novembre 12, 2025

Un vrai bolchevik

  Deux Procureurs de Sergei Loznitsa (2025).

Une maladie terrible et inexplicable gangrénait jusqu'au cerveau de l'Etat.

Dans Deux Procureurs il y a deux procureurs: Kornev, le héros, un jeune procureur de province, tout frais émoulu, personnage fictif à la naïveté confondante, une vraie oie blanche, vierge qui plus est... et Vychinski, le procureur général de l'URSS, personnage bien réel, du temps des purges staliniennes, ici de la Grande Terreur (le film se passe en 1937), dont il fut l'architecte, la "justification" juridique, au nom de la nouvelle Constitution (et de la "légalité soviétique") décidée par papa Joseph et appliquée par Ejov (ou Iejov) le maître — d'un mètre et demi! — du NKVD... bref la légitimation des crimes de masse qui, outre les fameux "procès de Moscou", ont conduit à l'élimination par centaines de milliers de tous ces "ennemis du peuple", accusés arbitrairement d'être des contre-révolutionnaires, des SVE ("éléments socialement nuisibles"), et de ce fait, condamnés dans un premier temps à mort puis, le plus souvent — l'exécution étant surtout réservée aux anciennes élites et autres cadres du Parti —, à de longues peines de travaux forcés dans un Goulag dont on sait qu'on revient rarement. En ce sens, Deux Procureurs, filmé en 1:37, soit le format du cinéma des années 30, est fidèle à l'esprit de la nouvelle de Demidov (1) qui, arrêté en 1938 pour "propagande antisoviétique", passa quatorze ans à la Kolyma, le plus terrible des goulags sibériens... A cette différence toutefois que de la nouvelle, Loznitsa a éliminé (la purgeant d'une certaine manière) les passages très didactiques dans lesquels Demidov décrit et analyse, en bon scientifique qu'il est, l'ensemble des mécanismes qui assuraient le fonctionnement du système, en même temps qu'il dote son héros d'un passé de bolchevik idéaliste qui croyait en la construction du socialisme (et à ce titre était près à dénoncer de "bonne foi" ceux qui l'entravaient), puis nous dresse le portrait et le parcours sans entraves de Vychinski, ce personnage machiavélique, au départ menchevik, qui survécut à Staline (on le surnomma le "nouveau Fouché"). De même que se trouve éliminé l'épilogue qui voit Kornev, à l'instar de Demidov, condamné au bagne dans les mines de la Kolyma (lui n'en reviendra pas), où la faim chez les prisonniers était telle que certains, les crevards, rendus fous, en étaient arrivés à se traîner jusqu'au cimetière pour découper le membre d'un cadavre et ainsi ajouter quelques débris d'ossements à leur soupe!

Loznitsa s'en tient surtout à l'aspect kafkaïen, très bureaucratique et foncièrement paranoïaque de la machine, à l'image de ces nombreuses portes verrouillées du bloc n°5 réservé aux détenus les plus dangereux, de ces couloirs sans fin que traverse le héros (dans la nouvelle il s'agit plutôt d'une galerie genre "panopticon"), là où est emprisonné et sauvagement battu Stepniak l'ancien professeur de droit dont la lettre écrite avec son sang est arrivée par miracle jusqu'au bureau du jeune procureur. Soit la volonté chez le réalisateur ukrainien, plus connu pour ses documentaires, de pointer le caractère déshumanisant du système, au risque de l'abstraction (que renforce la lumière bleu "acier", stalinienne?, dans laquelle baignent les scènes d'extérieurs) et d'une trop grande désincarnation des deux principaux personnages, lesdits procureurs, le petit et le grand, selon un dualisme quelque peu bancal: Vychinski est réduit à une figure totalement inexpressive, image du mal en général, banalisé, transposable à tous les fonctionnaires, du plus haut au plus bas, qui, dans un régime autoritaire sinon dictatorial, et quelle que soit l'époque (suivez mon regard), ne font rien d'autre qu'exécuter servilement les ordres. A ce niveau, le film n'est pas d'une grande finesse, Loznitsa n'hésitant pas à surligner son propos (déjà à la base peu nuancé et très édifiant), jusqu'à le redoubler dans la scène du train, la première (qui n'existe pas dans la nouvelle) — le train que prend Kornev pour se rendre à Moscou et rencontrer Vychinski — à travers le personnage très gogolien de l'homme à la jambe de bois, lequel racontant aux voyageurs sa rencontre avec Lénine la veille de sa mort, se trouve être interprété par le même acteur qui joue Stepniak. De sorte que, et c'est le paradoxe, le meilleur du film est moins du côté de la parabole, et ce à quoi elle renvoie trop lourdement, quant à la machine totalitaire et l'absurde bureaucratique, que du côté burlesque, centré ici sur le manque de sommeil du héros. Un burlesque qui n'est pas sans rappeler Buster Keaton quand le personnage (qui ne sourit pas) est vu au milieu d'un décor imposant ou à l'arrière d'un plan (cf. celui où Kornev attend, jusqu'à s'endormir, dans l'antichambre du procureur général), et ce d'autant plus que l'acteur (Aleksandr Kuznetsov) a lui-même, en dépit de son nez affreusement cabossé, un petit air keatonien. De sorte encore, j'y arrive, que le meilleur du film se situe à la fin, quand Kornev reprend le train en direction de Briansk, son billet gracieusement offert par Vychinski, et que l'attendent dans le compartiment les deux "ingénieurs". Si l'issue est attendue, la soirée que passe le héros, accompagnée de vodka et de chansons, qui le verra pour la seule fois sourire et, ensuite, enfin pouvoir dormir, offre la respiration qui jusque-là manquait au film.

(1) La nouvelle, rédigée par Gueorgui Demidov entre 1969 et 1974, a paru dans le recueil Doubar et autres récits du Goulag, publié en français en 1991.

novembre 08, 2025

Body art

  Crimes of the Future de David Cronenberg (2022).

Cronenberg et Lacan, ça fait bon ménage, si si...

Dans un futur proche post-apocalyptique, alors que l'humanité apprend à s'adapter à son environnement synthétique (en devenant capable de digérer le plastique), Saul Tenser (Viggo Mortensen), célèbre artiste performermet en scène avec la complicité de sa partenaire Caprice (Léa Seydoux) les nouveaux organes que son corps fabrique.

En quoi consiste leur performance? Lui, dans la "création" d'organes dont il cherche à contrôler la production. Elle, dans le tatouage de ces néo-organes puis leur ablation lors de spectacles publiques qu'elle filme tout en commentant ses gestes. C'est une "performance à deux" qui relève de l'art contemporain, plus précisément du body art, pendant artistique, en tant que miroir de nos angoisses contemporaines, du body horror, sous-genre du film d'horreur dont Cronenberg fut l'un des pionniers dans les années 70-80 (de Shivers à The Fly en passant par The Brood et Videodrome) et qu'il retrouve à la faveur d'un scénario ancien, écrit en 1998; l'occasion pour lui de réaliser un vrai film-somme quant à ses thèmes de prédilection (la matérialité de la chair, l'évolution du corps humain, l'invention de nouveaux modes de sexualité), en même temps qu'une œuvre elle-même d'art contemporain.
Que le cinéma de Cronenberg ait fini par rencontrer l'art contemporain n'a rien d'étonnant tant ses films le portaient en germe depuis le début, le cinéaste réalisant même dans les années 90 des œuvres hautement conceptuelles (Naked Lunch d'après William Burroughs, Crash d'après J. G. Ballard, eXistenZ dont le titre et les thèmes rappellent l'univers de Philip K. Dick). Crimes of the Future, réalisé en 2022 mais conçu à la même époque qu'eXistenZ, en est le prolongement direct. L'art contemporain présent dans le film est celui de cette époque, marqué par les performances chirurgicales d'ORLAN, quand celle-ci, pour dénoncer le culte de la beauté et les normes auxquelles les femmes sont soumises, s'est fait installer des implants au niveau des tempes (ce que reproduit Caprice avec ses bosses sur le front), ou encore les expérimentations de Stelarc — cf. le danseur couvert d'oreilles — pour qui, le corps humain étant atteint d'obsolescence, il faut, dans une démarche plus poétique que politique, en augmenter les pouvoirs grâce à la technologie (1).

"La chirurgie est le nouveau sexe."

Derrière le couple formé par Saul et Caprice, c'est bien sûr Cronenberg qui se cache, Cronenberg et ses fantasmes. A travers le body art, où le corps de l'artiste se trouve être l'œuvre elle-même, le cinéaste canadien met en scène un corps qui souffre et qui jouit, témoignant de sa déconnection avec le sujet de l'inconscient, ce corps dont on découpe les organes ou que l'on réinvente en recourant aux implants, quand ce n'est pas à d'affreuses entailles sur le visage (vu que le but recherché n'est pas la beauté, mais le plaisir que provoque le fait d'être ouvert). Et qui conduit à l'avènement d'une nouvelle sexualité. A la jeune femme que les performances de Saul excitent, lui susurrant à l'oreille que "la chirurgie est le nouveau sexe", ce dernier en viendra à avouer ne pas être très bon en "vieux sexe". De fait, c'est avec Caprice, à l'occasion des spectacles livrés au public, qui dévoilent en toute transparence l'intérieur d'un corps, mais aussi dans l'intimité d'une séance de scarification, que s'exprime au mieux cette nouvelle sexualité qui fait de la "découpe" un mode de jouissance. Une jouissance qui, via cet usage désidéalisé, pragmatique, du corps, est celle du corps vivant. Si le morcellement du corps, qui assimile celui-ci à "un amas de pièces détachées" (2) — et chez Cronenberg on peut dire que l’œuvre est jonchée de pièces détachées —, marque l’effet du signifiant sur le corps, il existe, à côté de cette signifiantisation du corps, une autre opération, mise en avant par Lacan à la fin de son enseignement, que J.-A. Miller nomme corporisation du signifiant, laquelle, découpant le corps de l’être parlant, produit des effets de jouissance (3). Ce déplacement vers le corps, qui voit le signifiant percuter le corps, est au cœur du body art, comme de Crimes of the Future où invention et création, stimulées par les progrès de la science (les machines "technico-organiques" chères à Cronenberg, qui ici ont pour nom OrchiBed, Sark ou encore EatWare), se nourrissent également de rituels ancestraux (les scarifications).

La beauté intérieure.

La jouissance, qui ainsi surgit de cette corporisation, affecte en retour le corps, sa consistance, par la trace qu’elle y laisse, ce qu’illustrent les tatouages à visée d’archivage, mais indéchiffrables, que pratique Candice sur les organes de Saul. C’est la jouissance "opaque", sans loi, détachée du symbolique et qui a à voir avec le réel. Savoir y faire avec le réel est bien ce qui gouverne le cinéma de Cronenberg et, dans Crimes of the Future, de manière la plus "ouverte". Pour le spectateur (celui du film comme celui dans le film), l’effet de réel est là, violent, à la limite de l’abject, devant tous ces événements de corps que le cinéaste spectacularise (avec en point d’orgue, l’autopsie de l’enfant). Le Beau n’a jamais été à l’ordre du jour chez Cronenberg qui dans ses films, même M. Butterfly, ne vise pas au sublime par une quelconque élévation. C’est davantage à l’intérieur du Beau, qu’il retourne comme un gant, que la création opère, là où se loge la jouissance hors-sens qu’est le "S.K." de S.K.beau (4). Avec Crimes of the Future, Cronenberg va plus loin encore en mettant en scène cet objet disgracieux qui, à l’instar du body art, engage directement le corps. Soit l'ob-scène de l'art contemporain qu'on écrira eaubscène comme nous y invite Lacan (5): l’eaub..., ce qui est au cœur du Beau, non représentable, que l’artiste "extirpe" et place sur la scène.

(1) Ainsi cette troisième oreille que Stelarc se fera greffer sur l'avant-bras en tant que dispositif d'écoute, lequel, par l'intermédiaire d'un micro relié à Internet, aurait dû permettre aux internautes d'entendre ce que l'artiste perçoit en temps réel.

(2) Miller J.-A., "L’orientation lacanienne. Pièces détachées", cours du 17 novembre 2004, inédit.
(3) Miller J.-A., "Biologie lacanienne et événement de corps", La Cause freudienne, n°44, février 2000.
(4) Lacan J., "Joyce le Symptôme", Autres écrits, 2001.
(5) Lacan J., conférence donnée à la Sorbonne le 16 juin 1975 à l’ouverture du 5ème symposium international James Joyce.

novembre 03, 2025

Rohmer, nouveau siècle

  L'Anglaise et le Duc d'Eric Rohmer (2001).

L'Anglaise et le Duc... ils nous reviennent 25 ans après en version restaurée. Eh oui, après la Révolution, la Restauration... A cette occasion, je remets en ligne mon texte publié en 2007.

  Vert anglais.

Eric Rohmer rapportait en 1987, lors d’un colloque consacré aux relations entre peinture et cinéma, que chacun de ses Contes moraux pouvait être défini par une couleur (bien que la plupart aient étés tournés en noir et blanc) et que, dans ses Comédies et proverbes, il y avait même trois couleurs, exception faite du Rayon vert, film "quasi documentaire", où il était impossible de dominer la couleur, et de l’Ami de mon amie, film tourné dans la ville nouvelle de Cergy-Pontoise dont l’emblème — "un ruban d’eau bleue, autour de la forêt verte" — semble avoir, aux dires du cinéaste, influencé inconsciemment ses choix. Pour la Femme de l’aviateur, Rohmer évoquait ainsi une "avalanche de verts" (la chambre de l’héroïne, les Buttes-Chaumont...) qu’il avait fallu rééquilibrer en y instillant du bleu (les vêtements des personnages) et du rouge à "doses homéopathiques" (un collier, quelques éléments de décoration dans l’appartement…) (1).

Si Rohmer n’hésite pas à recourir au vert, celui-ci peut donc se révéler envahissant lorsqu’il touche à la végétation, à l’eau des lacs, bref à la nature, et qu’il domine outrageusement les autres couleurs d’un paysage (2). La question est d’autant plus importante que le vert est devenu aujourd’hui, de par son assimilation à la nature et plus encore à la vie, la couleur par excellence du paysage. Dans son Court traité sur le paysage, Alain Roger dénonce cette obsession "écologique" du vert, qu’il nomme "verdolâtrie" et qui réduit le paysage en horrible "espace vert", espace purement abstrait, dépourvu d’histoire autant que de valeur artistique (3). Reste que le paysage rohmérien n’est jamais — hormis peut-être dans les films cités plus haut — naturel, qu’il n’est jamais livré tel quel au regard du spectateur. Il s’y greffe toujours quelques touches de couleurs qui en modifient la perception. En préambule à son intervention au colloque de Quimper, Rohmer rappelait que "toute organisation de formes à l’intérieur d’une surface plane, délimitée, relève de l’art pictural". S’il y a donc du paysage dans ses films, c’est toujours au prix d’une certaine picturalité. Chez Rohmer, c’est moins le vert de la nature que celui de la peinture qui nous est présenté. Il en est de même pour ses paysages qui n’existent qu’à travers ce qu’on pourrait appeler "l’œil du peintre", le peintre en question n’ayant au demeurant rien du paysagiste (dans la Femme de l’aviateur, les contrastes de rouge, de bleu et de vert évoquent d’abord Matisse, le peintre préféré de Rohmer).

D'où la question: comment lutter picturalement contre l’excès de vert dans un paysage? Au risque de schématiser, on avancera deux approches: l’une, moderne, qui consiste à nier la valeur esthétique du vert; l’autre, traditionnelle, qui vise à redonner au vert la valeur symbolique qui était autrefois la sienne. C’est que la dévalorisation du vert est une donnée relativement récente, faisant du vert une couleur secondaire, sinon impure, au seul motif que, depuis le XVIIIe siècle, on peut l’obtenir en mélangeant le bleu et le jaune. Un discrédit qui poussa par la suite de nombreux peintres à exclure le vert non seulement de leur palette mais également de leurs toiles, tel Mondrian, passant sans coup férir de la peinture la plus académique — des vaches dans la campagne hollandaise — au formalisme linéaire et "déverdi" de l’abstraction géométrique. Il y aurait donc une première façon de s’opposer à la tyrannie du vert. En le bannissant tout simplement du paysage. Est-ce ainsi qu’il faut interpréter les tableaux utilisés par Rohmer dans l’Anglaise et le Duc, ces peintures originales réalisées par le plasticien Jean-Baptiste Marot, dans le style des œuvres de l’époque (les fameuses vedute), afin que le Paris du film ne se limite pas à quelques vieux porches isolés mais corresponde, au contraire, au Paris de 1790, avec sa place Louis-XV (aujourd’hui place de la Concorde), son boulevard Saint-Martin, sa rue Saint-Honoré et tous ces lieux que doit traverser l’héroïne pour rejoindre les hauteurs de Meudon? On sait que pour permettre l’incrustation numérique des personnages sur les peintures, il fallut filmer les scènes dans un studio entièrement peint en vert — où l’espace des tableaux avaient été préalablement projeté au sol par rayon laser et leur topographie matérialisée par des marques, vertes elles aussi — puis effacer par ordinateur tout ce qui était vert. Ce qui impliquait que les peintures elles-mêmes n’affichent aucun vert, du moins pas celui utilisé pour l’incrustation — un vert prairie —, ne serait-ce que pour respecter la tonalité chromatique de l’ensemble. Car il y a quand même du vert dans le film. Quel est-il? Est-il semblable au vert que les peintres employaient au XVIIIe siècle? Difficile à dire, d’autant que le vert des tableaux n’est certainement pas celui du film, tel qu’on le voit à l’écran.

Osons alors une hypothèse. Et si le vert en question était moins le vert de la Révolution que celui d’avant les Lumières. Un vert qui n’avait rien à voir avec la nature. Car, ainsi que le rappelle Michel Pastoureau, "jusqu’au XVIIIe siècle, la nature était surtout définie par les quatre éléments: le fer, l’air, l’eau et la terre", alors que le vert, lui, était marqué par son instabilité chimique, sa difficulté, par exemple, à résister à la lumière, ce qui en faisait le symbole de l’éphémère, du mouvant, du capricieux. C’était encore le vert d’Aristote, situé dans l’échelle des couleurs entre le rouge et le bleu, et non entre le bleu et le jaune, comme le révéla le spectre de Newton. Or, à bien regarder, le vert ici tire davantage sur le bleu et le gris. Vert, bleu, gris, ce sont les couleurs de la mer, de ses reflets, l’image même de l’instabilité. Un vert changeant, donc, qui confère aux paysages un aspect un peu terne, ce qui peut sembler paradoxal vu le thème du film. C’est oublier que l’Anglaise et le Duc n’est pas la reconstitution de quelques événements historiques, en l’occurrence révolutionnaires, mais le regard porté par une jeune Anglaise sur la Révolution. Il y a là une subjectivité qui est celle du témoignage et dont on peut dire qu’elle est en accord avec le principe rohmérien de la médiation. Qu’ils concernent le récit ou la mise en scène, les films de Rohmer sont toujours vus à travers le regard d’un personnage qui fait ainsi office de médiateur entre le spectateur et l’œuvre. Dans l’Anglaise, Rohmer fait même de ce principe l’enjeu de son film. Au point que c’est peut-être dans ce film que pour la première fois on peut vraiment parler de paysage chez Rohmer. Non seulement parce qu’un paysage ne saurait exister sans le regard de celui qui en fixe le cadre, mais plus encore parce qu’ici cette subjectivité est pleinement assumée. La picturalité, si souvent invoquée par le cinéaste comme gage de vérité, y est revendiquée avec force, comme d’ailleurs dans tous ses films historiques, sauf que là, par le jeu de l’incrustation et la profondeur de champ qu’elle autorise, rompant avec la frontalité des transparences chères au cinéma classique, Rohmer atteint une vérité supérieure à celle, pourtant déjà exemplaire, qui se dégageait des paysages artificiels de Perceval le Gallois ou de ceux, plus naturels, de la Marquise d’O... Disons qu’au hiératisme du premier (son film le plus vertical), il associe le romantisme du second (et ses plis néo-baroques). Soit un mélange de solennité (le tableau) et d’exaltation (les personnages incrustés), une manière finalement de combattre l’une et l’autre en faisant surgir du vivant au cœur d’un ensemble figé, pour ne pas dire guindé. Et cela par le biais d’une sorte d’instabilité permanente (on voit que c’est faux, on croit que c’est vrai) dont la dégradation du vert, comparable aux premiers Technicolor, pourrait être la clé. En privilégiant le vert instable des chimistes au vert éternel de la nature, Rohmer semble en effet s’opposer à toute idéalisation romantique — étant entendu que les romantiques furent les premiers, du moins en Occident, à célébrer les fiançailles du vert et de la nature, entendu également que la Révolution ne saurait être romantique aux yeux de Rohmer —, mais il échappe aussi au prosaïsme de la simple prouesse technique (l’incrustation numérique), pour atteindre quelque chose d’inouï: nous faire ressentir live ce mélange de rage et d’effroi qui, dès les premières heures de la Révolution, se déversa dans les rues de Paris. Comme si l’on pénétrait soi-même dans le tableau, traversant le paysage pour mieux s’imprégner des dérèglements de l’époque.

Ce qui ferait de l’Anglaise et le Duc une extraordinaire machine à remonter le temps, un dispositif génialement archaïque, et en même temps terriblement moderne, pour nous faire saisir, à travers tous ces paysages aux verts bleutés, ardoisés, ocrés, mais jamais "chlorophyllés", le caractère déliquescent — au sens premier du mot: qui se liquéfie — de cette période de l’Histoire où tout s’est mis soudainement à vaciller, à se dérober, à se propager, dans une étonnante confusion des sens, comme dans la plus incroyable promiscuité. Une sensation que seul, finalement, un personnage extérieur à l’action et surtout anglais — donc empiriste — était à même de rendre compte. Il faut dire que, de tous les verts qui colorent le film, plus exactement: qui le teintent, le vert de chrome, appelé aussi "vert anglais", un vert à la fois sombre et doux, est assurément le plus profond. Rien ne s’oppose dès lors à faire du paysage dans l’Anglaise et le Duc moins le support pictural du film que le terreau esthétique d’une véritable expérience, qui plus est inédite au cinéma et, pour le coup, parfaitement révolutionnaire: revivre la relation qui existait jadis entre le spectateur et l’œuvre, avant que le musée ne la réduise à une simple contemplation; retrouver ce contact immédiat, quasi tactile, qui autrefois permettait au spectateur de rencontrer l’œuvre, non pas en restant comme aujourd’hui à distance, se contentant par exemple d’admirer une peinture du XVIIIe et, à travers elle, la représentation d’un monde révolu, mais, au contraire, en faisant littéralement corps avec l’œuvre, éprouvant ainsi les effets d’un vrai paysage, saisi sur le champ, dans le contexte politique du moment. Car, bien sûr, l’Anglaise et le Duc est aussi un grand film politique. (Vertigo n°31, juillet 2007)

(1) Eric Rohmer, communication au colloque "Peinture et Cinéma", Quimper, mars 1987, publiée in Carole Desbarats, Pauline à la plage d’Eric Rohmer, 1990.

(2) Ce texte ayant été écrit juste avant la sortie du dernier film de Rohmer, les Amours d’Astrée et de Céladon, je n’ai pu prendre en compte la manière dont le cinéaste avait, dans ce film, résolu esthétiquement le problème d’une nature omniprésente — le Forez et les rives du Lignon transposés dans la vallée de la Sioule — et donc plus envahissante encore que dans ses films les plus "verts", tels — outre la Femme de l’aviateurl’Arbre, le Maire et la Médiathèque et surtout Conte de printemps.

(3) Alain Roger, Court traité du paysage, 1997, pp. 134-135.

novembre 02, 2025

Mon journal 10

  Westward the Women de William Wellman (1951).

  Notes d'octobre.

5 octobre
La comédie roumaine. Sur Kontinental '25 de Radu Jude.

7 octobre
Panahi (sans Panahi). Sur Un simple accident de Jafar Panahi.

10 octobre
Dans Convoi de femmes (Westward the Women de William Wellman — wow, ça en fait des "w"!), Robert Taylor est chargé de convoyer un groupe de 140 femmes entre Chicago et la Californie où les attendent leurs futurs époux, des fermiers qu’elles n'ont jamais vus (sinon en photos). Le film est d'une simplicité exemplaire, voire biblique, en tout cas parfaitement linéaire — où l’on n’hésite pas à tuer à bout portant un homme qui a manqué de respect à une femme, ou à assommer une mère qui ne veut pas quitter la tombe de son enfant — car tout entier tendu vers l'objectif fixé: aller au bout de la mission pour atteindre ce finale magnifique qui voit les femmes, fourbues, exiger qu'on leur trouve du tissu pour se confectionner des robes avant de rencontrer ceux qu'elles doivent épouser (la séquence du bal est sublime). Un film à la fois rude et tendre sur le courage des femmes, où tout est dit sans insistance, sans grandiloquence (cf. le moment où les femmes portent le chariot accidenté à l’intérieur duquel une des leurs est en train d’accoucher). Wellman se permet même l’ellipse de la traditionnelle scène d’attaque par les Indiens: c’est pendant que le héros et celle dont il est tombé amoureux (ce qui évidemment l’agace prodigieusement) règlent leurs comptes à l’écart du groupe — ah, la poursuite à cheval au fond d’un canyon et les deux gifles administrées par Taylor à la femme, la première pour avoir "crevé" son cheval, la seconde pour l’avoir forcé à la poursuivre —, pendant ce temps-là donc, que se déroule l’attaque des Indiens, ce qui fait que c’est seulement après coup qu’on en saisira toute la violence, lors de la scène, là aussi d'un lyrisme contenu, de l'appel, où chaque femme rescapée dit à voix haute le nom de celle qui est morte à ses côtés. L’émotion à l’état pur...

12 octobre
Récré à deux. Sur Nouvelle Vague de Richard Linklater.

22 octobre
La Petite Dernière de Hafsia Herzi. Mouais... Du Sciamma à la sauce Kechiche, ça fait bizarre.

30 octobre
Du Hong nature. Sur Ce que cette nature te dit de Hong Sang-soo.

31 octobre
L'Etranger de François Ozon. Ozon serait-il "un cinéaste pour classes terminales"? Si la première partie du film, jusqu'au meurtre de l'Arabe, tient vaguement la route, en dépit du style choisi: noir et blanc classieux et plans tirés au cordeau qui donnent du Alger de l'époque une vision pour le moins aseptisée, à l'image encore des plans sur la plage, sous un soleil de plomb, ce soleil aveuglant, scintillant sur la lame du couteau, qui pousse Meursault au meurtre, plus en adéquation avec le côté minéral du monde tel que le percevait Meursault, pas tant le Meursault de Camus, confronté à l'absurdité du monde (la vie dépourvue de sens, dominée par l'ennui), que celui qui a prévalu par la suite dans la vulgate des manuels scolaires, la figure abstraite de l'étranger en proie au vide de son existence, étranger au monde comme à lui-même... la seconde partie, celle du procès et de l'incarcération (dans l'attente de l'exécution) est un ratage total, le pompon, dans sa boursouflure bergmano-wellesienne, étant la scène avec l'aumônier qui voit Ozon, tout en respectant le texte, faire de la révolte de Meursault, libérant par la parole cette "vérité" qu'il portait en lui, une sorte de rage écumante (et tout le pathos qui va avec), là où chez Camus se mêlaient inextricablement, "bondissant du fond du cœur", joie libératrice et colère contre celui qui ne le comprend pas mais s'entête à vouloir sauver son âme...
Bon, je passe sur les séquences oniriques, et leur dimension surréaliste, tout aussi grotesques, de même que sur les connotations homoérotiques qu'Ozon se croit obligé de glisser — la belle plastique de Benjamin Voisin, tout droit sorti d'une pub pour sous-vêtements —, si ça lui fait plaisir... pour finir sur ce besoin du réalisateur de céder au politiquement correct, déjà en substituant "J'ai tué un arabe" (ce que renforcera dans le générique de fin, des fois qu'on n'ait pas bien compris, la chanson controversée de The Cure — car jugée raciste par certains! —, "Killing an Arab", elle-même inspirée du roman de Camus) à l'incipit original et d'emblée décisif "Aujourd'hui, maman est morte" (dénaturant ainsi la structure du récit entièrement fondé sur cette idée de la mère absente), comme si on supprimait le "Je suis dans la chambre de ma mère" qui ouvre Molloy de Beckett... puis en donnant un nom à l'Arabe et à sa sœur, qui les sorte ainsi de leur "invisibilité" (dixit Ozon), comme s'il fallait se démarquer à tout prix des accusations faites à Camus quant aux stéréotypes véhiculés dans son roman, sur le colonialisme (ainsi que le machisme), qui sont ceux de l'époque et touchent d'ailleurs à Camus lui-même et ses contradictions... Vouloir les "corriger" par bonne conscience, en adoptant un point de vue qui se veut plus "humaniste" encore que celui de l'auteur, témoigne non seulement d'une incroyable prétention, mais surtout d'une vision affadie et finalement très académique du roman.

PS. Il se dégage souvent des films d'Ozon une forme déplaisante de frivolité. Ainsi dans l'Etranger la citation du Schpountz. Même s'il est probable que Camus avait le film de Pagnol en tête quand il a écrit le passage, il ne le précise pas, se contentant d'évoquer un "film de Fernandel", en accord avec la figure divertissante de l'acteur, la séance de cinéma à laquelle assistent Meursault et Marie ne faisant que prolonger la journée de distractions passée par le jeune homme au lendemain de l'enterrement de sa mère. Et si Camus ne cite pas explicitement le film, c'est qu'il sait que pour le lecteur le Schpountz est inévitablement associé à la scène de l'audition et la fameuse tirade "Tout condamné à mort aura la tête tranchée", et qu'y faire directement référence aurait été à contre-courant de la trajectoire voulue pour son personnage qui relève de la tragédie (et que de la tragédie). Avec la citation serait venue s'ajouter une dimension comique inacceptable au regard du film (le Schpountz c'est vraiment l'anti-Meursault), en plus d'être lourdement signifiante puisqu'annonçant le meurtre à venir de l'Arabe, faisant même de Meursault, la citation arrivant juste après l'enterrement, le meurtrier (symbolique) de la mère. Ozon, lui, ne se pose pas ce genre de questions, il se réapproprie la référence et fonce tête baissée dans la facilité.

  Diane Keaton, la fille au gilet. (ci-contre: "Le garçon au gilet rouge" de Cézanne)

octobre 31, 2025

Du Hong nature

  Ce que cette nature te dit de Hong Sang-soo (2025).

Le nouveau Hong Sang-soo est une pure merveille, un des plus beaux films de l'année, peut-être même le plus beau. Il est dans le même bois, ou plutôt le même os, que les derniers Hong (même si je n'ai pas vu le précédent, By the Stream, honteusement passé à l'as), égrenant par petites touches, avec délicatesse, humour et par moments cruauté (l'alcool aidant), tous ces faux-semblants qui, sous couvert de politesse et autres marques de déférence, vernissent, autant qu'ils les lissent, les relations humaines — Ici à travers la rencontre d'un jeune "poète" (Ha Seong-guk qui tenait déjà ce rôle dans Juste sous vos yeux et De nos jours...), assumant sa vie d'artiste propice à la contemplation (cf. la sublime scène de rêverie poétique à la fin du film) car détaché des contingences matérielles... sa rencontre, donc, avec les parents de sa petite amie.

Ainsi Ce que cette nature te dit s'inscrit-il dans cette dernière période de l'art hongien (qui démarre comme il se doit avec Introduction), marquée par la présence du cinéaste à tous les postes (techniques) du film (pas moins de sept: production, écriture, réalisation, photo, son, montage, musique), dans un souci pas tant de maîtrise absolue que de fluidité créatrice, qui enveloppe chacune de ses petites pièces dans une sorte de cocon esthétique, à la fois minimaliste et intimiste (1), faisant du film un ensemble idéalement rempli, avec tous les ingrédients nécessaires à sa composition, le rendant pour ainsi dire "complet". C'est le sens du mot 자연 (jayeon), "nature" auquel renvoie le titre, la nature, dans son acception classique, ce qui ne relève pas de l'activité humaine, mais surtout en tant qu'ensemble, celui des choses et des êtres, et, plus encore, ensemble de forces, de principes, de caractères... cette nature qui est celle du poète, dont on ne sera jamais avec précision ce qu'il en est (2), comme du père de sa bien-aimée, qui, plus pragmatique, a conçu tous les plans de sa maison. Un ensemble où l'on retrouve à des degrés divers les mêmes éléments que dans les films précédents: là du vert (beaucoup même — le film a été tourné à Yeoju dans la province verdoyante de Gyeonggi, ce qui nous vaudra la visite d'un temple —, prolongeant le vert de la Voyageuse, un vert par instants très flashy, à l'instar de la photo cramée dans la Romancière...), là du flou (comme dans In Water), là des zooms (quoique de moins en moins intempestifs chez Hong), là des "épiphanies" (un coucher de soleil, dans l'esprit "rossellino-rohmérien" de Juste sous vos yeux, et de la Romancière... avec le bouquet de marguerites) et puis aussi, bien sûr, des accords de guitare (véritables ponctuations, devenues incontournables dans les derniers Hong — il y a même un gayageum, sorte de cithare coréenne), des accords dont on peut dire qu'ils sont comme des petites notes d'épices ajoutées au tournage, lequel semble de plus en plus relever d'un art de la cuisine chez Hong Sang-soo. A ce titre, la "soupe de poulet" (samgyetang) préparée par l'épouse, un plat parfumé au ginseng (ce même ginseng que mâchait Kwon Hae-hyo à la fin de Walk Up) et accompagné non plus de soju comme avant mais de makgeolli (alcool de riz beaucoup plus doux, et ça depuis la Femme qui s'est enfuie)... eh bien illustre assez bien ce qu'est devenu l'art hongien. A la fois un cinéma "à cordes", pour ce qui est de la vibration que produisent tous ces jeux d'échos et de rimes, et un cinéma "gustatif", qui se goûte, se hume, dont on se délecte par le simple plaisir que l'on prend (comme chez Ozu) à suivre les rencontres (le cinéma de Hong est un cinéma de la rencontre) que font les personnages, incarnés par les mêmes acteurs/actrices, sur des thèmes très proches (même si variés), dans des lieux qui, toujours, privilégient l'intimité de la rencontre.

(1) L'intimisme est ici renforcé par 1) les deux rôles masculins qui sont comme des autoportraits de Hong Sang-soo, à travers non seulement Kwon Hae-hyo, son acteur fétiche (alter ego de Hong), même si dans ce film il ne joue pas le rôle d'un réalisateur, mais également le personnage du jeune poète qui, quelque part, représente Hong à ses débuts dans le cinéma (à l'âge de 34 ans, ce que symbolise la voiture dans laquelle il roule, une vieille Kia des années 90); 2) le fait que la maison où a été tourné le film est celle-là même des parents de l'actrice Kang So-yi (la petite amie du poète), alors que ses "parents" dans le film sont joués par Kwon et Jo Yon-hee, eux-mêmes couple à la ville.

(2) Surtout après le "test de la bouteille" que lui fait passer à la fin du repas le père (avec un véritable alcool), et dont on ne peut pas dire qu'il le réussit avec succès, y révélant sa vraie "nature" du moins pour les parents (en particulier sa haine du père, avocat célèbre), ainsi qu'il le crie après avoir déclamé, sinon éructé, complètement bourré, un de ses poèmes ("la nuit, une fleur éclot...") à la fille aînée qui ne cessait de lui rappeler que, quand bien même il revendiquerait une vie de bohème, il pourra toujours compter (matériellement) sur son père. Image possible de l'imposteur ("il n'a pas de talent", finissent par conclure les parents, seuls dans leur cabanon), mais infiniment plus touchante aux yeux de Hong Sang-soo — quelle que soit l'arrogance — que tout ce conformisme de tradition auquel renvoie la famille.

octobre 12, 2025

Nouvelle vague

  Nouvelle Vague de Richard Linklater (2025).

  Récré à deux*.

A la base Nouvelle Vague de Richard Linklater cumule les handicaps: le film-hommage, la reconstitution historique, le noir et blanc numérique (plutôt qu'argentique), le jeu mimétique des acteurs, le name dropping, etc. En même temps, c'est un film dans la lignée des autres films de Linklater: le goût de l'expérimentation (Slacker, la rotoscopie), la forme "reportage" (Bernie), le rapport au temps (la trilogie des Before, Boyhood), l'enfance (Boyhood, Apollo 10½)... Et de se demander alors ce qui pourra bien sortir de ce nouveau projet, gardant à l'esprit que dans Linklater, il y a "link" et "later", deux mots que Godard se serait plu, sans nul doute, à isoler dans un générique: d'un côté, LINK, ce qui fait lien, raccorde, rattache... de l'autre, LATER ce qui relève du devenir. Soit A bout de souffle, à la fois "point d'origine" pour Linklater, en tant que futur cinéaste (cf. supra, l'expérimentation, le reportage...), et l'impact que le film aura eu dans l'histoire du cinéma, au niveau production (à coût réduit), technique (à contre-courant), syntaxe (sans dessus dessous)... cette "insoutenable légèreté", à la limite de la désinvolture (et au grand dam de Beauregard!), qui mêle les genres autant qu'elle les dynamite. Bref, un film mythique, à l'aura si grande, et quelque part intimidante, qu'il est plus facile d'essayer de désacraliser, en restant à distance, que de vouloir témoigner de son génie en s'en approchant de plus près. Toute la difficulté est là. Comment témoigner du génie d'un film sans tomber dans le panégyrique ou au contraire l'anecdotique, parce que restant trop en surface. La voie est étroite. Et celle qu'a choisie Linklater, toute casse-gueule qu'elle est, se révèle en fin de compte séduisante. Je dis "en fin de compte" car la séduction de Nouvelle Vague ne se donne pas d'emblée. C'est progressivement, à mesure que le film avance et que le "trop-référentiel" du début — les aphorismes godardiens et autres citations, livrés pêle-mêle, quasiment bout à bout, le listing, regard caméra, des personnages, pour le moins nombreux, du film — tend à se distendre, que le charme opère. De sorte que Nouvelle Vague, sans se démarquer bien sûr d'A bout de souffle, se libère néanmoins de l'emprise exercée au départ par le film. Pour le dire autrement: qu'à l'image de la "récréation", ainsi que Godard qualifiait le tournage de son film, son premier "vrai" film, au rythme jazzy, vient se mêler de façon homogène, le côté "re-création" qui caractérise le film de Linklater, cette manière enjouée de réinventer A bout de souffle dans un esprit "rétro-futuriste" — le link et le later (1). Ce jeu entre "récréation" et "re-création", qui est donc le fort de Nouvelle Vague, relève du ludus, et c'est bien sur ce terrain, celui du ludique, qui fait la part belle au jeu de l'acteur (Guillaume Marbeck en Godard, Zoey Deutch en Jean Seberg, Aubry Dullin en Belmondo...), avec l'humour qui lui est associé, que le film séduit.

Après, s'il fallait creuser davantage, aller au-delà de la simple séduction, il y a quand même autre chose que le film met en "lumière", si je puis dire car c'est justement sur la question de la lumière, via la relation que privilégie Linklater entre Godard et Coutard, son chef-op (plus encore qu'entre le cinéaste et ses acteurs). Au-delà du leitmotiv "Moteur! Raoul... Ça tourne! Jean-Luc", qui procède du gimmick, il y a cette réalité, rappelée tout du long par Linklater, que Raoul Coutard a joué un rôle prépondérant dans la réalisation du film, en rendant le "plus réalisable possible" les idées pour le moins hétérodoxes de Godard. Cet aspect "technique" (à travers le Caméflex, trop bruyant pour la prise de son synchrone, mais si léger — à peine 5 kg — et maniable, qu'il était l'outil idéal pour traduire sur pellicule ce que Godard avait en tête, parfois, sinon souvent, au dernier moment), Nouvelle Vague le fait ressentir avec une belle justesse. C'est le côté délicatement "concret" du film qui, s'il interdit les envolées plus poétiques qu'un autre film, dans un autre registre, aurait peut-être favorisé (sans que cela soit justifié d'ailleurs car A bout de souffle n'est pas du genre à hanter un film, il serait plutôt à le contaminer par tous les bords), s'accorde bien avec l'aspect volontairement prosaïque du cinéma de Godard (le versant lyrique, l'artiste s'en est lui-même chargé dans son Nouvelle Vague à lui, réalisé trente ans plus tard avec... Alain Delon), à ce stade encore largement nourri du polar américain (pour ce qui est de l'audace expérimentale on citera Les Palmiers sauvages de Faulkner), et qui montera d'un cran dès le film suivant, le Petit Soldat et sa formule "la photographie c’est la vérité. Et le cinéma c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde", pour culminer avec les Carabiniers. C'est pour cela que le projet de Linklater, de s'attacher à la production et au tournage d'un film de la Nouvelle Vague, ne pouvait concerner que Godard, le plus représentatif des cinéastes NV, et A bout de souffle, son premier long, le plus mythique de ses films, plus encore que le Mépris ou Pierrot le Fou. Défi risqué que Linklater relève avec talent sous l'angle certes du seul cinéma, celui de la cinéphilie, que d'aucuns jugeront insuffisant, mais qui, sous cet angle, qui vise moins l'imitation que la mimèsis, la réflexion que la séduction, fait de Nouvelle Vague un film finalement moins "nouvelle vague" qu'amoureusement godardien.

*Deux, soit: Godard et Belmondo, Godard et Coutard, Godard et Beauregard, Godard et Linklater...

(1) Et ce jusqu'aux bagnoles dont on sait l'importance dans les films de Godard, du moins de la première période. Et ainsi de retrouver la Oldsmobile 88 et la T-Bird blanche? Je pose la question car je n'ai pas été suffisamment attentif sur ce point.


Une petite MG, trois compères
Assis dans la bagnole sous un réverbère
Une jambe ou deux par-dessus la portière
La nouvelle vague, nouvelle vague... 

octobre 05, 2025

Hey Jude

  Kontinental '25 de Radu Jude (2025).

  La comédie roumaine.

"Pourquoi les Roumains ne veulent pas jouer dans Star Wars?
Parce qu'ils ne veulent pas travailler, même dans le futur."

On connaît la valeur du télescopage chez Radu Jude, sa façon de faire s'entrechoquer le "trop-plein" (qui sature ses films) et le "plein de trous" (de l'Histoire), via son goût de l'archivage et de la mise en abyme, lui permettant de "re-actualiser" le passé, celui de la Roumanie (cf. Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares, sur le massacre des Juifs d'Odessa, perpétré en 1941 par le régime roumain et son chef Ion Antonescu, auteur de la phrase qui donne son titre au film), ou encore de pointer, avec toute la "sarcasticité" voulue, l'horreur du capitalisme moderne, recourant pour cela à une esthétique volontairement "sale", en écho à ce qui se dit par exemple sur les réseaux sociaux (TikTok) et qu'incarne un personnage comme celui d'Angela dans N'attendez pas trop de la fin du monde... Façon aussi d'entrechoquer le tragique et le comique, le comique bien gras, celui qui tache, et le comique de poésie (cf. Bad Luck Banging or Loony Porn qui croise une sordide histoire de sextape balancée sur le Net avec des chansons de Boby Lapointe, le roi de la paronymie, autre forme de télescopage).

On retrouve tout cela dans Kontinental '25 dont le titre évoque bien sûr Europa '51, sauf que le film n'a pas grand-chose de rossellinien, la référence se situant seulement dans le "parcours" d'Orsolya l'héroïne (Eszter Tompa), une huissière de justice rongée par la culpabilité (après le suicide d'un vieux marginal qui squattait le sous-sol d'un futur hôtel de luxe et qu'elle était chargée d'expulser), le thème de la pauvreté, le rôle de la religion... mais sans le cheminement spirituel d'une Ingrid Bergman, à la fois sainte et martyre chez Rossellini, alors que là, le charnel, le matériel, bref le temporel, maintiendra Orsolya jusqu'au bout les pieds bien sur terre (avec en guise de fin: partir en vacances rejoindre les siens sur une île grecque!).

Le film se passe à Cluj, en Transylvanie, le pays de Dracula, oui mais ça ce sera pour plus tard (le prochain film de Jude). En attendant, c'est plutôt des origines hongroises de la ville comme de l'héroïne dont il est question (source d'engueulade avec la mère qui défend Orbán). Kontinental '25 a été filmé avec un iPhone 15 (et son grand-angle, pas du meilleur effet sur grand écran), autant dire que le film n'est pas d'une grande beauté plastique, fidèle en cela à l'esthétique lo-fi de Jude (mais il n'est pas moche non plus, notamment dans les scènes de nuit — le film est aussi un portrait de Cluj, que nous fait visiter Orsolya à travers ses déambulations, auxquelles s'ajoutent, iPhone oblige, les images fixes de vieux immeubles, témoins d'un passé révolu dans une ville en pleine expansion). Seul vrai défaut, et pas nouveau non plus chez Jude, ça jacasse beaucoup, via toutes ces rencontres que fait Orsolya, racontant à chaque fois (la répétition, motif judien par excellence) comment l'homme s'est pendu au radiateur avec un fil de fer, le fait qu'il se soit pissé dessus et ce sentiment de culpabilité qui depuis la poursuit, bien que légalement elle n'est pas coupable, se croit-elle obligée de préciser, à chaque fois là aussi... Et en retour, l'amie et ses histoires, elles, de "caca" concernant un SDF zonant près de chez elle, puis un ancien étudiant, devenu livreur (ubérisé) de pizzas, et ses interminables histoires estampillées "zen", avec qui, complètement ivre, elle finira par baiser... enfin le prêtre orthodoxe qui, plutôt que de la soulager, la perturbe encore plus avec ses maximes absconses tirées de l'Evangile. Impuissance de la parole.

Tout mal foutu et verbeux qu'il est, le film n'en est pas moins convaincant par l'énergie déployée, sa manière de brocarder l'ultra-libéralisme (pensons à la truculence du sans-abri qui ouvre le film, sorte de Boudu ou de Bardamu des Carpates — des noms en "u" bien roumains, haha — jurant à tout bout de champ et en cela, frère de l'Angela citée plus haut... C'est le côté obscène du cinéma de Jude (Jude l'Obscène et non l'Obscur, haha, bis), qui lasserait vite s'il n'y avait, en contrepartie, cette espèce de vis poetica qui sourd du film, telle une force sous-jacente... C'est le cas par exemple avec les dinosaures animatroniques du parc ou encore le chien robot, image d'une nature de plus en plus artificielle, comme d'un monde de moins en moins humain. Une poésie des plus prosaïque, il va de soi, qui chez Jude émerge ainsi, au détour d'un plan ou d'une scène, par la seule présence d'éléments incongrus, au sens d'inappropriés, qui ne répondent pas aux règles en usage, celles de la bienséance (à l'image du sans-abri), celles aussi du "bien filmé" (dont Jude n'a que faire). L'art de Jude c'est cela finalement: un art de l'incongru.