août 13, 2025

Point ligne plan

  The Brown Bunny de Vincent Gallo (2003).

La première fois que j'ai vu The Brown Bunny, c’était lors de sa sortie il y a plus de vingt ans. Puis j’y ai repensé à chaque fois que j'écoutais la BO composée en partie par John Frusciante, l'ancien guitariste des Red Hot Chili Peppers, mais dont les cinq titres (sublimes) ne sont présents que sur l'album, Gallo ne conservant dans son film que la musique additionnelle (elle aussi sublime), de "Tears of Dolphy" de Ted Curson à "Smooth" de Francesco Accardo, en passant par "Come Wander with Me" de Jeff Alexander et interprété par Bonnie Beecher, "Beautiful" de Gordon Lightfoot et "Milk and Honey" de Jackson C. Frank. Pourquoi ont-ils disparu ces morceaux? Frusciante dit lui-même que sa musique et le film étaient pareils à des jumeaux. Et c'est vrai que la ligne mélodique des chansons épouse exactement celle, douloureuse et fragile, du film. Reste que les cinq titres manquants, qui feraient de la Fender de Frusciante le pendant de la Honda 250 de Gallo, elle-même cachée une bonne partie du film à l'intérieur du van, participent de cette impression d'étrangeté véhiculée par The Brown Bunny, une étrangeté qui tient d'abord au mouvement du film, avançant tout droit vers sa résolution finale, son "pipe-show" turgescent et son flash-back explicatif, mais aussi de tout ce qu'a retiré Gallo du film après sa présentation cannoise. Je ne connais pas la version qui avait été montrée à Cannes en 2003, mais la nouvelle, amputée de presque une demi-heure, soit un quart du film, serait celle voulue par Gallo — et pas, bien sûr, pour faire plaisir au public cannois qui l'avait copieusement sifflée, ni au critique Roger Ebert qui, lui, l'avait qualifiée de pire film jamais vu à Cannes, ce qui par la suite avait valu une belle bordée d'injures entre les deux hommes.

De tout ce qui a été coupé, le plus important est certainement la fin de la séquence dans le salar de Bonneville, où l'on voit Gallo, sur sa moto, flottant entre le bleu du ciel et le blanc des salt flats, et disparaître à l'horizon. Dans la première version, on le voyait ensuite revenir à son point de départ... Là non, ce qui crée une trouée dans le tissu du film, d'autant que la séquence se situe exactement au milieu et qu'un tel "point de non-retour" ne peut qu'éclairer différemment la seconde partie. Jusque-là, on avait affaire à un road-movie somme toute classique dans son déroulement minimaliste, ponctué de rencontres éphémères avec des inconnues aux noms de fleurs, comme celui de l'être aimé et à jamais perdu (Daisy). Et la sortie à moto sur le speedway s'inscrivait dans cette succession de petits faits insignifiants, soit une simple parenthèse dans l'itinéraire du film (la traversée Est-Ouest des Etats-Unis), le temps de se faire plaisir. Sauf qu'en supprimant le plan du retour, Gallo modifie la donne. D'abord au niveau de la forme. Par cette coupe, le cinéaste renforce encore plus la sensation d'aplat que dégage la séquence. La profondeur de champ est comme définitivement abolie. Le personnage s'efface progressivement, jusqu'à devenir un point minuscule où s'annule, via le flou de l'image, toute perspective. On nage en pleine abstraction, et pas n'importe laquelle: la colorfield painting de Rothko et B. Newman, avec ses bandes d'aplats monochromes (ici bleus et blancs). Plus encore: Gallo élimine le changement d'axe qu'aurait impliqué le retour du personnage et prolonge ainsi tous ces plans où il apparaît de dos, silhouette hirsute envahissant une partie de l'écran, qu'il soit au volant de sa camionnette ou en train d'embrasser une femme, ce qui accrédite l'idée d'un road-movie filmé comme une fuite en avant, jusqu'aux retrouvailles avec Chloë Sevigny où cette fois Gallo est vu de face, et pour cause (la modernité de Gallo passe par une utilisation assez désinvolte du champ-contrechamp).

Mais là n'est pas l'essentiel. Ce qui fait la grandeur du film, c'est sa temporalité. The Brown Bunny est un film de l'inconsolation et comme tout grand film de ce type, trouve sa force dans des questions moins de surface que temporelles (pensons à Vertigo, film matriciel s'il en est, et à la sublime séquence du séquoia, l'une des plus belles du film). Je m'explique. En ne nous montrant pas le personnage revenir de sa virée dans le désert, Gallo crée une fausse fin, en plein milieu du film, qui rend la seconde partie plus indécise, quant à l'enchaînement des faits, et à leur durée, d'autant que la séquence se trouve raccordée brutalement avec le plan du van avançant vers nous, en lieu et place de la moto. Et si c'était vraiment la fin? Je parlais plus haut des femmes rencontrées qui portent toutes des noms de fleurs: Violet, Lilly puis Rose, en attendant Daisy. Mais qui évoquent aussi des couleurs (Daisy se nomme Lemon, à la fois marguerite et citron) — ce qui renvoie peut-être aux pull-overs de couleurs différentes qu'arborait Warren Oates dans Two-Lane Blacktop de Monte Hellman, un film auquel celui de Gallo fait davantage penser qu'au Gerry de Gus Van Sant (sorti l'année d'avant), mais surtout identifie le personnage de Daisy à la Honda jaune de Gallo, et pour le coup le van noir à un fourgon mortuaire. Dès lors, comment ne pas voir la séquence du désert comme une sorte de cérémonie funèbre, à la fois moderne et romantique, autant dire ultra mélancolique, donc sans retour possible. The Brown Bunny ne serait rien d'autre qu'une version moderne du mythe d'Ophélie. Toute la seconde partie, au statut temporel incertain (puisque arrivant après la fin), témoigne de cette ophélisation, ce que confirmerait la sulfureuse scène finale puisque le personnage de Daisy y apparaît tel un fantôme (elle est bien morte) qui pourtant "existe" (c'est une hallucination, donc bien réelle pour celui qui en est la proie). Un peu vampire aussi, dans la mesure où, on le sait, les vampires la nuit...

Bonus: la bande originale du film.

août 08, 2025

Yi Yi


  Yi Yi ( ) d'Edward Yang (2000).

  Le trait et l'Un.

Et un chef-d'œuvre, un! A la fois dernier chef-d'œuvre du XXe siècle (le film a été tourné en 1999) et premier du XXIe (le film est sorti en 2000), Yi Yi, — —, "Un un", l'opus ultime d'Edward Yang est le film du redoublement. D'abord entre deux époques, deux générations, celle du personnage principal NJ, de son épouse, de son beau-frère, de son amour de jeunesse retrouvé par hasard trente ans après... et celle de ses deux enfants, sa fille adolescente et son fils de 8 ans; deux générations attachées plus ou moins fortement à une troisième, celle de l'ancêtre, la grand-mère tombée dans le coma le soir du mariage du beau-frère et à qui chacun se doit de parler (non sans difficulté) pour la maintenir en vie. Redoublement aussi par rapport aux précédents films de Yang, dont il reprend en les condensant les principaux thèmes; par rapport également à la Cité des douleurs (1989) de Hou Hsiao-hsien, l'autre grande figure du nouveau cinéma taïwanais, fresque familiale au temps de la "terreur blanche", celle qu'exerça le Kuomintang après la guerre et la fin de l'occupation japonaise, et dont Yi Yi apparaît comme le pendant contemporain (Wu Nien-jen scénariste bien connu, qui joue ici NJ — mêmes initiales —, a co-écrit le film de Hou et à ce titre on peut voir l'ouverture de Yi Yi comme un clin d'œil — cf. la photo de famille lors du mariage — sinon un hommage à la Cité des douleurs). Redoublement encore des prénoms qui composent la famille de NJ, de Min-Min (l'épouse) à Ting-Ting et Yang-Yang (les enfants). Mais surtout redoublement du monde qui voit la réalité extérieure (Taipei, son cadre urbain, ici souvent nocturne) se réfléchir à travers toutes ces vitres qui démultiplient les interfaces, sur les vies de chacun, vues, elles, dans leur sphère intime. Par ce jeu entre l'intérieur et l'extérieur, le film crée une spatialité trouble, autant que troublante du fait que ces vies y apparaissent à la fois transparentes, puisqu'en reflet les unes dans les autres, et opaques, car singulières, propres à chacun, "enfermant" du coup les personnages: NJ dans le regret d'être passé à côté de sa vie; Min-min dans la dépression, confrontée au vide de son existence (jusqu'à aller s'enfermer dans un monastère); Ting-Ting dans l'imaginaire, confrontée, elle, aux tourments bien réels du sentiment amoureux; Yang-Yang dans l'éveil aux choses, merveilleux petit personnage découvrant la vie — Ozu + Saint Thomas —, s'en amusant (les ballons) comme s'en inquiétant car ne croyant qu'à ce qu'il voit (les photos qu'il prend pour visualiser les moustiques ou révéler aux autres cette partie du monde qu'ils ne voient pas puisque située dans leur dos). Soit un mixte d'ouverture et de repli dont témoignent toutes ces portes qu'on passe son temps à ouvrir et refermer, et que, de façon plus large, via justement ces plans larges auxquels recourt Yang, le film intègre dans une sorte d'espace bigger than life (cosmogonique?) où les personnages, filmés de loin, semblent perdus dans l'immensité du monde. 

Mais encore. C'est quoi au fond ce "double un" qui donne au film son titre en même temps que sa structure (au mariage du début répondent à la fin les funérailles de la grand-mère)? Et plus précisément ce "trait horizontal", signe du 1 en tant que "premier" mais aussi caractère le plus "simple" de l'écriture chinoise. Un simple trait qui associé au 1 aurait à voir avec l'origine, et qui redoublé telle une "seconde chance", ainsi qu'il est dit dans le film, permettrait de repartir à zéro. Sauf que ça n'y changerait rien. C'est que le redoublement ici ne renvoie pas à une nouvelle vie, mais simplement à la compréhension que cette seconde vie ne serait que la poursuite de la première, que celle-ci soit riche d'enseignements (Yang-Yang et Ting-Ting même si dans son cas l'expérience est cruelle) ou se révèle rétrospectivement décevante (NJ et Min-Min). Décevante mais finalement acceptée, par le biais du second "trait" qui, à défaut de rendre la vie meilleure, nous apprend que la vie, il n'y en a qu'une et que croire, à l'instar du beau-frère, qu'une seconde chance serait l'occasion de recommencer sa vie n'est qu'illusion... dans la mesure où si un tel événement survenait, fruit du hasard et non effet des astres, la vie d'avant s'en trouverait certes modifiée mais sans signifier pour autant qu'un retour au point de départ, prélude à une nouvelle vie, est possible (faux espoir dont fait l'expérience NJ). De sorte que le deuxième "—" apparaît comme indispensable, lié qu'il est au premier (tels deux signifiants), ce que matérialise dans le film le jeu avec les reflets et qui, à bien regarder, concerne plus les grands que Yang-Yang, l'enfant saisi, lui, directement sur des écrans de vidéosurveillance, parce qu'encore très dépendant de l'Autre (le premier "—"), soit "un trait et demi", cet Autre qui lui permet de trouver du sens aux nombreuses questions qu'il se pose mais qui ne recouvre qu'à "moitié" son être (cette vérité encore inaccessible puisque relevant du non visible). Chez Ting-Ting et les adultes, au contraire, le "— —" est complet. Et la vie infiniment plus complexe, via les crises existentielles que chacun est amené à traverser.

Si intriquée soit donc sa narration, Yi Yi n'en est pas moins d'une incroyable fluidité, les trois heures du film filant à une vitesse folle (ils sont rares les films d'une telle longueur dont on voudrait qu'ils ne s'arrêtent pas). C'est sa musicalité (Edward Yang y apparaît d'ailleurs subrepticement en tant que pianiste). C'est aussi sa magie. Il y a dans le film cette scène où NJ rencontre à Tokyo un industriel japonais susceptible de racheter l'entreprise de logiciels qu'il dirige avec des amis et qui est menacée de faillite. L'industriel lui fait comprendre qu'il n'a pas de recette magique pour sauver l'entreprise et, pour illustrer son propos, fait un tour de cartes qui ne repose sur aucun "truc", simplement le fait qu'il connaît parfaitement la place des cartes dans le jeu (de celles en tout cas qu'il présente retournées à NJ). Yi Yi, c'est un peu ça. L'art de Yang est tel, dans la construction de son récit, la manière de mettre en scène ce qui le compose, de raccorder les plans, sans recourir au moindre "effet", se contentant de plans larges et fixes, les rares mouvements de caméra relevant de la plus stricte nécessité, qu'il confère au film un côté magique. Magique mais sans effet de magie. Parlons alors de génie chez Yang pour atteindre ainsi, à partir d'un matériau somme toute hétérogène, une unité aussi puissante, qui ne soit pas seulement stylistique mais également narrative. Dans Yi Yi, ça confine au vertige. Qui fait du film la réponse, meurtre compris, de ce que l'amoureux pour le moins perturbé de Ting-Ting et de sa voisine, définissait comme le plus du cinéma par rapport à la vie, cette idée qu'on "vivrait trois fois plus depuis l'invention du cinéma". Autrement dit que les films nous offrent d'emblée deux fois ("un, un", yi yi) ce que la vie, sur le moment, nous donne qu'une seule fois. Edward Yang s'y attèle avec une telle confiance en ses moyens, une telle croyance en ses personnages, qu'il peut même céder à quelques facilités (Beethoven ou Bach pour accompagner certaines scènes, un jeu vidéo pour figurer la violence du meurtre...) sans que son film en pâtisse. Revu vingt cinq ans plus tard, Yi Yi est toujours aussi bouleversant.

août 05, 2025

Mon journal 7

  Roland-Garros 2025: Finale Alcaraz — Sinner,
minisérie en 5 épisodes: 4-6, 6-7, 6-4, 7-6, 7-6.

  Notes de juillet.

1er juillet

Top 10 de la première moitié de 2025: (par ordre alphabétique)
Bernie, Richard Linklater (2011)
Black Bag (The Insider), Steven Soderbergh
5 septembre, Tim Fehlbaum
Cloud, Kiyoshi Kurosawa
Eephus, Carson Lund
— El llanto (les Maudites), Pedro Martín-Calero
Jardin d'été, Shinji Sōmai (1994)
Life of Chuck, Mike Flanagan
The Phoenician Scheme, Wes Anderson
Tardes de soledad, Albert Serra

+ Finale Roland-Garros: Alcaraz - Sinner

+ 4 ressorties: Blackmail (Hitchcock) — les Chevaux de feu (Paradjanov) — Porcherie (Pasolini) — Quatre Nuits d'un rêveur (Bresson).

3 juillet
Reflet dans un diamant mort de Cattet et Forzani... c'est Mort à Venise (sur la Côte d'Azur) mêlé de giallo (à la sauce pop), d'Eurospy (James Tont) et de fumetto nero (Satanik)... tout ça passé dans la centrifugeuse. D'accord, le graphisme est magnifique, c'est visuellement très fort, mais la débauche formelle ici XXL rend la chose quand même vite indigeste. Ça file et rien n'accroche, en dehors de la BO (Morricone, Nicolai, Umiliani...), ce que le film a de mieux finalement. Je réécoute La lucertola.
4 juillet
Aaaah l'Aventura! Après Voyages en Italie, et en attendant Divorce à l'italienne, Sophie Letourneur poursuit son trivial pursuit, en Sardaigne et en famille cette fois, rythmé par le caca de Raoul et le Prélude en do majeur de Bach. Génial.

5 juillet
Le si bémol. Sur l'Accident de piano de Quentin Dupieux.

8 juillet
Le tout et le rien. Sur l'Aventura de Sophie Letourneur.

9 juillet
En attendant de voir le Rire et le Couteau, j'ai revu l'Usine de rien de Pedro Pinho. Le film est vraiment fabuleux en dépit de quelques passages un peu trop didactiques, comme la longue scène du dîner mais contrebalancée par le concert punk qui suit, donc ça va quand même... Et puis c'est d'une invention constante, qui touche à la comédie sociale, intimiste et pour finir musicale, ce qui m'a fait penser respectivement à Fassbinder (le feuilleton Huit heures ne font pas un jour et le format 16mm), Cassavetes (les gros plans sur les visages, notamment celui très suggestif de la femme lors des deux scènes érotiques) et Moretti (les chorégraphies à l'intérieur de l'usine).
Si le sujet est dur (dans le contexte de la crise économique, celle de la dette, qu'a traversé le Portugal, une fabrique d'ascenseurs que les dirigeants ont abandonnée, des ouvriers qui l'occupent, rêvant d'autogestion, mais qui n'ont "rien" à produire), le ton est léger (cf. plus haut) sans jamais entamer l'incroyable force politique du film (d'autant que l'usine en question a elle-même fonctionné sur le mode de l'autogestion au moment de la révolution des Œillets, et pendant une vingtaine d'années, après le départ d'OTIS le constructeur d'ascenseurs, certains des ouvriers qui jouent dans le film ayant d'ailleurs connu l'usine de cette époque). Le propos qu'on y tient est plutôt altermondialiste, sauf qu'on n'est pas sûrs, à l'image de Zé le personnage principal, de vouloir changer le monde. Ajoutons que les échappées hors de l'usine sont absolument magnifiques (avec quelques plans à la Ozu), notamment celles au bord du Tage (le film a été tourné à Póvoa de Santa Iria, au-dessus de Lisbonne). On y croise même des autruches.

12 juillet
Le double regard. Sur le Rire et le Couteau de Pedro Pinho.

15 juillet
"I fly away". Sur F1® de Joseph Kosinski.

19 juillet
On ne s'attardera pas sur le grand n'importe quoi qui a présidé à la distribution de la Trilogie d'Oslo de Dag Johan Haugerud, les trois films sortant chez nous à une semaine d'intervalle dans un ordre inverse à celui d'origine (même si cet ordre importe peu), le dernier, Sex (qui est donc le premier) sous le titre Désir (sic)... Disons surtout que cette trilogie, un peu trop littéraire dans sa facture (Haugerud est aussi romancier), n'évite pas l'écueil psycho-sociologisant (sur les différents types de rapports amoureux — entre deux hommes, entre une femme et un homme, entre une adulte et une mineure — que chaque film expose de manière plutôt verbeuse voire poussive par instants, n'est pas Bergman qui veut), le didactisme pesant par son coté démonstratif (l'ouverture de Love avec la visite de l'Hôtel de ville d'Oslo et les explications de la guide quant à la dimension sexuelle des sculptures qui ornent la façade) ou le recours à des scènes au symbolisme pataud (cf. l'interminable escalier — un ancien tremplin de saut à ski! — qu'essaie désespérément de gravir la grand-mère dans Dreams), etc., autant d'éléments qui gâchent l'ensemble et tous ces autres moments, eux, plus légers, plus délicats (la première partie de Dreams: le journal intime de l'adolescente raconté en voix off), plus émouvants aussi... qu'il s'agisse du sentiment de perdition de la femme quand son mari ramoneur (!) lui révèle qu'il a eu un rapport sexuel (anal) avec un client, mais aussi des confidences non dénuées d'humour entre l'homme et son collègue également ramoneur qui, lui, se voit en rêve, déguisé en femme devant David Bowie (Sex); des rencontres (possiblement sexuelles) sur le ferry qui assure la liaison entre Oslo et les îles du fjord (Love); ou encore du temps partagé (à faire du tricot dans une ambiance très "hygge"!) entre l'adolescente et la prof de français, objet de son premier amour (Dreams). Ce qui fait qu'on hésite en permanence entre séduction et agacement, adhésion et résistance... et qu'à la fin, eh bien, on reste dubitatif.

24 juillet
Ah Merlusse de Pagnol! (avec Toni de Renoir, Remous de Gréville et Bonne Chance! de Guitry, mon carré d'as des films français sortis en 1935). C'est l'histoire d'un pion (Poupon), surnommé Merlusse parce qu'il sent la morue, personnage redouté des élèves alors que s'ils le connaissaient "ils lui pisseraient dans les poches". Ce film (de Noël) est une pure merveille. A comparer au besogneux Winter Break d'Alexander Payne.

25 juillet
The Things You Kill. Complètement bidon la seconde partie avec l'échange d'identités (+ l'un des deux personnages à la place du chien!)... Lynch et Buñuel, mon œil, le scénar relève ici du truc de petit malin (Ali et Reza, soit le prénom du réalisateur, haha) et en y cédant — je passe sur la métaphore "Tue/éteins la lumière/le père" elle aussi bien lourdingue qui ouvre et clôt le film — Khatami se rétame dans les grandes largeurs.

28 juillet
Les 4 Fantastiques de Shakman avec Pedro Pascal dans le rôle de Mr Fantastic, acteur qu'on voit beaucoup en ce moment (Materialists de Celine Song, film sympa mais sans plus... Eddington d'Ari Aster, satire — dans tous les coins — trop bordélique et roublard pour convaincre) et ici peut-être à cause de ses initiales doubles (PP à l'instar des super-héros Marvel)... oui eh bien, c'est pas super génial, pas aussi inventif évidemment que les Indestructibles de Pixar, pas aussi poilant évidemment que le Fumer fait tousser de Dupieux... mais bon, quand même super moins con, en dépit de sa veine lourdement familialiste (qui est propre à la série), que le Superman de Gunn.

  L'Usine de rien de Pedro Pinho (2017).

juillet 15, 2025

F1®

  F1® de Joseph Kosinski (2025).

"I fly away".

On ne reprochera pas au film sa prévisibilité vu que c'est le propre d'un blockbuster que d'être prévisible, la réussite résidant justement dans l'art de bien négocier ce côté prévisible, de le rendre en quelque sorte désirable. Dans F1®, il y a le "plan C" préconisé par Brad Pitt, qui renvoie à l'aspect "combat" du film et que traduisent les scènes de courses, ultraspectaculaires, auxquelles, force est d'avouer, il est difficile de résister (l'ouverture sur "Whole Gotta Love" de Led Zeppelin même si c'est Daytona, une course d'endurance, waouh...), les bolides de Formule 1 à la manière des chasseurs F/A-18 dans Top Gun: Maverick du même Kosinski. C'est le ® du titre, pas tant la "marque déposée" que le registered, l'"enregistrement" des séquences, qui donne au film son côté "immersif", systématique aujourd'hui dans tout blockbuster (et pas que, hélas), et d'une certaine façon incontournable quand il s'agit de films de bagnoles (à quelles doses? là est la question), le côté "embarqué dans le baquet", tel un jeu vidéo grandeur nature, voire bigger than life dans le meilleur des cas. Et puis il y a le script, un script au demeurant très conventionnel — la vieille amitié entre deux pilotes, la rivalité entre un vieux briscard et un jeune prodige, une histoire d'amour ancienne ou naissante et généralement impossible, etc. — mais dont il est difficile, là encore, de s'affranchir, la réussite passant plutôt par la façon d'agencer toutes ces scènes, pour le coup très attendues, avec l'action proprement dite, de faire que les conventions se fondent naturellement, à la Hawks pourrait-on dire, dans le spectaculum. Sauf que dans F1® le résultat est plutôt décevant, ce travail d'agencement inhérent à ce genre de film donnant par trop l'impression du "passage obligé". Reste les stratégies de course mises au point par Sonny Hayes (Brad Pitt) qui confèrent tout son sel au film, des stratégies à la limite du règlement (provoquer des accrochages, style courses de chars péplumesques, obligeant les officiels à stopper la course le temps de nettoyer la piste, des arrêts qui ne peuvent que pénaliser ceux qui vont plus vite, quitte même à les ralentir en sortant des stands juste devant eux)... voire dans le cadre même du règlement (et son caractère aujourd'hui très abscons que pointe indirectement le film)... des stratégies qui surtout témoignent du génie de Hayes, maître tacticien (ainsi par exemple du moment précis où dans la course il va falloir changer ses pneus), de sorte que le personnage apparaît comme un mixte idéal de Senna (pour sa technique agressive de pilotage) et de Prost (pour sa science des réglages et de la tactique) avec le côté filou en plus (Le fait que les personnages soient fictivement en compétition avec de vrais pilotes de F1, Hamilton, Verstrappen, Leclerc, Russell, Pérez, etc. crée un certain trouble, discret mais agréable.) A côté de la part purement jubilatoire, sinon jouissive du film, il y a donc cette part proprement ludique, liée aux différentes tactiques de course opérées par le héros. F1® apparaît ainsi comme un grand film-jeu qui mêlerait jeu de vertige et jeu de stratégie, ce qui, dans ce dernier cas, m'a fait penser à un autre film avec Brad Pitt en stratège: Moneyball de Bennett Miller, et "l'art de gagner" au baseball par une approche statistique (sabermétrique) de la compétition, quant à la façon de recruter des joueurs; qui fait qu'une équipe qui végète dans les profondeurs du classement, grimpe progressivement dans ledit classement et finit même par gagner le championnat (progression qu'on retrouve dans F1® où il faut dans un premier temps terminer dans les points avant d'espérer mieux...). Progression arithmétique, doublée d'une autre quête, elle plus poétique, en tout cas moins prosaïque, qui fait la beauté finale du film, cette recherche par le héros du moment de grâce où il se retrouve comme seul sur la piste, déconnecté du réel, et semble alors s'envoler, ce qui est un écho manifeste au sentiment de déréalisation que décrivait déjà Ken Miles (Christian Bale) dans Le Mans '66 (Ford v Ferrari) de Mangold, lui-même en référence à la fameuse "ligne route 7000" de Hawks. F1® aurait dû s'arrêter là.

juillet 12, 2025

Le double regard

  Le Rire et le Couteau de Pedro Pinho (2025).

Y a-t-il une spécificité du cinéma portugais pour les films fleuve? Je pense à certains films d'Oliveira, de Monteiro ou encore de Gomes, qui n'ont rien en commun sinon que leur durée semble témoigner d'un même imaginaire, qu'on dira "fluvial", en lien, quelque part, avec le mythe des trois fleuves (le Douro, le Tage et le Guadiana), partis d'Espagne pour rejoindre la mer, au Portugal; sachant encore que, comme le disait Pessoa, "par le Tage, on va vers le monde". Pedro Pinho appartient manifestement à cette confrérie du fleuve-monde. Après l'Usine de rien (2h57), voilà le Rire et le Couteau (3h31), deux films qui présentent, outre leur durée fleuve, pas mal de similitudes, quant au regard qu'ils posent sur le monde: capitaliste et vu de l'intérieur (une fabrique d'ascenseurs en faillite à Lisbonne) pour le premier; postcolonial et tourné vers l'extérieur (la construction d'une route forestière en Guinée-Bissau) pour le second. Dans les deux cas, un même fond documentaire (Pinho a vécu en Mauritanie et y a consacré son premier film), une même structure, un même grain de l'ïmage (c'est filmé pour l'essentiel en argentique), ainsi que tous ces passages un tantinet verbeux (le péché mignon de Pinho, mais qu'on accepte volontiers: cf. dans le Rire et le Couteau les échanges entre Sérgio, le héros du film — un ingénieur portugais mandaté par une ONG environnementale pour étudier le projet routier, son prédécesseur ayant mystérieusement disparu, c'est le côté antonionien du film — et Gui le grand échalas queer venu du Brésil... voire les leçons de "morale" assénées à Sérgio par les deux belles Guinéennes, Diára la fêtarde qui l'attire irrésistiblement puis la prostituée avec qui au contraire ça ne marche pas)... sans oublier le jeu d'échos entre les deux films (tels les ouvriers acteurs de l'Usine de rien qu'on retrouve sur le chantier où se construit la route; ou encore les scènes de sexe filmés en gros plans, ici infiniment plus crues).

Le Rire et le Couteau est ainsi animé d'un mouvement longitudinal, à l'image du format 2:35 du film, d'abord dans le désert saharien puis à Bissau, la ville, qui voit le film charrier tout un ensemble de matières visuelles (très colorées) et sonores (très musicales) notamment lors des fêtes chez Diára, ou dans les séquences de boîtes de nuit... c'est la partie "rire" du film, que le rire y soit sincère, gêné ou même forcé, en rapport avec la place que, au milieu des Noirs, occupe ou plutôt cherche à occuper Sérgio, le Blanc idéalement "déconstruit" (en plus bisexuel), ce qui l'oppose aux membres de l'ONG et leur sourire paternaliste, quand ceux-ci, par exemple, se félicitent devant les villageois de leur avoir installer des latrines... étant entendu que la déconstruction n'abolira jamais totalement la frontière entre Noirs et Blancs, ainsi qu'il l'est rappelé à Sérgio, aussi parce qu'il demeurera toujours — à l'instar de Zé, le personnage principal de l'Usine de rien, vis-à-vis du capitalisme — un fond d'ambiguïté, lié au passé colonialiste de son pays. Le mouvement du film va ainsi de cette "image d'ex-colon" qui précède le Blanc, aux dires-mêmes de Pinho, au travail de la caméra chargée, elle, de suivre les personnages. A la première partie, fiévreuse, quasi rouchienne par moments tant la dimension ethnographique y est forte, se concluant avec le passage dans la boue de la rivière et l'épisode tumultueux sur le chantier, succède une partie plus étale, correspondant à la rencontre de Sérgio avec les habitants qui pratiquent au nord la riziculture et sont directement concernés par la construction de la route. Là, le film se met à glisser (à la manière de la pirogue s'avançant en silence dans la mangrove, mouvement vaguement conradien), fort de ce qu'il a accumulé en amont, qui doit permettre à Sérgio de se déterminer... Si on ne saura rien finalement de son rapport, du moins de sa conclusion, c'est qu'en fait il importe peu, que l'essentiel est ailleurs, dans la volonté chez Pinho de combiner politique et désir, au sens où pour le cinéaste la politique est affaire de désirs et que le désir est aussi politique.

Le Rire et le Couteau, c'est peut-être ça: le rire pour se distancier des grands discours politiques, le couteau pour trancher le nœud (gordien) qui fait obstacle au désir. La scène de triolisme, point d'orgue du film, serait à voir non seulement comme symbole de liberté, en l'occurrence sexuelle, mais surtout comme acte politique, qui voit un Blanc littéralement pris entre deux Blacks. Non pour traduire une quelconque revanche de l'Afrique sur l'Occident, seulement comme signe, au-delà de la question identitaire incarnée par le personnage de Gui (via la chanson de Tom Zé qui donne son titre au film) (1), de ce que serait pour un Blanc déconstruit, l'abandon — le temps d'une scène d'amour torride — de sa "blanchité". Débarrassé pour le coup de son regard de Blanc, de sorte que le Noir se trouve débarrassé, lui, de ce sentiment aliénant de se voir à la fois comme Noir et tel que le Blanc le perçoit. Un double regard que remplacerait celui qu'échangent sur la terrasse, dans un des tout derniers plans du film, Gui et Sérgio (que Gui était venu soigner) tout en dégustant une figue de Barbarie. La cactée partagée, signe d'une réconciliation, enfin possible et durable entre Africains (et apparentés) et Européens? Ou simple utopie?

(1) Où le couteau renvoie dans la chanson à la "coupure d'un baiser rouge", soit dans le film la scène où Sérgio embrasse précipitamment, et maladroitement, Gui, qui dès lors se plaint que Sérgio lui ait par ce geste effacé le rouge qu'il avait sur les lèvres, pire: que celui-ci en s'excusant y exprime un "désir regretté".

juillet 08, 2025

Le tout et le rien

  L'Aventura de Sophie Letourneur (2025).

  Le présent composé.

Trivial: dérivé de trivium, "carrefour à trois voies", pour qualifier les trois arts mineurs qu'étaient au Moyen Âge: la grammaire, la rhétorique et la dialectique (par rapport à l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique), soit l'art à la fois de bien écrire, de bien parler et de bien raisonner, dont le plus bel exemple au cinéma fut probablement Rohmer, cinéaste génialement trivial, et dont Sophie Letourneur représente non pas l'antithèse mais la forme élémentaire (incarnée dans le film par le personnage de Claudine, la préadolescente — l'actrice avec son petit air buté, on imagine Béatrice Romand au même âge —, où "écrire, parler et raisonner" ne relève pas tant du bien que du tant bien que mal, qui combine les trois arts à l'état brut, parce qu'enregistrés (ici sur un smartphone et non plus un dictaphone comme dans Voyages en Italie) au plus près du réel, de la vie non pas "à vif" (ça c'est le naturalisme dans toute sa crudité), mais saisie sur le vif, à la manière d'un Pialat, lui-même à la manière des frères Lumière (cf. la longue séquence de la sieste, étirée comme dans les premiers films, lorsqu'on tournait les scènes à la manivelle le temps que durait la bobine, d'où l'impression d'épuisement qui finit par se dégager et conférer à la scène son "poids" de réel). Tant bien que mal, autrement dit cahin-caha, voire câlin et caca, vu que dans l'Aventura c'est Raoul (l'enfant de trois ans) l'agent "entropique" du film, lui qui non seulement ne tient pas en place mais en plus est susceptible de déféquer à tout moment et n'importe où, aussi bien sous la table qu'au milieu de la plage.

Etat brut, disais-je, pas tout à fait non plus, étant donné le travail en amont qui chez Letourneur préside à la réalisation d'un film (je n'y reviens pas, cela a été suffisamment évoqué à propos de Voyages en Italie), avec la particularité que le présent dans l'Aventura ne relève pas, au final, du passé (une suite de souvenirs) mais se trouve être tout le long du film un vrai présent, où l'on cherche seulement à se rappeler où l'on était et ce qu'on a fait les jours précédents, présent que la réalisatrice brouille à dessein en mélangeant direct et replay, soit un film au présent composé, à la temporalité indécise et ce d'autant plus que les vacances, lorsqu'il s'agit comme ici d'une famille, dans un cadre immuable (celui de la Sardaigne), où l'on fait toujours à peu près les mêmes choses (se baigner, profiter des attractions, manger des glaces ou des pizzas...), ont un caractère joyeusement bordélique. D'où à l'arrivée ce matériau qu'il faudra des mois à Letourneur pour qu'elle le démêle et en assure le montage. Ce que l'Aventura donne à voir c'est autant le côté "aventureux" de telles vacances (par rapport au Voyages, en couple et mieux organisé), que l'aventure, pour le coup vertigineuse, que sera le montage (à la différence de L'avventura d'Antonioni où l'aventure fut plutôt le tournage, un vrai cauchemar), avec cette montagne d'enregistrements à isoler, déplacer, replacer — soit la fabrication même du film. De sorte que le caca, quand bien même il renverrait au stade anal de la théorie freudienne (le plaisir chez l'enfant à déféquer voire à faire de son excrément un cadeau pour maman), ou encore traduirait chez Letourneur une petite pente scato (à rattacher à l'obsessionnalité dont témoigne justement le temps qu'a pris le montage), je le vois aussi comme l'image même de la création, de celle qui sort des tripes de l'artiste et fait de Sophie Letourneur une vraie cinéaste, qui se salit les mains, tripatouille ses productions sans se soucier des effluves, au contraire de ceux et celles qui ne produisent rien sinon des œuvres formatées qui sentent bon la rose.

Ainsi le film nous est-il livré, non pas tel quel, mais au contraire bouillonnant de tout ce qui le compose (du fond autobiographique qui, montant et redescendant dans la marmite, fait naître la fiction). Entre cinéma expérimental et film de famille, prises à la volée et plans de cartes postales... le tobu-bohu de la tribu et le Prélude en do majeur de Bach, soit le trivial et le sublime... bref, le vide ("il se passe rien" dit Katerine) et le plein ("il se passe tout" lui répond Letourneur), l'Aventura, incroyable maelström de remémorations en tout genre, ne peut que finir en morceaux. Celui qui accompagne non sans ironie (ça rigole) le générique de fin, puisque célébrant, à travers la chanson éponyme de Stone et Charden — avec deux "v", comme le film d'Antonioni mais là, qui sait, en tant que "w", le double "v" en italien pour dire "viva" — une histoire d'amour entre Sophie et Jean-Phi, déjà déclinante dans Voyages en Italie et qui dans l'Aventura ne tient plus qu'à un fil, à l'image des échappées de Jean-Phi, à ce stade encore limitées — jolie scène quand il s'en va sur les rochers et que se moquent Sophie et Claudine — mais déjà annonciatrices de ce que devrait être, j'imagine, Divorce à l'italienne. Reste que le plus beau morceau de cette fuite inexorable de l'amour, imprégnant l'Aventura d'une tendre mélancolie, c'est le sort réservé au chapeau de paille (probablement d'Italie), de plus en plus déstructuré à mesure que le film avance, à peu près complet au début quand il est sur la tête de Sophie (bien qu'ayant déjà souffert), puis aux bords ridiculement pendants quand c'est Jean-Phi qui le porte, enfin réduit à une calotte de paille informe (les bords ayant été arrachés) une fois atterri, c'est le dernier plan, sur la tête de Raoul... Bah oui, l'amour d'une mère pour son enfant sera toujours plus fort que celui éprouvé pour le père. Mais surtout: un film-chapeau de paille, si finement tissé en son cœur, aux mailles si denses, qu'il tiendra, solide, jusqu'au bout, même si par moments l'effet de répétition fait que ça s'effiloche sur les côtés. L'Aventura est vraiment un très beau film.

juillet 05, 2025

Le si bémol

  L'Accident de piano de Quentin Dupieux (2025).

  L'auteur et son personnage.

L'Accident de piano n'est pas un accident dans la filmo de Dupieux, sauf à considérer qu'on n'y rit pas comme des bossus (hormis quelques batailles de yaourts, et encore), que le film est de tous les Dupieux probablement le plus sombre, mais aussi l'un des plus émouvants (dans ce qui s'y dévoile derrière le personnage de Magalie), structuré qu'il est comme une petite pièce musicale en trois actes (le chalet, l'interview, l'accident) et un seul mouvement, celui de la "Marche funèbre" de Chopin, d'abord réduit à sa seule "main gauche" (le si bémol mineur), partie pour le coup un rien massive, puis poursuivi de façon hautement destructive (la Marche y est littéralement massacrée), quand Magalie alias Magaloche, impayable avec ses bagues aux dents ("Ma-galoche"), née le même jour qu'Internet et grande émule des "jackasseries" de MTV (mais sans l'esprit punk, trash et transgressif de l'émission), rencontre une journaliste à la diction, elle, so perfect — opposition des plus jubilatoire — jusqu'au finale, que rassurez-vous je ne divulguerai pas, sinon que le postlude, signé Chilly Gonzales, vient "ré-accorder" l'ensemble.

C'est que le film marque un aboutissement chez Dupieux (davantage qu'un accomplissement), au sens "jusqu'au-boutiste" du terme, quant à la "portraiture" (comme il y a eu la "monture" dans le Daim) d'un personnage au QI d'une enfant de 7 ans, moins perverse polymorphe que foncièrement mauvaise, du fait de son insensibilité à la douleur: à la sienne de douleur, physique (une maladie qui existe réellement) mais aussi à celle, morale avant d'être physique, que Magalie (Adèle Exarchopoulos) inflige aux autres, à l'instar de ce qu'on appelle les "antagonistes" dans les fictions populaires américaines, tel le personnage (emblématique) de Michael Myers dans la série des Halloween, qui souffrait de la même maladie — la salopette de garagiste que porte Magalie, lors de l'entretien avec la journaliste (Sandrine Kiberlain), qui pour le coup serait une sorte de Laurie Strode, la scream queen du film, s'en fait l'écho, de même que la dernière partie, dans la pure tradition du film d'horreur. Autant dire que réduire le personnage à sa seule fonction (sociale) de youtubeuse débile, élevée au rang de star grâce à ses contenus où, avec le plus grand sérieux, elle se bousille imperturbablement le corps, c'est faire l'impasse sur la dimension fictionnelle du personnage, héritée non seulement des grands idiots qui peuplent le cinéma de Dupieux mais aussi d'un certain type de production télévisuelle, celle low end des vidéos pourraves et "plus-con-tu meurs" de Jackass (que découvre Magalie ado, via les tests d'autodéfense exécutés par Johnny Knoxville), et plus encore, dans une forme elle aussi bas de gamme (celle qu'affectionne Dupieux), du thriller horrifique, les deux références, Jackass et le film d'horreur (en l'occurrence de slasher, comme dans le Daim) se rejoignant dans le plan où Magalie dégueule son yaourt. Avec cette particularité toutefois que:

1) là où généralement — si l'on excepte Robert, le pneu de Rubber, un pur et vrai méchant — le personnage dupieussien se révèle plus bête que méchant, ce qui le rend finalement sympathique, Magalie apparaît, elle, dans la lignée des personnages d'antagonistes, plus méchante que bête, ce qui la rend nécessairement moins sympathique (euphémisme). 
2) c'est pour la première fois un personnage féminin, même si sa féminité laisse à désirer (euphémisme, deux), Magalie s'affichant de manière sexuellement pauvre, sinon asexuée (sauf pour ses fans les plus aveugles, à l'image de celui que campe Karim Leklou), qui chez elle relève peut-être d'une homosexualité refoulée (elle prête d'emblée à la journaliste les intentions de vouloir coucher avec elle), en tout cas qui, lorsqu'elle associe son pseudo "Magaloche" à ses grosses "loches", témoigne non pas d'une identification féminine mais de l'image morcelée qu'elle a de son corps, celui-ci ne lui servant que de champ opératoire pour ses expériences de self-testing.

Ce que je veux dire par là, c'est que l'antipathie dégagée par le personnage n'implique pas nécessairement que le film soit lui-même antipathique (et pour le coup "fasse grincer les dents", si je puis dire). Magalie est certes dénuée de toute empathie (elle traite son assistant personnel joué par Jérôme Commandeur — servile à souhait mais pas dupe — de "pauvre larve"), mais cette "absence d'empathie", qui n'est pas synonyme d'antipathie, rappelons-le, n'est autre que la traduction littérale de son "insensibilité congénitale", comme il y a l'idiot congénital — cf. Mandibules dont Dupieux reprend d'ailleurs certains motifs, parmi lesquels les troubles de la parole du personnage incarné déjà par Adèle E., qui suite à un accident non pas de piano mais de ski ne pouvait parler autrement qu'en gueulant; voire le mystérieux contenu de la petite valise transportée par les deux débiles du film: une paire de dentiers en diamants que prolonge ici, d'une certaine manière, l'appareil dentaire de Magalie (on pense aussi, bien sûr, aux dents d'acier de Jaws, l'ennemi de James Bond). Bref, si Magalie, dénuée d'empathie, se révèle antipathique, la question est de savoir si cette antipathie, qu'on pourrait dire normale, du personnage, contamine le reste du film et le rend à son tour antipathique. La réponse est non, c'est ce que je vais tenter de démontrer.

L'épaisseur du personnage ne se limite pas aux trois couches de vêtements que porte l'actrice. Sans atteindre des sommets (n'exagérons rien), le personnage créé par Dupieux témoigne d'une réelle profondeur, qui fait de Magalie un joli petit personnage de fiction, que beaucoup trouveront insuffisamment consistant (à l'image du yaourt qui lui sert de repas et qui, au passage, veut dire "épais" en turc, haha), parce que s'arrêtant à son côté "vide", alors que tout est là justement, dans ce vide du personnage et la façon dont Dupieux le questionne via l'entretien avec la journaliste et le rôle de celle-ci dans le passage à l'acte de Magalie, ainsi confrontée à des questions dont elle ne veut et surtout ne peut répondre (quant aux "raisons" de toutes ces vidéos d'auto-mutilation qu'elle empile depuis des années), jusqu'à la pousser dans ses derniers retranchements (quant au pourquoi de toute cette horreur qu'elle a en elle, auquel s'ajoute la menace que soit révélé le secret de l'accident de piano), ce qui fait que la "méchanceté" de Magalie se trouve comme retournée, Simone la journaliste, avec ses questions "impossibles" à répondre, étant vécue comme un Autre méchant (Magalie l'appelle d'ailleurs "la sorcière"). De sorte que ladite Simone apparaît tout aussi antipathique et peut-être davantage encore, en tant que personnage, par son aspect horriblement lisse. (Faut-il voir dans le fait qu'elle se gargarise du mot "positif" comme une petite pique adressée à la vénérable revue lyonnaise dont on sait le peu de passion pour le cinéma de Dupieux? je ne crois pas mais l'idée m'a traversé et du coup bien amusé.) Bon d'accord, la satire est grosse (bah oui, on est chez Dupieux), qui confère au film un petit côté wilderien, où personne n'est épargné, une sorte de Big Carnival riquiqui, réduit, pour ce qui est le cœur du film, à une salle de gymnase et deux modules en bois... Et alors? si dans son genre, à partir d'un concept comme toujours très élémentaire, le film, en allant jusqu'au bout de son programme, y dévoile beaucoup plus que ce que le concept laissait présager au départ. L'Accident de piano est traversé par une véritable pulsion de mort (qu'accompagne la "Marche funèbre" en si bémol mineur de Chopin, affreusement exécutée sur un piano désaccordé), où se découvre petit à petit, sans que des mots puissent être mis dessus, puisque parfaitement ignorée, cette jouissance qui chez Magalie, à travers le flux ininterrompu de clips (en l'occurrence débiles mais peu importe), la faisait tenir, jusqu'à ce p... d'entretien. Voilà pour le personnage.
Et puis il y a la figure de l'auteur. Il n'aura échappé à personne que Dupieux fait du personnage du père de Magalie (rapidement entrevu), une sorte de double (même look avec la barbe et la casquette) mais un double grotesque qui ne fait que se bidonner (il n'a même pas de répliques), ainsi lorsqu'il découvre la première vidéo de sa fille (le test de la batterie de voiture qu'elle a branchée sur son appareil dentaire) et qu'il la partage... Rien de méta à ce niveau (ou alors plus que larvé, au même titre que le regard caméra de Commandeur quand celui-ci prépare le yaourt de Magalie et crache subrepticement dedans), mais simplement l'idée que de ce personnage totalement négatif qui pourtant le fait rire, il en est le créateur. Et que s'il tient à nous le rappeler c'est que ce personnage tranche avec ses habituels idiots, qu'il y a en Magalie quelque chose d'extrême, une radicalité. A la fin du film, Magalie, qui en voulant réparer sa connerie en a fait une plus grosse encore, a décidé d'en finir (j'essaie d'être le plus vague possible). Pour l'occasion, elle a chaussé une casquette promotionnelle qui fait écho à celle du père, donc à l'auteur, et se filme tout en écrasant pour la première fois une larme. Le fan au "scooter de gitan" (Leklou) et son petit frère sont là, planqués, en train de l'observer. Arrivant comme un cheveu (ou un poil de barbe) dans la soupe, le petit frère fait remarquer à l'ainé qu'il ressemble à leur père... Pourquoi cette réplique sinon pour y pointer la figure de l'auteur. Difficile en effet de ne pas voir là une volonté chez Dupieux de nous signifier qu'à travers le personnage jusqu'au-boutiste de Magalie quelque chose touche à sa fin (ce qu'annonçait déjà Daaaaaalí! avec entre autres le personnage du vieux Dalí). Comme si le cinéma de Dupieux était appelé à se régénérer. Aucune idée de ce que sera Signaux, le prochain film avec Eric et Ramzy, le tandem de Steak, si ce n'est peut-être le signal d'un renouveau. C'est en tout cas le sens donné par l'image du corbeau vu au début du film, écrasé sur le pare-brise de la voiture et balayé par les essuie-glaces, que Magalie décide ensuite d'enterrer dans la neige, espérant qu'il se réincarne en "un truc plus intéressant". A la toute fin, comme une postface au film, alors que s'entendent les jolis arpèges de Chilly Gonzales (dans l'esprit chopinien du "Finale" qui suit la "Marche funèbre"), l'oiseau — l'Oizo? — sort de la glace. Magalie réincarnée? Ou une promesse de Dupieux? Non pas que Signaux déjà en post-prod sera un truc plus intéressant, ça c'est pour le fun, mais différent de ce qu'on avait peut-être trop pris l'habitude d'attendre de la part de Dupieux. Le fait que le personnage de Magalie soit riche de toutes ses possibilités, de l'antagoniste au corbeau, et ainsi ne se limite pas à son statut d'horrible youtubeuse, ne la rend pas forcément plus sympathique (parce qu'un antagoniste, comme un corbeau, ça n'a rien de sympathique), mais en nourrissant généreusement le film, il contribue à rendre celui-ci non seulement plus sympathique mais surtout plus important qu'il n'y paraît dans l'œuvre de Dupieux. Un si bémol pas si mineur. CQFD.