère et le fils et voit les rôles s'inverser, le fils prenant soin de sa mère; d'ailleurs il lui achète aussi un coussin pour qu'elle puisse bien dormir, aussi tendrement que le bébé qui, soit dit en passant, dort pendant toute la durée du film. La vérité est peut-être là, à chercher dans le titre même du film allemand, littéralement "mes chansons implorent doucement"... telle une berceuse. Mieux, le sommeil au sens barthésien, comme acte même de la confiance, qui fait du Fils unique un film bien-veillant. Et c'est l'essentiel. Car pour le reste: Tokyo, les espoirs déçus, c'est comme pour le temps qui passe, on ne peut rien y faire (sinon faire de son mieux). "La vie est ainsi, c'est comme ça"...

Oncle Ozu.

Qu'est-ce que la dame a oublié? (1937). J'ai conservé l'ancien titre car le nouveau, La dame, qu'a-t-elle oublié?, peut-être moins relâché au niveau du style, fait trop guindé à mon goût. C'est le dernier film qu'a tourné Ozu avant de partir en Chine (faire la guerre), film peu connu et pourtant délicieux, très hollywoodien dans son genre: la comédie (on pense à Lubitsch mais aussi à Cukor, en moins mordant: cf. les rapports entre les trois femmes qui n'arrêtent pas de s'envoyer des piques)... et déjà si ozuien, formellement parlant. Les objets au premier plan (et ce dès l'ouverture: une vue en mouvement d'un quartier de Tokyo filmé depuis le marchepied d'une voiture, si bas qu'on ne voit finalement que l'aile avant et le phare de la voiture), la profondeur de champ dans les scènes d'intérieurs, les pillow shots, etc... Il n'en reste pas moins que le film fait figure d'exception dans l'œuvre d'Ozu. Non seulement parce qu'il y pleut (encore qu'il pleut souvent dans les Ozu d'avant-guerre), non seulement parce que Chishū Ryū n'y apparaît pas (même dans un petit rôle), mais surtout parce que, pour la première fois et la seule je crois, le rapport familial, autour duquel s'organise habituellement le récit chez Ozu, ne se situe pas entre parents et enfants, ni même frères et sœurs — Qu'est-ce que la dame a oublié? a été réalisé entre le Fils unique et les Frères et les sœurs Toda —, mais entre un oncle et sa nièce. Situation unique qu'on peut mettre en lien avec celle d'Ozu qui, s'il n'a jamais était père, fut un oncle attentif (il parle assez souvent de ses nièces et neveux dans ses Carnets). Situation probablement réactivée par le fait que le père d'Ozu venait juste de mourir quand le film fut écrit (ce qu'Ozu exorcisera, cinq ans plus tard, lors d'une scène étonnamment violente de Il était un père, cf. supra), favorisant ainsi une sorte de déplacement, de la fonction paternelle à celle de l'oncle (on dit avunculaire), considérée non pas comme substitut mais comme dérivé. La mort du père, et de ce qu'il représente en termes de tradition, voire d'autorité, conférerait au fils un nouveau statut — celui de grand frère ou d'oncle —, qui, s'il n'est pas père lui-même, s'exprimerait à travers d'autres fonctions... fonctions paternalistes, certes, mais sans le poids de la métaphore paternelle, rendant les relations plus simples, plus égales, plus complices.
Dans Qu'est-ce que la dame... la fonction paternelle est littéralement congédiée. Ainsi la scène où apparaît pour la première fois le professeur Komiya (Tatsuo Saito), l'oncle du film, penché sur son microscope: à l'homme qui s'inquiète (au téléphone) du résultat de son test de fertilité, il répond sans ménagement, sur un ton froid et détaché, qu'il n'aura jamais d'enfants. Exit la fonction de père, les enfants resteront à l'écart tout au long du film, à résoudre entre eux leur problème d'arithmétique (le jeune assistant de Komiya n'est pas plus compétent que les mères) ou à jouer à la "roulette géographique" avec un globe terrestre (jolie scène de complicité avec Setsuko, la nièce du film). Déplacement donc, dans le rapport entre l'oncle, mari manifestement las de sa vie conjugale, et la nièce, jeune fille plein d'entrain, pas encore majeure, mais qui aime fumer, boire et sortir le soir (elle est même en train d'apprendre à conduire). Le premier semble sous la coupe de son épouse, personnage autoritaire, qui le force à aller jouer au golf même quand il n'en a pas envie... La seconde paraît insouciante, désireuse avant tout de profiter de la vie, quitte à bousculer les règles (elle va jusqu'à accompagner son oncle chez les geishas). On y verra un symbole, celui de la jeune femme occidentalisée, plus moderne, plus libre, ce qui est vrai, mais c'est aussi parce que Setsuko incarne un autre aspect du Japon. Elle vient d'Osaka, la ville du Sud, réputée pour son mode de vie "méridional", une ville où les gens apparaissent, comparativement à ceux de Tokyo, plus expansifs, plus chaleureux, plus naturels. Pour Ozu, la jeune fille d'Osaka a même quelque chose d'exotique. Les séquences où elle se promène avec l'oncle ou l'assistant (et à la fin, lorsqu'elle est à la gare avec ce dernier, attendant son train pour Osaka) sont systématiquement accompagnées d'une petite musique de type hawaïenne, évoquant quelques îles paradisiaques...
Dans le rapport oncle/nièce que développe le film, il y a donc d'abord l'idée de "réenchantement" (pour l'oncle). Il s'établit entre les deux personnages une véritable connivence (savoureuses scènes dans le bureau de l'oncle, situé au premier étage, étage dont on sait la valeur narrative chez Ozu, même s'il n'est pas suspendu comme dans ses derniers films — l'escalier y est visible), avec ce que cela suppose de clins d'œil mais aussi de franc parler, la jeune fille n'hésitant pas à reprocher à l'oncle son manque de fermeté vis-à-vis de sa femme (il n'a pas osé lui dire qu'il avait "séché" sa journée de golf!), allant même jusqu'à le pousser à gifler celle-ci. Sauf que cette gifle, loin d'asseoir la domination de l'homme vient au contraire relancer la machine amoureuse (sublime dernier plan qui voit les lumières des différentes pièces de la maison s'éteindre successivement, excepté une, au fond, où l'on aperçoit l'homme aller et venir, perplexe, avant de se décider à rester, alors que la femme apporte le café, prélude à une probable réconciliation sous le kakebuton). Pour autant, c'est dans l'autre sens que le film prend toute sa dimension, à travers ce que la nièce finit non seulement par apprendre de l'oncle, ce qu'elle n'aurait pas appris de son propre père, à savoir la technique de "l'approche opposée", qui consiste pour un homme à laisser croire à la femme que c'est elle qui contrôle, mais plus encore par comprendre que ce dont doit toujours témoigner un homme envers une femme, c'est le respect. A ce titre l'exercice aura été profitable, la jeune fille, soudainement plus grave (la femme qu'elle est appelée à devenir?), découvrant à la fin en la personne d'Okada, l'assistant venu l'accompagner pour son départ, un homme aussi respectueux qu'amoureux. Et pour le spectateur, l'émotion de retrouver tout Ozu, à l'état brut, dans une comédie d'avant-guerre, avec ce côté brinquebalant qui est celui des premiers parlants; un Ozu mineur, comme on dit Asie mineure, soit sa part la plus occidentale, mais déjà imprégné de cette douceur si particulière qui fait la beauté, morale autant qu'esthétique, de ses films. La fonction de l'oncle, c'est ça finalement: quelque chose de subsidiaire (au sens de ce "qui est en réserve et vient à l'appui"), de moins vertical que ce qui vient du père, se déclinant de façon oblique, en pente douce pourrait-on dire, et d'autant plus facile à intégrer que l'opposition n'y est pas directe. Le secret d'Ozu, du moins un de ses nombreux secrets, se trouve peut-être là.


Supplément: les Sœurs Munakata (1950).

Les monts violets de Kyoto.

Ah! les Sœurs Munakata... tourné entre deux "Setsuko Hara": Printemps tardif et Eté précoce — le film fait la transition entre le "tardif" et le "précoce" —, avec une autre "Setsuko", l'aînée des deux sœurs, jouée par Kinuyo Tanaka, dont le côté "vieux jeu" exaspère la plus jeune — elle incarne le "tardif": elle porte le kimono et, à l'instar du père, aime Kyoto, les mousses du temple Saiho-ji et son camélia —, mariée à un type sans boulot et alcoolo, qui du coup la méprise... et à ses côtés, donc, Mariko, la cadette, jouée par Hideko Takamine (la future muse de Naruse, après avoir été la Shirley Temple du cinéma japonais), présentée comme un "garçon manqué", en fait la jeune fille moderne par excellence, qui porte le tailleur (malgré son gros postérieur, comme lui rappelle Setsuko), fume et boit, même le saké (elle incarne, elle, le "précoce", prolongeant le personnage de la nièce dans Qu'est-ce que la dame a oublié?), qui surtout n'a pas la langue dans sa poche (d'ailleurs elle la tire souvent, la langue), bref, un "numéro" comme on dit (il faut la voir, grimace à l'appui, imiter l'acteur de kabuki), dont le principal souci est de rendre sa grande sœur heureuse (autrement dit, que celle-ci puisse divorcer et se remarier avec son ancien amoureux)... Le père c'est — ô surprise — Chishū Ryū, la zénitude incarnée, pur totem confortant le lien entre les deux sœurs, entre la tradition, qui résiste au temps, et la modernité, appelée, elle, à se démoder. Il y a aussi des chats, plein de chats (en écho à l'écrivain Osaragi dont Ozu adapte ici le roman). La fin est terrible (il pleut des cordes) puis troublante (le beau temps est revenu) et finalement apaisée, en accord avec le violet des monts de Kyoto (qu'on devine, au-delà du noir et blanc). Cette beauté éternelle des choses, et de la nature, qui embrasse tout, jusqu'au mouvement même de la vie, et des passions qui l'anime. Sublime.
PS. Il y a aussi ce passage où Mimura, le mari, plus aigri que jamais, accusant Setsuko de vouloir refaire sa vie avec un autre, anticipe les événements en décidant lui-même de divorcer et, dans la foulée, gifle sa femme à plusieurs reprises. Mariko, scandalisée par ce qui vient de se passer, récupère d'abord un racloir puis une pioche, prête à venger sa sœur. Le plan où elle est là debout, avec sa pioche dans les mains, derrière Setsuko qui, elle, se tient à genoux et prostrée, est sidérant. Déjà parce que, les personnages ainsi positionnés, on a l'impression d'assister à une scène d'exécution, comme dans un chanbara (film de sabre), ce qui évidemment est grotesque. Mais surtout parce qu'au tragique de la situation (l'état pétrifié de Setsuko) est venue se greffer une forme de burlesque, via la réaction de Mariko. Ce plan résume admirablement les deux pôles entre lesquels oscille le film: d'un côté, la vivacité, le grain de folie, la dépense... de l'autre, la quiétude, le devoir, l'effacement... En associant pour la première fois (et la seule hélas) la force comique d'Hideko Takamine et l'intensité dramatique de Kinuyo Tanaka, Ozu tentait une expérience détonante. Le résultat est génial.