avril 01, 2025

Mon journal 3

  Crespià (the Film Not the Village) d'Albert Serra (2003).

  Notes de mars.

4 mars
Mickey 17, plutôt marrant la première heure, ne tient pas la distance, cédant de plus en plus à la grosse satire bien lourdingue, comme souvent chez Bong Joon-ho dès qu'il s'agit d'enfoncer le clou pour dénoncer ces tares qui menacent nos sociétés, nos démocraties, notre planète... (se rappeler le très surestimé Parasite dont on ne peut pas dire que le cinéaste coréen y allait de main morte dans sa façon d'opposer les deux familles). De sorte que le meilleur de Mickey, le plus drôle en tout cas, vient peut-être "après", au générique de fin, quand on découvre que c'est Anna Mouglalis qui a prêté sa voix à celle, rauquissime, de la "mama crawler" (haha).

9 mars
Un grognement lointain. Sur Porcile de Pier Paolo Pasolini (1969).

15 mars
Les espions qui s'aimaient. Sur Black Bag de Steven Soderbergh.

24 mars
C'est quoi l'Unheimliche, qu'on traduit de manière impropre, en tout cas imparfaite, par "inquiétante étrangeté"? C'est par exemple quand, écoutant Rock Bottom de Robert Wyatt et qu'arrivé au dernier morceau Little Red Robin Hood Hit the Road, je me mets à penser furieusement à Lost Highway de Lynch, non seulement parce que le morceau fait écho, comme dédoublé, à l'autre piste de l'album "Little Red Riding Hood Hit the Road", qui se terminait par ses paroles: "We roll down the highway towards the setting sun", mais plus encore parce que ledit morceau est lui-même coupé en deux, exactement au milieu, et que, après la première partie où il est question d'un mal de tête et d'hallucinations diverses ("Can't you see them?" est-il longuement répété), eh bien la seconde partie évoque musicalement (en l'anticipant) le "Heirate mich" de Rammstein (qui dans Lost Highway accompagne la projection d'un film porno), le morceau — et l'album par la même occasion — finissant sur cette phrase: "Now I smash up the telly and what's left of the broken phone" ("Maintenant je détruis la télé et ce qui reste du téléphone cassé"), ponctué d'un rire qui n'est pas sans rappeler celui de l'homme mystère. Si ça ce n'est pas de l'Unheimliche...

25 mars
En attendant Tardes de soledad, j'ai découvert Crespià (the Film Not the Village), le premier film d'Albert Serra (2003) que je pensais être son "vrai" premier documentaire, en fait un docu-fiction, genre Strip-tease à la catalane, une chronique villageoise censée se passer dans les années 80, dans la province de Gérone d'où est originaire Serra, pas très loin où vécut Dalí — Crespià est à une vingtaine de minutes en bus de Figueras —, autant dire que c'est joyeusement foutraque... mais aussi volontairement mal foutu, incroyablement mal joué/improvisé, et pourtant tout ça n'est pas sans charme, notamment lors des parties musicales, nombreuses, qui rythment (façon de parler) le film. A voir donc, par curiosité, pour sa rareté aussi, et enfin parce que s'y devine déjà le goût de la provocation chez Serra, qui consiste ici à filmer n'importe comment, sachant que ce "n'importe quoi", qui privilégie les plans hyper serrés et désarticulés, vise j'imagine à supprimer le regard faussement objectif de l'auteur (normalement derrière sa caméra), auteur pour le coup absent, et atteindre ainsi à une certaine vérité. Reste à savoir si, dans le cas présent, la fin — faire non pas le portrait d'un village (expliquant le complément apporté au titre: "the Film Not the Village") mais un faux film de débutant, qui filmerait comme un manche — justifie les moyens.

30 mars
La mort à l'œuvre. Sur Tardes de la soledad d'Albert Serra.

mars 30, 2025

L'atroce beauté


  Tardes de soledad d'Albert Serra (2025).

  La mort à l'œuvre.

Au vu de ses précédents films, on peut penser qu'Albert Serra, contrairement à ce qu'il avance lui-même, pour des raisons faciles à comprendre – ne pas mettre d'emblée en avant sa fascination pour ce qui touche à la mort, à sa représentation comme à sa mystique –, ce n'est pas à partir d'une demande qui lui aurait été faite de réaliser un documentaire que le choix de la tauromachie s'est imposé, mais l'inverse (quand bien même y rentrerait une bonne part d'inconscient): choisir le documentaire, forme idoine pour s'aventurer sur ce terrain, esthétique autant que dramaturgique, que forme dans la corrida le "couple tauromachique", confronté à la mort: lui le torero, au risque de mort; lui le taureau, à la mise à mort (cf. Bazin). Et trouver là un nouveau champ d'expérience, qui prolonge des films comme Histoire de ma mort, la Mort de Louis XIV et son pendant, Roi Soleil (Le cinéma de Serra ne viserait-il pas à faire mentir la maxime de La Rochefoucauld comme quoi ni "le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement"?). Car c'est bien à une expérience que le spectateur est convié, qu'il soit anti-corrida ou non. Une expérience qui nous "écarte" des considérations habituelles sur la tauromachie, du point de vue socio-culturel (je n'y reviens pas) pour s'attacher à sa dimension à la fois sensorielle et métaphysique, qui conjugue le sacré et le profane, la technique et le rite, etc. Et ainsi nous renvoie dans un premier temps aux écrits d'Hemingway et d'André Bazin, dont on a souligné la proximité des titres avec celui de Serra: respectivement Mort dans l'après-midi (1932) et Mort tous les après-midi (1951) (c'est moi qui souligne), Bazin pointant dans sa critique du film la Course de taureaux de Braunberger et Myriam – par rapport au "spectacle de l'instant réel" que magnifie Hemingway dans son texte – la part d'éternité du cinéma, qui rend le spectacle plus "émouvant" encore car lui conférant "une solennité supplémentaire" (1). Au terme d'émouvant, on substituera celui d'éprouvant, au sens non seulement de douloureux, à suivre ainsi l'agonie (répétée) d'un taureau (chaque plan – il doit y en avoir six, comme le nombre de taureaux dans une corrida – est d'un réalisme insoutenable, rappelant le Sang des bêtes de Franju), mais aussi de ce qui "vous met à l'épreuve", se joue dans la notion même de spectacle, autrement dit de ce qui "s'offre au regard". Soit l'obligation du regard que représente tout spectacle pour le spectateur (penser au Michel Strogoff de Jules Verne: "regarde de tous tes yeux, regarde"). Pour Albert Serra, regarder un spectacle, c'est en accepter toutes les composantes, des plus séduisantes (qui habillent le spectacle de ses plus beaux ornements) aux plus révulsives (son fond archaïque, l'en-deçà du spectacle, que celui-ci reproduit dans toute sa "cérémonialité", et continuerait aujourd'hui encore, à l'encontre de l'évolution des mœurs, parce que relevant d'un héritage ancestral qu'on se doit de perpétuer). Voilà pour l'aspect anthropologique du film.

Le dispositif du film est des plus simple. C'est "le roi et l'arène", pour reprendre le titre de Marcos Uzal dans les Cahiers (coupant l'herbe sous le pied à tous les amateurs de jeux de mots, dont moi), sachant que le torero se nomme Roca Rey ("Roi"), avec le "R" couronné sur les sièges du van qui transporte ledit roi et sa cour, la quadrille (cuadrilla), et que, à l'inverse, les séances d'habillage, pour le faire rentrer dans son habit de lumières, plus que ses déhanchés devant le taureau, ont quelque chose de féminin, contrepoint saisissant à la dimension homoérotique que dégage le film, composé d'hommes exclusivement... avec donc en périphérie les "à-côtés" de la tauromachie, pour l'essentiel des commentaires sur la corrida qu'on vient de faire, genre débrief, entre le matador et ses "subalternes", marqué par l'ego, le narcissisme (que renforce le fait que Roca Rey a quelque ressemblance avec Zlatan Ibrahimovic, héhé), la vulgarité viriliste de ceux, fidèles et enjôleurs, qui l'entourent... et au centre le "personnage" qu'il est/devient quand il est dans l'arène, littéralement "habité" – rien à voir avec les clowneries d'un Cordobés –, chauffé par les encouragements grossiers de sa troupe, manifestant de manière la plus crue (c'est enregistré à l'aide de micros HF fixés sur les vêtements) toute son animosité à l'égard de l'animal, dont le souffle (pour le coup enregistré lui aussi) est de plus en plus haletant. Ce que beaucoup interprètent comme le côté bassement trivial de la corrida là où il faut peut-être y voir l'aspect conjuratoire du cérémonial, une manière d'exorciser la peur, en la rejouant sur un mode ordurier, comme autant de "piques" verbales, adressées au taureau en même temps qu'elles exhortent Roca Rey à se montrer plus "couillu" encore que lui (le taureau)... Soit la peur originelle que suscite dans l'inconscient collectif le combat entre l'homme et la bête, voire le "monstre", ce qui nous renvoie au mythe (et ne saurait surprendre de la part de Serra, après Don Quichotte, les Rois mages, Dracula, Casanova, Sade, Louis XIV), quand c'est l'homme, en tant que simple mortel, qui comme ici est appelé à terrasser le monstre. De sorte que le "couple tauromachique", cité plus haut, se trouve être aussi celui que forment l'homo vulgaris (au sens littéral) et l'animal, un Minotaure de plaza, le Mino–taure, qui conjoint le "roi" (à la fois Minos en tant que divinité "astrale", à laquelle fait écho l'habit du torero, et Thésée, étymologiquement celui qui est porteur de la Loi et à ce titre impose de tuer la bête)... le roi donc, et le taureau, l'autre moitié, justifiant les gros plans qui isolent (du reste de l'arène) autant qu'ils enlacent les deux corps (Rey torée de très près, et toujours le plus lentement possible), par la gestuelle produite, les "passes" d'un côté, très chorégraphiques et les "charges" de l'autre, tout en ruées bondissantes. Voilà pour l'aspect mythologique du film.

Reste la dimension artistique – "arty" diront les détracteurs de Serra –, purement esthétique, la seule finalement sur laquelle on est amené à se prononcer. Où se trouvent, comme mis en miroir, les coulisses du spectacle et le spectacle proprement dit, dans toute sa cruelle splendeur, qui confère à l'œuvre documentaire cette puissance de vérité à laquelle ne saurait prétendre une simple fiction, étant entendu que c'est quand même en fictionnant, à travers le choix des cadrages (pas moins de trois caméras opèrent ici, comme c'est souvent le cas chez Serra) et le travail de montage, que le documentaire atteint à la vérité (2). Qui débute par un plan extraordinaire, comme surgi de la nuit des temps: le regard-caméra du taureau, seul dans son campo, et se termine sur La Valse triste de Sibelius, deux heures plus loin (le temps d'une corrida), une fois le dernier taureau évacué du ruedo, par le départ des toreros que suivent leurs ombres allongées sur la piste (image d'un art crépusculaire?). Entre les deux, une suite d'après-midi d'une beauté sidérante, des scènes qui se répètent, se bousculent, véritables "corps à corps" rouge carmin, couleur du sang, le sang du taureau comme celui de Rey (plusieurs fois blessé dans le film), au point que, si on y ajoute la muleta et le burladero, c'est tout l'écran qui par moments devient rouge. Avec pour conséquence, on l'a dit, de dissocier les acteurs du drame, regroupant ici-bas toreros et taureaux, des spectateurs là-haut vociférant dans les gradins, comme si finalement l'hostilité à vaincre pour le matador était moins celle du taureau (qui joue son rôle, bien ou mal) que celle d'un public ennemi, au mieux versatile, qu'il soit de Madrid, de Séville ou de Bilbao. Une vision qui n'est pas sans rappeler la peinture de Bacon (3), telles ses Etudes pour une corrida, non seulement pour l'harmonie tout en courbes que crée l'artiste entre le matador et le taureau, mais aussi le fait que le public se trouve comme dans le film écarté de la scène, rejeté qu'il est derrière les barrières, rapprochement manifeste si on concentre notre regard sur une partie du tableau, en l'occurrence le centre (cf. infra). C'est à ce niveau que se situe la fascination de l'œuvre, quand l'œil du spectateur (non plus de l'aficionado mais de celui qui regarde le tableau ou le film) est comme happé par la scène, son mouvement, sa violence, surtout que c'est la mort qui s'y joue. La mort du taureau en tant que point extrême, qui marque le stade ultime de la fascination, ce qu'on s'appelle le fascinum. Quand l'acte de tuer, ici par l'espada, suspend le geste. C'est le "mauvais œil" que jette le matador au taureau au moment de porter l'estocade. Moment du film où s'exerce directement la puissance du regard, que la chute du taureau prolonge, avec une telle intensité, si bouleversante, que c'est le taureau lui-même, à l'instant de s'effondrer, qui nous prend à témoin de sa souffrance (rien de l'écrire, j'en ai les larmes aux yeux), son regard révulsé croisant le nôtre, horrifié (et d'autant plus horrifié que se double à l'effroi provoqué par la scène le sentiment terrible qu'en se répétant la scène perd peu à peu de son pouvoir d'émotion – expliquant que l'aficionado soit si peu sensible à la souffrance animale?). On touche là à l'obscénité d'un plan, mais l'obscénité au vrai sens du terme, qui allie à la fois l'ob-scène, ce qui est au-devant de la scène, offert à l'appétit plus ou moins vorace de l'œil (le gros plan rompant la distance qui normalement sépare l'amateur de corrida de la scène), et l'obscenus, qui relève du mauvais présage (la mort). L'obscénité, non pas comme désir inavoué à vouloir regarder l'horreur, mais comme nécessité, pour mieux exorciser l'image de ses pouvoirs mensongers, les trompe-l'œil du dispositif, et atteindre cette vérité qui, au même titre que les propos "tauromachistes" de ses pratiquants, est celle de la tauromachie. L'atroce beauté de l'art.

(1) Une éternité qui ne saurait égaler, question émotion, la puissance d'évocation d'un poème. Ainsi, pour rester sur le thème de "l'après-midi" (ce moment si particulier qui est celui de la tauromachie), la répétition de l'expression "A la cinco de la tarde" dans le poème de García Lorca, Llanto por Ignacio Sànchez Mejías (1934), pleurant la mort tragique du célèbre torero, lui-même poète, décédé des suites d'un coup de corne mal soigné. Le titre du film peut aussi faire écho au roman de García Márquez, Cent Ans de solitude, la solitude renvoyant autant à celle du taureau, chantée par Jacques Brel ("les taureaux s'ennuient le dimanche"), qu'au temps éternel et à sa structure cyclique qui marquent le roman, comme l'est le temps de la tauromachie, par son caractère immuable et la manière, très codifiée, de rythmer le spectacle.

(2) Comparer Arruza de Boetticher – il paraît qu'il faut prononcer "Beutiker"– et ses deux fictions sur la tauromachie que sont Bullfighter and the Lady et The Magnificent Matador, au demeurant excellentes, surtout la première avec Robert Stack.

(3) Qui dit Bacon dit Leiris (et son Miroir de la tauromachie, source d'inspiration pour Bacon), mais aussi Bataille, via le thème de l'œil bien sûr, également le côté "abattoir" qui clôt toute corrida, faisant écrire à l'auteur de L'Expérience intérieure qu'il existe une "coïncidence bouleversante entre les mystères mythologiques et la grandeur lugubre caractéristique des lieux où le sang coule." On repense à Franju.
  Francis Bacon, "Etude pour une corrida", 1971 (détail).

mars 24, 2025

Le jouet-monde


  Toy Story 4 de Josh Cooley (2019).

Aaaah Toy Story 4... quelle merveille ce film!, qui à l'instar de Toy Story 3, revisitant, plus de dix ans après, les deux premiers volets pour mieux les surpasser, embrasse, presque dix ans plus tard, toute la saga pour aller encore plus loin, "vers l'infini et au-delà", pourrait-on dire, paraphrasant Buzz. Et cette question: peut-on vraiment faire mieux, non pas au niveau de la technique – ça oui, on le sait, on n'arrête pas le progrès –, mais en termes d'émotion, qui soit égal à ce qu'on peut éprouver, non pas avec de vrais acteurs (le défi n'est pas là) mais dans les plus beaux films hollywoodiens, tous genres confondus. Car c'est un fait: si chaque épisode de la série marque une étape supplémentaire dans le rendu des images (il suffit de comparer Toy Story 4 au premier Toy Story, premier long métrage entièrement réalisé en images de synthèse, considéré à l'époque – un siècle après la naissance du cinéma – comme une incroyable prouesse technologique), c'est la part narrative qui à chaque nouveau film prend un peu plus d'ampleur, pour offrir à l'ensemble ce supplément d'âme qui rapproche Toy Story des meilleures fictions. Avec le n°3 on y était, surtout dans la seconde partie, le point d'orgue que constituait la séquence de la décharge et de l'incinérateur (le véritable enfer des jouets, plus encore que Sunnyside la garderie), puis son épilogue, le passage de témoin, délicieux, entre Andy, l'enfant devenu trop grand, et la petite Bonnie... Avec le 4, on y est toujours, et ce dès le début, sans qu'il soit nécessaire d'attendre le finale.

C'est que la grandeur de Toy Story 4 n'existerait pas sans les précédents volets. On peut préférer le premier, pour sa poésie, son côté encore techniquement imparfait au regard des suivants – de la même manière qu'on préfèrera le King Kong de 1933 à tous ses remakes –, on peut préférer le deuxième, pour sa dimension nostalgique (de la question des origines à l'obsession de la collection), on peut préférer le troisième, pour l'angoisse extrême, plus proche cette fois de la mélancolie, qu'il véhicule quant au devenir d'un jouet... peu importe en définitive, c'est la série prise dans son ensemble qui en fait un véritable sommet du cinéma. Au point qu'on peut parler ici de métaphysique du jouet. Où dominent les deux grandes questions, essentielles, concernant le jouet pixarien, en tant qu'objet pensant (plus encore que vivant): "je – moi le jouet – pense, donc je suis", soit le jouet qui existe, dont on ne se demande plus à quel moment il devient vivant (théoriquement quand les enfants ne sont pas là), vu qu'il l'est toujours – vivant –, même quand il est immobile, inerte, ne faisant dès lors que singer l'absence de vie des objets inanimés. Deux grandes questions, donc, que sont: 1) la conscience du jouet, le fait d'être un jouet: qui je suis?d'où je viens?où vais-je?... autant d'interrogations auxquelles la série ne se contente pas de répondre: "je suis le jouet d'Andy, je viens de sa chambre et j'y retourne", paraphrasant cette fois Pierre Dac, préférant plutôt, en les ressassant telle une rengaine, exprimer le vertige existentiel dont elles témoignent; 2) corollaire de la première question: la relation du jouet à l'enfant (plus intéressante que dans l'autre sens, de l'enfant au jouet), et même, du jouet à son enfant... C'est ça aussi qui, indépendamment des situations hilarantes ou, à l'inverse, dramatiques (parfois les deux en même temps!), fait la grandeur de Toy Story... la façon dont les thèmes sont "retournés" en leur contraire, non pas pour s'amuser du paradoxe, mais bien pour approfondir le sujet, enrichir les personnages, dramatiser leurs relations... et conférer au récit une dimension dialectique. Ainsi dans le dernier volet, le nouveau personnage de Forky, la fourchette, objet-déchet fait de détritus (un simple couvert en plastique, des yeux asymétriques, une bouche en caoutchouc, des fils chenilles en guise de bras, un bâtonnet de popsicle coupé en deux et fixé par un chewing-gum pour les pieds, hop le tour est joué) et désireux pour le coup, du moins au début (ne se sachant pas "jouet"), de retourner à la poubelle, alors que c'est justement ce que redoutent tous les jouets, cette peur quasi ontologique, s'ils n'ont plus les faveurs de l'enfant et n'ont pas été récupérés par un autre – devenant ainsi des jouets-rebuts –, de finir oubliés et couverts de poussière au fond d'un grenier, ou pire, jetés aux ordures, prêts pour la déchèterie; peur que la série se charge, au fil des épisodes, de déplacer pour qu'à la fin soit accepté le choix de vivre libre, sans enfant...

Et au centre de tout ça, le personnage de Woody, le shérif, vieux jouet des années 50, originellement un pantin (il a un côté Pinocchio), star éphémère du petit écran, devenu pièce unique – à la différence de Buzz l'Eclair, son ami, objet moderne par excellence, décliné en milliers d'exemplaires –, et surtout le chef de la chambrée, attaché à Andy, dont il met longtemps à faire le deuil quand celui-ci part à l'université, ce qu'il réussit à surmonter (en partie) grâce à Bonnie... sachant que son destin, en tant qu'objet de plus en plus obsolète – concurrencé par les nouveaux jouets, toujours plus sophistiqués, ou au contraire du plus rudimentaire d'entre-eux mais fabriqué par Bonnie elle-même –, est de s'émanciper à son tour, à l'instar d'Andy, et de devenir comme Bo Beep, la bergère en porcelaine (dont Toy Story 4 célèbre les retrouvailles avec Woody vingt ans après) un jouet autonome, le jouet perdu, dont on a perdu la trace, mais qui poursuit son existence, ailleurs, hors du coffre à jouets, de la chambre ou du grenier, sans propriétaire (autant dire sans enfant), libéré de toute fonction sociale, le jouet qui vit sa vie de jouet, pour lui-même... Et ainsi refermer la boucle, faire de ce dernier Toy Story une histoire de synthèse, comme il y a l'image. Et pour cela, y associer un nouveau genre, après la science-fiction, le western et le film d'horreur: l'action girl, avec Bo en héroïne badass (supplantant Buzz), relookée en super-héroïne (cape et combinaison), toujours "armée" de sa houlette et accompagnée de ses "trois-moutons-en-un", en fait "trois-brebis-en-une", mais auxquels on a adjoint une mini-policière perchée sur son épaule (sorte de Jiminy Cricket au féminin), le groupe se déplaçant à l'aide d'un sconce à moteur!... de quoi écorner l'égo, jusque-là plutôt démesuré, de Woody (au point de "filer" doux aux côtés de sa bergère?), bref de le faire grandir lui aussi, même si pour cela il doit quitter Bonnie et abandonner ses amis, que je cite pour le plaisir: outre Buzz, Jessie la cowgirl, Pile-Poil (Bullseye) le cheval, Zig-Zag (Slinky) le chien à ressort, Bayonne (Hamm) le cochon-tirelire, Rex le dinosaure, M. et Mme Patate, les Aliens, la paire de lunettes binoculaires, le tableau magique... les jouets de Bonnie (le tricératops, la licorne, le hérisson en culotte de peau, Dolly la poupée de chiffon)... et les deux nouveaux, désopilants: les peluches Ducky et Bunny (je mets à part Duke Caboom, le cascadeur à moto canadien, que le destin appelle vers d'autres horizons). Autant de personnages qui renforcent encore plus l'aspect composite de Toy Story, ce côté bric-à-brac génial, qui est celui des brocantes et des vide-greniers, où se mêlent des jouets de tous types, bois, tissus et plastique confondus, plus proche aussi, par le désordre qu'il produit, de la fête foraine (où ça vit) que de la boutique de jouets ou du magasin d'antiquités.

Alors oui, bien sûr, c'est toujours le même canevas: un début en fanfare, véritable morceau de bravoure, le plus souvent une illustration bigger than life de l'imaginaire de l'enfant, remplacé ici par le sauvetage sous la pluie (en mode commando) d'une petite auto dérivant dans le caniveau... une situation dramatique: l'arrivée de nouveaux jouets ou au contraire le départ d'anciens, là c'est la journée d'adaptation de Bonnie à la maternelle, justifiant que Woody l'accompagne à ses risques et périls... des méchants: de Sid, le garçon qui torture les jouets, à Gaby Gaby, la poupée défectueuse, et ses pantins ventriloques (mais sans voix), en passant par Al le collectionneur, le vieux Papi Pépite (Stinky Pete) et mon préféré, Lotso, le gros ours en peluche parfumé à la fraise... des aventures en veux-tu en voilà dans des endroits de plus en plus "peuplés" (de Pizza Planet au parc de jeux et son carrousel), dessinant un monde toujours plus grand, plus ouvert, ouvert à tous les jouets, pour qu'ils y découvrent une autre vie, s'ils le désirent, parfois un nouveau propriétaire, si ça leur manque... non pas un monde de jouets, mais un jouet-monde que seul l'ensemble des quatre épisodes pouvait révéler, par la répétition, invariable et pourtant variée, d'une histoire universelle, qui débarrasse progressivement la série de ses inévitables références (de Spielberg à Tim Burton, en passant par Star Wars et la poupée Chukly) pour devenir la référence (chez Pixar mais pas que), en matière de récit et d'émotions, par tout ce que la série a accumulé, répété, sublimé, depuis le début, depuis l'instant où Woody a martelé à Buzz: "Tu n'est qu'un jouet!" jusqu'au moment où ils se séparent, définitivement – chacun plus qu'un jouet, le jouet total, absolu –, sachant que pour le premier, finalement, l'avenir est peut-être plus rose que pour le second (Buzz l'Eclipse?), déjà en retrait dans le dernier volet par rapport aux premiers Toy Story... (et surtout pas d'un cinquième épisode, ça n'aurait aucun sens, ce serait même criminel vis-à-vis de la série). Alors oui, Toy Story prône les valeurs positives que sont le sens du collectif et du partage (contre l'individualisme), le respect de la différence (contre la tyrannie de la norme), et maintenant le pouvoir accru des femmes (contre le machisme ambiant) – concrétisé par Bo Beep et Gaby Gaby... alors que, côté machisme, Caboom n'est pas vraiment à la fête –, on pourrait trouvé ça édifiant, mais non, c'est balayé par le souffle de la fiction, le rythme de l'action, la cascade d'inventions, toute cette entropie fabuleuse, qui font que Toy Story demeurera pour toujours cette drôle de fenêtre ouverte sur le monde, vision enchantée autant que terrifiante depuis la chambre de notre enfance.

– Toy Story 1 de John Lasseter (1995). Scén.: John Lasseter, Pete Docter, Andrew Stanton et Joe Ranft (histoire originale); Josh Whedon, Andrew Stanton et al. (scénario).
– Toy Story 2 de John Lasseter, Ash Brannon et Lee Unkrich (1999). Scén.: John Lasseter, Pete Docter, Ash Brannon, Andrew Stanton (histoire originale); Andrew Stanton et al. (scénario).
– Toy Story 3 de Lee Unkrich (2010). Scén.: John Lasseter, Andrew Stanton, Lee Unkrich (histoire originale); Michael Arndt (scénario).
– Toy Story 4 de Josh Cooley (2019). Scén.: John Lasseter, Andrew Stanton, Josh Cooley et al. (histoire originale); Andrew Stanton et Stephany Folsom (scénario).

mars 21, 2025

Midwest


  The Straight Story de David Lynch (1999).

La ligne droite, le plus court chemin.

Coincé entre deux chef-d'œuvres, Lost Highway (1997) et Mulholland Drive (2001), entre la grand-route qui se poursuit à l'infini et celle plus sinueuse qui se termine en dead-end – la route Mulholland Dr. est une impasse, divisée à la fin en deux autres voies dont l'US 101, la "voie royale" –, The Straight Story (Une histoire vraie) n'en est pas moins un chef-d'œuvre, lui aussi, dans un registre certes très différent, on peut même dire opposé, mais néanmoins lynchien. Qui touche à l'americana, Lynch s'aventurant loin de la grande ville, de Los Angeles et de ses banlieues, pour retrouver un type de lieux qu'il connaît tout aussi bien, celui d'une Amérique plus profonde, qui dans ses œuvres précédentes allait de la Caroline du Nord (Lumberton, la ville du bois dans Blue Velvet avec ses palissades blanches et ses roses rouges) à l'Etat de Washington (North Bend et Snoqualmie dans la série Twin Peaks avec ses montagnes, ses pins Douglas et ses célèbres chutes – une topographie qui évoque le Montana et Missoula où Lynch est né), en passant par le Texas que traversent Sailor et Lula dans Wild at Heart, partis de Cape Fear (en Caroline du Nord justement) pour rejoindre la Californie, un périple – de la Côte Est à la Côte Ouest – qui emprunte au road movie, ce que reproduit The Straight Story à sa manière (plus tranquille, il va de soi), qui voit le héros, Alvin Straight (Richard Farnsworth), un vétéran de la guerre de Corée, traverser, lui, une partie du Midwest en mini-tracteur (de la marque John Deere, la fameuse tondeuse couleur verte soulignée de jaune) pour retrouver son frère aîné qui vient d'avoir une attaque et avec qui il est fâché depuis dix ans (c'est inspiré d'une histoire vraie, d'où le titre français). Sur la carte (1), l'itinéraire, long de 250 miles (400 kilomètres) – d'Ouest en Est cette fois –, part de Laurens dans l'Iowa (où habite Alvin), passe par des localités comme Grotto of Redemption, Clermont ou encore Prairie du Chien (sur les bords du Mississippi) et se termine à Mt Zion dans le Wisconsin (où habite Lyle, le frère). Pour Lynch, c'est comme un retour aux origines, lui rappelant le cadre rural dans lequel il a vécu enfant mais aussi la vie itinérante que les déplacements réguliers du père lui imposèrent aux quatre coins des Etats-Unis; à une époque, l'adolescence, qu'on pourrait qualifier de picturale, ou de pré-cinématographique, qui précède Philadelphie et ses premiers films d'animation. Peut-être même d'avant la peinture tant celle-ci chez Lynch ne s'est jamais inscrite dans un cadre réaliste, à l'image de l'école régionaliste américaine, relevant au contraire d'un art volontiers "primitif", très organique, sauf à se placer plus en amont encore, quand Lynch peignait, qui sait, des maisons et des vaches, mais où de toute façon il y glissait, c'est à peu près sûr, la petite touche d'étrangeté, suffisamment marquée pour la dire "inquiétante", qui affecte le côté réaliste du tableau. Ainsi dans The Straight Story le simple fait d'incorporer dans un plan très "nature painting", avec ces champs de blé qui s'étendent à perte de vue, la figure d'un vieux cowboy se déplaçant sur une tondeuse à gazon à la vitesse d'un escargot. Une étrangeté, livrée sur un plateau, pourrait-on dire, qui ne pouvait qu'inspirer Lynch, lequel la reconduit à différents endroits du film, sous forme de motifs, typiquement lynchiens, tel ce daim renversé sur la route par une automobiliste excédée parce que confrontée chaque jour au même accident, ou bien cette grange en feu qui sert en fait d'entraînement aux pompiers du coin... (pensons encore aux deux mécaniciens dont l'un arbore sur le visage un sparadrap ridicule, des jumeaux du genre filous, pas suffisamment toutefois pour berner le vieil homme).

Mais ce qui prime dans The Straight Story c'est évidemment l'émotion, une émotion que Lynch n'a pas besoin de traquer tant elle sourd quasiment de chaque plan. C'est l'émotion que dégage le personnage d'Alvin, à travers les différentes rencontres qu'il fait, à commencer – vu que c'est la première et que c'est aussi la plus belle – par celle avec l'autostoppeuse, qu'il n'a pas pris en stop (bah non) mais qu'il invite, la nuit tombée, à partager son repas (une saucisse de Francfort!) autour d'un feu de camp, trouvant surtout les mots pour convaincre la jeune fille, dont il a deviné, et la grossesse et la fugue, de faire demi-tour (ah le plan, le lendemain matin, sur le petit fagot)... ou encore celle avec l'autre vétéran, avec qui il accepte de partager une bière, lui racontant les larmes aux yeux le drame qu'il a vécu jadis en tant que sniper et qui depuis le hante (ce que prolonge, à un autre niveau, le drame qu'a connu Rose, sa fille bègue – merveilleuse Sissy Spacek – dont le regard s'attriste quand, le soir, remontent à la surface les traumas du passé)... et bien sûr, la dernière des rencontres, celle avec le frère, la réconciliation se passant simplement, comme lorsqu'ils étaient enfants, à contempler le ciel semé d'étoiles. Richard Farnsworth, un pur cowboy (il fut également cascadeur) trouve là son plus grand rôle, son seul premier rôle à vrai dire – on y ajoutera celui du braqueur de train dans The Grey Fox de Philip Borsos, jamais sorti en France –, se révélant incroyablement touchant en papy obtus, et même bouleversant lorsqu'on sait qu'au moment du tournage il était atteint d'un cancer déjà très avancé, rendant sa mobilité aussi réduite que son personnage (rétrospectivement la scène où face au médecin il refuse tout traitement n'en est que plus émouvante – condamné, l'acteur mettra fin à ses jours un an après la sortie du film).

Straight: c'est le nom de celui qui a inspiré le personnage. Mais straight ça veut dire aussi: droit, rectiligne, direct, sérieux, carré, normal... (on qualifie même de straight quelqu'un d'hétérosexuel). Par la ligne suivie, The Straight Story est un film éminemment straight, qui va droit au but, à l'image du personnage que rien ne semble pouvoir dévier de sa trajectoire; un film "vrai", au sens où c'est l'authenticité qui y règne, soit l'Amérique des racines, de la famille, de la country et des chemises à carreaux, le côté nostalgique (pour certains un brin réac), ici plutôt mélancolique... enfin bref, l'americana, on l'a dit, qui chez Lynch correspond à la "face rêvée" de l'Amérique, dont on n'aperçoit habituellement qu'une petite parcelle dans ses films, un bout de gazon où le héros paresse, allongé sur une chaise longue, mais jamais très longtemps, moment éphémère vite retourné en son contraire, cauchemardesque, parce que les mondes de Lynch sont réversibles et que l'obscur y est largement dominant. Mais là, non. Le ruban sur lequel se déroule le film n'est pas moebien. Pas de torsion, tout est à plat. Non pas que l'endroit et l'envers y alternent sur une seule et même face (ça c'est la bande de Möbius), mais que l'endroit (la vie dans ce qu'elle a de bon malgré tout) et l'envers (les souffrances qu'il faut tout de même endurer) sont à leur place, chacun de leur côté, le premier masquant le second, le refoulant, même si parfois ça fait retour. Le chemin à parcourir s'en trouve "raccourci" (quel que soit le temps que l'on y mettra). Droit et direct. Et donc normal, sans le para, si l'on considère comme "normal" le fait de ne croiser que des gens bienveillants, avec qui partager une veillée (le groupe de cyclistes), écho possible au passé de boy scout de Lynch, "toujours prêts" à aider, comme ceux de Clermont lorsqu'il faudra réparer la courroie du tracteur... Ici pas l'ombre d'un psychopathe. Oui mais. S'il est normal de vouloir, à l'approche de la mort, retrouver son frère avec lequel on est en froid depuis des d'années, il l'est déjà beaucoup moins de voyager (à cette fin) sur une tondeuse pendant des semaines, sous prétexte qu'on n'a pas le permis. On se trouve là en terrain connu, typiquement lynchien, qui, en dédoublant et inversant le dispositif, fait de The Straight Story, aux dires-mêmes de Lynch, son film le plus expérimental. Dans la mesure où c'est la "normalité" du film qui cette fois est explorée, dans ce qu'elle a de plus immédiate, qui ne passe plus par un quelconque conflit entre la réalité et le fantasme, le désir et la pulsion, la logique et l'irrationnel... mais se contente de laisser transparaître, en toute simplicité, ce qu'il y aurait de "non conformiste" dans ce type de normalité, à ce point exemplaire. Le maverick derrière le straight. Et c'est magnifique.

(1) On notera que le trajet d'Alvin se situe en plein cœur du Midwest, c'est-à-dire au milieu du "milieu de l'Ouest", qui certes ne l'est plus vraiment, la Frontière l'ayant avec l'Histoire déplacé plus à l'Ouest (et plus au Sud) mais qui n'en reste pas moins lynchien, au sens où les films de Lynch sont toujours marqués d'un milieu à partir duquel se fait le pli du film, pli qui dans ses œuvres les plus baroques (Inland Empire, Twin Peaks: The Return) se répète à l'infini... là non, il s'agit d'un seul pli qui permet d'accoler les deux faces que présentent tous ses films, même ceux de structure plus classique. (Se souvenir de Kyle MacLachlan déclarant dans Blue Velvet: "Je suis au milieu d'un mystère" à l'instant précis où le film est à sa moitié.)

mars 15, 2025

Black Bag


  Black Bag de Steven Soderbergh (2025).

  Les espions qui s'aimaient.

Presence n'était pas si mal mais un peu frustrant quant aux enjeux narratifs du film. Un mois après, revoilà Soderbergh avec Black Bag (en français The Insider... lol) et c'est un régal. Une comédie d'espionnage autour du couple d'espions que forment Michael Fassbender, avec ses grosses lunettes à la Michael Caine (Harry Palmer), et Cate Blanchett en brune flamboyante. Les deux s'aiment d'un amour a priori sans faille, lui, genre psychorigide, qui déteste les mensonges – il n'est pas pour rien le spécialiste du polygraphe –, mais qui, pour sa femme, serait prêt à mentir (sauf à elle); elle, genre implacable, qui se contente de détruire par les mots (cf. entre autres la scène de l'ikizukuri) mais qui, pour son homme, n'hésiterait pas à tuer. Le film commence par une "savoureuse" scène de Cluedo, aux lumières dorées et néanmoins agressives, Fassbender, averti de l'existence d'une taupe au sein du service de renseignements auquel lui et sa femme appartiennent et que dirige Pierce Brosnan, un ancien James Bond (haha)... laquelle taupe aurait volé, pour le vendre aux Russes, le Severus, équivalent macguffinien de l'uranium dans Notorious (je n'en dis pas davantage parce que ça n'a pas d'importance et qu'en plus c'est volontairement compliqué)... oui eh bien Fassbender a invité à dîner les quatre suspects: deux couples, pour le moins mal assortis, qui travaillent avec lui, auxquels s'ajoute... Blanchett, elle aussi soupçonnée; à cet effet il a concocté un chana malasa dans lequel il a glissé du DZM 5, une sorte de sérum de vérité, sauf qu'il a un peu forcé sur la dose et que la soirée, agrémentée d'un jeu particulièrement tordue, est partie en vrille, chacun accusant son voisin de table de mensonges et de coucheries diverses, avant de se conclure par un couteau à steak planté dans la main de celui qui, disons, l'aura le plus mérité.
Bon, je ne vais pas raconter tout le film, qui est fait des retournements habituels qui siéent au film d'espionnage, dans ce qu'il peut avoir de meilleur, à la John le Carré (on pense au Miroir aux espions, les jeux avec les reflets sont d'ailleurs nombreux dans le film, cf. la séquence du badge), et qui sont pour beaucoup dans la jubilation que procure Black Bag (le film est par ailleurs empreint d'un humour so british). Si cette entrée en matière trouvera son pendant à la fin, lors d'une scène similaire (mais sans dîner et avec un nouveau tapis) dont ne sortira pas vivant(e) – ce sera le seul coup de feu du film – celui ou celle qui n'aura pas résisté aux déductions/accusations de Fassbender, le sommet du film n'en demeure pas moins la séquence du polygraphe, qui voit défiler via un montage subtilement alterné les quatre suspects. Une séquence aussi drôle que vertigineuse dans laquelle Soderbergh et Koepp font preuve d'une véritable maestria pour croiser ce que l'on sait de l'intimité de chacun (notamment de sa vie sexuelle), des rapports professionnels qu'il entretient avec Fassbender et de sa potentielle responsabilité dans le piège où serait tombé ce dernier, lui et probablement sa femme (à ce stade du film). A revoir Black Bag il n'est pas impossible que de cette séquence, où se mêlent aux questions – tantôt anodines tantôt pernicieuses posées par Fassbender – des réponses elles-mêmes tantôt sincères tantôt mensongères (quand elles ne sont pas esquivées), on soit capable de déduire quelque vérité concernant l'intrigue... mais l'intérêt n'est pas là, répétons-le. 
Au-delà même des correspondances entre une vie de couple et celle de deux espions (la géniale série The Americans de Joe Weisberg avait fait le tour de la question), c'est autour du concept de vérité et de son corollaire, le mensonge, que tourne le film, la vérité non pas en termes de "dévoilement" mais au contraire dans ce qu'elle recèle de caché, de non dit, de réduit au semblant (cf. les séances avec la psychologue). Le choix du polygraphe est à ce titre significatif. Il sous-entend une "écriture multiple" à laquelle renvoient les différentes "vérités" que déclinent le film, via les quatre suspects, où jouent, selon les cas, la vengeance, l'ambition, les convictions religieuses... mais aussi la loyauté (envers son partenaire, son supérieur hiérarchique, son pays, etc.). A l'ère de la post-vérité qui érige en "vérités" les mensonges les plus éhontés, on pourrait voir dans le polygraphe l'équivalent d'un fact-checking (1). Oui peut-être. Mais plus encore, il y a le "black bag" qui donne son titre original au film et qui lui aussi, comme le polygraphe, suppose de multiples modes opératoires pour arriver (clandestinement) à ses fins. Le film n'en est pas avare, culminant avec le détournement de la surveillance satellite. Etant entendu que le "black bag", ce sont également les manœuvres (les mêmes) dont doit user (et abuser) Fassbender pour sauver sa femme (qu'elle soit ou non la taupe), laquelle procéderait/procédera pareillement dans l'autre sens, du fait que même dans un couple aussi uni que le leur, il demeure des secrets... à toujours respecter, sauf dans les cas les plus extrêmes – ceux qui menacent le couple, plus que leur vie d'ailleurs –, qu'il faut dès lors percer et ce, quels que soient les moyens à employer, ce grand "sac noir" qui permet, via le jeu de clés qui s'y trouve, de transformer un classique film d'espionnage en beau film d'amour.

(1) Dans la post-vérité, l'émotion prime sur la raison, relativisant ainsi la vérité. Le fact-checking vise à corriger le tir. Le polygraphe, en détectant le mensonge, cherche lui aussi à démêler le vrai du faux. Mais pour cela, il s'appuie sur ce qui justement est à la base de la post-vérité, à savoir l'émotion. Une méthode qui n'est pas infaillible si, pour le coup, on arrive à contrôler ses émotions (ainsi dans le film, simplement en... contractant son sphincter anal!).

mars 07, 2025

Mon journal 2

  5 Septembre de Tim Fehlbaum (2024).

  Notes de février.

8 février
Dans A Complete Unknown de James Mangold, la performance de Timothée Chalamet est presque trop brillante, elle tend non seulement à transformer le film en playlist, mais surtout à écraser tout le reste, réduit qu'il est (le reste) aux grandes lignes de la carrière de Dylan, entre ses débuts (1961) et le tournant "électrique", véritable clash, que fut le festival de New Haven en 1965 (plutôt bien rendu, lui, mais qu'une approche moins "carrée" de la carrière de Dylan aurait permis de mieux voir venir, via quelques éléments annonciateurs), Mangold s'en remettant pour l'essentiel à la "double image" bien connue de l'artiste (à propos d'image on notera le nez remodelé de l'acteur pour plus de vraisemblance encore!): d'un côté, celle du "Messie" qui supporte mal l'idolâtrie dont il est l'objet, ce côté "what genius this guy" que traduisent tous ces regards admiratifs qu'on lui porte, de Pete Seeger à Joan Baez en passant par Woody Guthrie; de l'autre, en contrepoint, son image de petit con prétentieux, soit le portrait somme toute très schématique — s'opposant au I'm Not There de Todd Haynes où le portrait très cérébral, excessivement "éclaté", de Dylan faisait que c'est le film lui-même qui à la longue n'était pas là — qui confronte génie et arrogance, folk et rock, acoustique et électrique... (dans le genre Ford v Ferrari, par sa dramaturgie, fonctionnait mieux). Reste quelques jolies scènes: celles avec Sylvie Russo/Suze Rotolo (le plus beau personnage du film, incarné par Elle Fanning), la rencontre initiale avec Guthrie (à l'hôpital), ou encore celle, complètement inventée, avec le chanteur de blues dans l'émission télé de Seeger.

En complément, ce que j'écrivais sur Ford v Ferrari (Le Mans 66), lors de sa sortie en 2019:

Vroum vroum...? Oui bien sûr, à ce niveau on n'est pas déçu, tout ce qui se déroule sur les circuits, les courses elles-mêmes, y est survitaminé, à l'image des moteurs bodybuildés qui propulsent tous ces monstres automobiles (il ne s'agit plus de "belles mécaniques" mais de véritables "bêtes"), des bolides dans lesquels on prend place (le cinéma embarqué comme il se doit), donnant au film ce côté étourdissant, exaltant, euphorisant... même si Mangold confond ici vitesse et endurance (des courses où l'on se bagarre de façon aussi acharnée dès le premier tour, ça c'est plutôt dans les Grands Prix)... ce qui est toujours mieux, me dira-t-on, que de confondre vitesse et précipitation, sauf que Mangold précipite aussi les événements, pour ce qui est de l'élaboration de la Ford GT40, dans sa version Mk II — au passage c'est pour ça que j'ai vu le film dans une salle mk2 (lol) —, qui en 1966 va gagner les 24 heures du Mans.
L'histoire se trouve ainsi condensée, pour plus d'efficacité au niveau dramaturgique, pour éviter aussi qu'on s'y perde, tant le challenge que représenta pour Ford la décision de battre Ferrari sur son propre terrain (Le Mans) — comparable toutes proportions gardées à la space race que se livrèrent les Etats-Unis et l'Union soviétique — fut plus compliqué encore que ce que le film nous montre. Le Mans 66, c'est une histoire d'hommes dans la grande tradition du cinéma américain — on pense à Hawks (Ligne rouge 7000 évidemment, cette fameuse limite au-delà de laquelle le moteur, à son maximum de puissance, risque de lâcher, au-delà de laquelle, aussi, le coureur automobile, comme dans le film de Mangold, perd contact avec la réalité), mais également à Ford (l'autre, John), à qui Shelby (Matt Damon) rend indirectement hommage lorsque dans son discours il décline son identité et précise modestement "je construis des voitures"... Une histoire d'hommes et plus spécialement de couples: celui formé par Shelby et Miles (Christian Bale), qu'un même amour pour la course automobile réunit; celui formé par Henry Ford II et Enzo Ferrari, que, à l'inverse, tout oppose: d'un côté, the Deuce qui privilégie le profit aux hommes, ne pensant qu'à vendre le plus de voitures possible, ce qui passe dorénavant par la course automobile, selon l'adage "si tu gagnes le dimanche, tu vends le lundi"; de l'autre, il Commendatore qui privilégie, lui, la mécanique aux hommes, ne pensant qu'à la compétition automobile, au risque de perdre beaucoup d'argent — opposition exacerbée par l'humiliation qu'a représenté pour Ford l'échec de son projet de racheter Ferrari (d'où la volonté du premier, pour se venger, d'écraser le second, là où il règne en maître).
C'est cette dramaturgie (l'amitié Shelby-Miles, l'adversité Ford-Ferrari...) que Mangold façonne avec un réel talent, d'autant que s'y greffent d'autres détails dramaturgiques, pas tant la relation entre Miles et son épouse, que la rivalité entre le couple Shelby-Miles et la Ford Company (jusqu'à mythifier les deux personnages et réécrire en partie l'histoire, ça aussi c'est fordien — la légende plus belle que la réalité), sans oublier bien sûr le finale (celui de la course et celui du film). De sorte qu'à l'arrivée les lignes ont bougé: d'un côté, Ford, symbole de l'impérialisme américain, pour qui l'équité sportive n'est pas un souci; de l'autre, bah tous les autres, Shelby, Miles et... Ferrari, le sport automobile à son plus haut degré de performance (et de perfection), la passion à l'état pur. Ce qui fait que Le Mans 66, non décidément, n'est pas qu'un film "vroum-vroum".
Bonus: le vrai Le Mans 66 + le documentaire 8 Meters, qui revient sur le fameux dead heat décidé par Henry Ford II (sur une idée de qui?) pour que les trois Mk II qui occupaient les trois premières places franchissent la ligne d'arrivée ensemble, privant Ken Miles — qui avait volontairement ralenti dans les derniers tours — et Dennis Hulme de la victoire, l'équipage n'étant même pas classé premier ex-aequo, les organisateurs arguant que l'autre Ford (celle de McLaren-Amon) avait franchi la ligne avec 8 mètres d'avance (auxquels il fallait ajouter la distance — 12 mètres — qui séparait les deux voitures sur la grille de départ!), ce qui privait aussi Miles de la "triple couronne" (gagner la même année les trois grandes courses d'endurance que sont Sebring, Daytona et Le Mans, ce qu'aucun coureur automobile n'a jamais réalisé).

14 février
Le noyau dur de la beauté. Sur The Brutalist de Brady Corbet.

19 février
Panopticon — La force de 5 Septembre, le film de Tim Fehlbaum sur la prise d'otages et l'assassinat en 1972 durant les JO de Munich de onze athlètes israéliens par un commando du groupe terroriste palestinien Septembre noir (1), tragédie vue ici exclusivement du côté média, en l'occurrence la chaîne de télé américaine ABC Sports qui assurait le direct des épreuves... tient au fait que l'auteur impose jusqu'au bout, par le biais d'un montage nerveux et serré, son dispositif de départ: le déroulé des événements filmé "aveuglément" (avec passion mais sans recul critique suffisant) par ABC, car de la même manière que l'étaient jusque-là les compétitions, avec la pression du direct, où il faut bannir le plus possible les "temps morts", la multiplicité des angles de vue, pour accrocher au mieux le regard du téléspectateur, etc. — à ce niveau les JO de Munich représentaient une première, comme le sera malheureusement la retransmission de la prise d'otages jusqu'à son dénouement tragique, suivie par des centaines de millions de téléspectateurs, plus encore que pour le premier pas de l'homme sur la lune, trois ans auparavant.
L'absence de contrechamp enferme le film dans une sorte de boîte autarcique, monadique dirait Deleuze, au sens où s'établit une véritable "clôture" entre l'intérieur (le studio d'ABC) et ce qui se passe au-dehors (la réalité), uniquement appréhendé à travers les écrans. C'est d'autant plus marqué que le dispositif associe à la richesse technologique de l'époque (qui prend un sacré coup de vieux à la redécouvrir aujourd'hui) la pulsion voyeuriste des médias, que favorise (après avoir facilité l'intrusion des terroristes) la défaillance des systèmes de sécurité, les organisateurs ayant fait du village olympique l'équivalent d'un club de vacances pour faire oublier le souvenir des Jeux de Berlin; où l'on découvre ainsi des snipers en survêt et sans expérience grimpés sur les toits, sous le regard du monde entier, à commencer par celui des terroristes! Le grotesque de ces scènes, combiné à la volonté de "tout-voir", tel un panoptique, du côté de la chaîne américaine, confère au film une dimension mabusienne qui n'est pas étrangère à la fascination que finit par exercer le dispositif. Le sort des otages y importerait moins (mais c'est dialectisé via les rapports entre le jeune producteur qui pilote l'émission, son mentor et le directeur de la chaîne) que la recherche à tout prix de l'exclusivité, qui fait que la "couverture" de l'événement par ABC sera saluée par ses pairs comme du "bon boulot". De sorte encore que lorsqu'à la fin, il s'avère que la rumeur, reprise sans certitude absolue (l'urgence de l'info primait), selon laquelle tous les otages auraient été libérés, était fausse (une source mystérieuse qui ne sera jamais identifiée, comme "Gorge profonde" dans l'affaire Watergate — 5 Septembre n'est d'ailleurs pas sans évoquer aussi, dans sa facture, les films dits paranoïaques des années 70)... et que, au contraire, ils ont tous été tués ("They're all gone", comme dit — doux euphémisme — le journaliste d'ABC, sorte de Roger Gicquel américain)... la défaite pour la chaîne se situe dans ce "raté" journalistique bien plus que dans la tragédie à laquelle il renvoie. 50 ans après, à l'ère des chaînes d'info continue, on peut dire que rien n'a changé, que c'est même devenu pire...
(1) Ironie de l'Histoire, l'attaque est survenue dès le lendemain de la septième et dernière médaille d'or (pour autant de records du monde) remportée par le nageur juif américain Mark Spitz, star incontestée de ces Jeux.

21 février
Ô Marthe... Sur Quatre Nuits d'un rêveur de Robert Bresson (1971).

27 février
Le problème de Black Dog est qu'au bout d'une heure tout a été dit et que dans l'heure restante Guan Hu ne fait que répéter ses motifs en accumulant des scènes qui du coup donnent moins l'impression d'enfermement que de "déjà vu". Cet étirement — conjoint au mutisme surligné du personnage principal, le rendant paradoxalement "bavard" quant au discours du film, en soi très simpliste — on le retrouve dans beaucoup de films chinois actuels (qu'ils relèvent du polar, du "western" ou comme ici du mélange des deux) ainsi que dans ceux, surtout les derniers, de Jia Zhang-ke (qui tient ici le rôle de l'oncle mafieux), Jia que Hu convoque à travers toute cette esthétique de la ruine pour signifier le chaos dans lequel la modernisation à marche forcée de la Chine a plongé le pays, notamment dans les campagnes, ici désertées au profit des gangs et des... chiens. De sorte que s'il y a une originalité dans le film elle se situe essentiellement dans la relation que noue le héros avec son chien. Tout au plus peut-on y ajouter la photo et le graphisme très travaillé des plans qui confèrent à Black Dog un côté "BD moderne", pas désagréable mais qui tend quand même, sur la durée, à devenir visuellement usant, un défaut que le film, là encore, partage avec une grande partie du cinéma asiatique (pas spécialement chinois) quand celui-ci abuse des possibilités que lui offre aujourd'hui la technologie.

  Die 1000 Augen des Dr. Mabuse de Fritz Lang (1960).

février 28, 2025

Un troisième tour (2)


  Lost Highway de David Lynch (1997).

Lost Highway est-il un "bardo-film"?

David Lynch, on le sait, était un fervent adepte de la méditation transcendantale. Soit chez lui une sensibilité à l'hindouisme et pourquoi pas au bouddhisme, les deux religions partageant certaines croyances, quant à la réincarnation et au cycle karmique (pensez également aux "tulpas" de Twin Peaks). Si on veut s'éloigner de la piste psychanalytique défendue précédemment, on pourrait, à travers la seconde partie, considérer Lost Highway comme un "bardo-film", ainsi que Michel Chion, grand spécialiste de Lynch, qualifiait certains films, sauf qu'il ne parlait pas des films de Lynch (son texte date de 1983) mais de ceux de Raoul/Raúl Ruiz, où l'"on retrouve une structure plus ou moins labyrinthique, une consistance bizarre de la réalité, l'impression que les actes n'ont pas lieu qu'une fois pour avoir des conséquences sans retour, mais qu'ils tournent plus ou moins en rond dans la recherche d'un centre... et aussi le moment d'une mort que celui qui l'a vécue n'a pas encore vraiment réalisée". Cette idée de "bardo" est séduisante. Je ne la développerai pas, me contentant de reproduire le début du texte de Chion (sur le film de Ruiz, le Borgne).

"Plus connu chez nous sous le nom de Livre des morts tibétain, le Bardo Thödol est un recueil d'invocations et d'exhortations destinées à être lues au mourant, et au mort, pour l'aider à passer le cap de cette période difficile, longue de 49 jours au plus, qui suit immédiatement le décès et qui précède, au mieux, une accession à l'état "détaché" de Bouddha, donc une sortie du cercle infernal de la réincarnation, ou bien au pire une renaissance nouvelle dans un autre corps. Au long de cette période intermédiaire (c'est le sens de "bardo": entre deux), l'esprit du mort peut mettre un certain temps à réaliser qu'il est mort, car il continue de voir ses amis et ses parents, il les appelle, sans être entendu d'eux alors qu'il les entend de son côté. Il peut voir aussi son propre corps de vivant et tenter en vain d'y rentrer. Mais le corps qu'il possède, lui, est à présent un corps subtil, sujet à la souffrance mais capable de passer les murailles et les matière solides (sauf un Bouddha, ou le sein d'une mère). Il perçoit le monde "comme on le voit en rêve" et peut longtemps errer à la recherche d'un corps matériel. Bientôt viennent des apparitions plus ou moins terrifiantes, où il s'agira pour lui de reconnaître ses propres projections, pour éviter d'être piégé par elles et enfermé dans la terreur. Il subit donc un véritable stage, un apprentissage de la conscience, où il doit absolument se défaire de ses identifications." (Cahiers du cinéma n°345, mars 1983)

Dans Lost Highway, cela ne se passe pas exactement comme ça, parce qu'on a affaire à un cerveau particulièrement "dérangé", aussi parce que les "bardo-films" ne sont pas des décalques du Bardo Thödol, de même que la psychanalyse lacanienne ne saurait rendre compte de tous les aspects du film. A ce titre Lost Highway est un film foncièrement hybride dont l'imaginaire relève par endroits de l'esprit spiritualiste de Lynch tout en se prêtant (à d'autres endroits mais parfois les mêmes) à une lecture plus psychanalytique. Ainsi le passage où Fred devient Pete peut-il être vu comme une des étapes du "bardo" que connaîtrait le personnage en train de mourir (sur la chaise électrique?), mais un "bardo" incomplet puisqu'il retrouve à la fin son corps initial (quoique, à la toute fin...). Reste que si l'on garde à l'esprit que le film peut aussi se lire de manière inverse, on en arrive à la conclusion que ce qu'a vu Fred au moment de mourir, dans une sorte de "claire lumière" (la scène d'amour irradiée avec Alice), c'est, outre l'insaisissabilité de la femme, la conviction (fausse ou non, peu importe) qu'il n'a pas tué Renee, plus précisément qu'il n'a pas pu la tuer, que cette image terrifiante de sa femme sauvagement assassinée (les flashs du meurtre laissent à voir un possible cannibalisme) n'existe pas, une image dont il faut dès lors se "libérer" en éliminant, de manière tout aussi hallucinatoire mais cette fois positive, Mr Eddy, l'incarnation même de sa jalousie (dans sa forme maladive, paranoïaque), en tant également que Surmoi en trop (justifiant l'aide active de l'Homme Mystère). En faisant disparaître Mr Eddy, il fait disparaître l'idée de jalousie et par là efface le meurtre, notamment cette image du corps démembré qui le hante. Ce qui fait qu'à la fin, avec l'annonce renouvelée de la mort de Dick Laurent, le film peut non seulement se rembobiner, qui fera de Fred le récepteur du message, mais aussi se conclure, par la reprise complète du générique – après l'ultime crise (plus violente encore que les précédentes, toujours à l'image d'une électrocution mais qui ici aurait pour Fred valeur d'électrochocs) –, permettant au personnage de s'échapper définitivement sur la "route perdue", laquelle, à défaut de mener quelque part, l'accueillerait "bénéfiquement", puisque mort ou tout au moins débarrassé de ses visions, le projetant dans une autre dimension, affranchie de l'espace et du temps, dimension typiquement lynchienne, une de plus me dira-t-on, oui mais là vraiment spirituelle – twinpeaksienne –, et non plus simplement sensorielle (qui le sorte du cauchemar qu'a représenté même la "partie Pete"), où Fred pourrait enfin connaître la paix intérieure.