septembre 30, 2025

Don Juan

  Don Juan de Serge Bozon (2022).

  Bien porter le cocard.

Si tu m'crois pas, hé
Tahar ta gueule à la récré
(Alain Souchon)

On sait l'esprit mac-mahonien qui gouverne la cinéphilie de Serge Bozon. Présent dans ses écrits comme dans ses entretiens, cet esprit infuse également ses films mais de façon plus secrète, en tous les cas qui n'est pas immédiatement repérable, justifiant pour cela qu'on les revoie deux fois. Or ce qui frappe dans son dernier film, c'est qu'on y décèle tout de suite, au niveau esthétique, une forme d'évidence, comme une clarté étrange, au sens où, même si l'on ne sait pas d'où elle vient, et peut-être qu'on ne le saura jamais, elle nous saisit d'entrée, dès le premier plan: le héros devant un miroir se préparant au mariage tout en "jouant" — on apprendra assez vite qu'il est comédien — avec les extraits musicaux que son ami-régisseur Naël — ça rime avec Sganarelle, "ce gars Naël", celui qui aide à ouvrir les yeux — lui fait écouter sur son portable. Autant d'éléments de pure mise en scène qui annoncent ce que sera le film, via la lumière, le cadre, l'espace, le découpage... la primauté que Bozon accorde depuis toujours, mais là plus précisément, à la mise en scène. Ce que traduit aussi le traitement du personnage de Don Juan que le cinéaste déleste de ce qui jusque-là le caractérisait et nourrissait le mythe, à savoir sa maîtrise de la rhétorique, au profit d'un "je-ne-sais-quoi" de charme, une attirance mystérieuse dont, à vrai dire, on peine tout au long du film (mais c'est voulu) à en comprendre les ressorts. Peut-être que ce "je-ne-sais-quoi" passe par la voix légèrement fêlée de Tahar Rahim, ou quelques traits de son visage, mais rien qui nous rappelle l'image du grand séducteur telle que le mythe l'a véhiculée pendant des siècles. Exit le "beau parleur", Don Juan se nomme Laurent et son talent pour embobiner les femmes a proprement disparu. Ainsi démuni, il ne lui reste plus que le support, ce par quoi se met habituellement en place le jeu de la séduction, avant même d'avoir ouvert la bouche, je veux parler bien sûr du regard. Et ça, c'est une idée de mise en scène, une idée de mac-mahonien. Serge Bozon fait de la figure de Don Juan non pas un anti-Don Juan mais une sorte de Don Juan originel, débarrassé du mythe, où transparaît peu à peu ce qui le meut, par-delà son désir de séduire les femmes. Non pas un Don Juan déconstruit, comme le voudrait la pensée du moment, mais, de la part du cinéaste, travaillé par des questions de cinéma, sa propre vision du séducteur; un Don Juan qu'il s'agirait au contraire de reconstruire, empruntant à la tradition du personnage mais pour n'en conserver que l'essence, et ainsi le réinventer. Quelque chose de la "révélation", au sens photographique du mot: un personnage qu'on "développe", plongé qu'il serait dans le bain révélateur, avant de le fixer (via tous ces miroirs et autres surfaces vitrées dans lesquels il se regarde, se réfléchit, y dévoilant sa véritable image), avant le grand lavage final, musical, transformant définitivement l'image "négative" du personnage (Don Juan le libertin, Don Juan le cynique, etc.) en celle d'un homme, certes abandonné, errant seul, plus seul que jamais, mais aussi libéré, guéri — semble-t-il — de son obsession. (1)

Et pour "dire" ce que la mise en scène évoque, convoque et par moments révoque (la beauté du film est là aussi), des chansons, de celles qui disent le plus simplement du monde l'amour et ses ravages (c'est par elles que passe l'émotion), loin des grandes théories (philosophiques ou autres) que le cinéaste, à l'image de l'image de Don Juan, réduit à quelques lignes élémentaires, à la manière des derniers Fritz Lang. Pour aller vite: de la sensualité extrême que seule la musique serait capable de produire — et tout particulièrement le Don Giovanni de Mozart —, ce qui faisait dire à Kierkegaard que "Don Juan est l'essence de la musique", à l'affirmation lacanienne que Don Juan est un fantasme féminin, un rêve, qui ferait qu'en se référant à un homme qui séduit toutes les femmes, chaque femme trouverait l'opérateur qui la fait "exister", ce qui résoudrait l'énigme de la féminité (2). Deux thèses qui s'opposent, le film n'épousant aucune des deux bien sûr (se logeant plutôt entre, dans l'intervalle), même si la première s'accorde mieux avec le caractère mac-mahonien dont je parlais au début — alors que l'assertion lacanienne, on pourrait la deviner, par instants, à travers certaines répliques entre Laurent et Julie (Virginie Efira) ou ses avatars —, le but n'étant pas de faire triompher une thèse par rapport à une autre mais de résoudre la tension qu'engendrent les oppositions (Don Juan et les femmes, Don Juan et celui qui joue le personnage...), permettant d'arriver au finale en toute logique, avec la figure mélancolique du Commandeur (Alain Chamfort) — figure récurrente chez Bozon — rappelant en douceur sa culpabilité au héros, la deuxième chance dont celui-ci aura bénéficié et qu'il gâchera de nouveau (un regard trop appuyé sur une autre femme, signe de trahison amoureuse plus que de tromperie, la preuve que l'amour n'était pas totalement sincère), mais aussi ce qui lui restera de cette expérience redoublée (le souvenir d'une femme qu'il a aimée, à sa manière, qu'il a perdue mais qu'il continuera d'aimer, toujours), bref un autre Don Juan.

Le film, une "non-comédie du non-remariage" selon la jolie formule de Marcos Uzal, se présente telle une œuvre musicale, avec ses dissonances et son crescendo mesuré, qui se conclut paradoxalement par une "ouverture", non seulement l'ouverture de Don Giovanni (on sait que celle-ci a été écrite à la fin, et même au dernier moment par Mozart), mais plus généralement l'ouverture que représente le dernier plan, le héros allongé sur l'herbe, regardant vers le ciel (qu'on imagine étoilé, c'est la nuit), y voyant — bel état de quiétude — le visage de sa bien-aimée, avant l'arrivée du jour (le ciel et les nuages qui se dispersent lors du générique de fin). Image céleste qui confère au finale une dimension cosmique (soit une part de divin, ce que Don Juan recherchait peut-être in fine en séduisant les femmes qu'il abandonnait au petit matin), convoquant possiblement le Godard des années 80-90 (il y a d'autres références, plus sixties, à Godard: le théâtre ouvert sur la mer qui n'est pas sans rappeler la villa Malaparte vue de l'extérieur dans le Mépris, ou encore la balade dans les dunes, rappelant les déambulations du couple dans Pierrot le Fou). Pour autant, si Don Juan est imprégné de Nouvelle Vague (pensons également à Truffaut, via la question de l'obsession masculine, qui fait écho à l'Homme qui aimait les femmes, évidemment, mais aussi à la Chambre verte), c'est surtout à travers la Série B, qui depuis le début nourrit le cinéma de Serge Bozon et dont l'une des particularités est que c'est toujours à petite échelle, qui fait du super-séducteur un héros fragile, un peu raide et maladroit, l'équivalent du super-héros chez Shyamalan, un "petit séducteur", repoussé et de plus en plus violemment par les femmes, celles-là mêmes qui au départ lui cédaient, toutes ces femmes qu'il voit maintenant avec le même visage que celle qui l'a quitté, parce qu'il n'arrive pas à l'oublier mais aussi parce qu'elle incarne "La femme", qu'elle symbolise toutes les femmes, écho au "mile e tre" dans Don Giovanni (le nombre de femmes que Don Juan a séduites en Espagne), et que Bozon réduit au chiffre cinq, le portrait de cinq femmes très différentes les unes des autres. Ce qui fait que le film n'oscille pas entre deux extrêmes: l'excès, qui est celui la passion, et un trop grand détachement, mais plutôt entre des niveaux de faible amplitude, niveaux suffisants vu que Bozon ne cherche pas à escalader les sommets, se contentant de reproduire ce qu'on pourrait appeler le "mouvement donjuanien", une suite de scènes aux allures souvent d'ébauches, qui ne vont pas jusqu'à leur terme, à l'image des nuits sans lendemain que passait Don Juan avec ses conquêtes. Pas d'élévation donc, il s'agit juste d'évoluer sur trois marches, comme sur un escabeau, entre la première marche, la plus basse, la plus triviale, mais une trivialité déjà un peu smart et qui dans le film se manifeste surtout dans les rapports de Laurent avec les avatars de Julie, jusqu'au point d'orgue que constitue le "cocard", et la dernière marche, qui est celle, plus noble, d'un certain maintien (propre à l'acteur peut-être), ce charme indéfinissable que j'évoquais plus haut et qui parcourt tout le film. Bien porter le cocard, c'est un peu ça le cinéma de Serge Bozon.

(1) Il est amusant de noter que la fin du film revisite la fin de Mods avec ce personnage (mutique et mythique) qui restait enfermé dans sa chambre après que sa fiancée l'a quitté, obligeant la fille à revenir pour lui dire que c'était fini, puisque — c'était la morale du film — "aux garçons, il faut toujours tout expliquer deux fois". — cf. .

(2) On rappellera que les meilleurs commentateurs de Don Juan, ceux qui dans des domaines divers ont repris et/ou interprété la figure de Don Juan créée par Tirso de Molina, à savoir Molière, Mozart, Da Ponte, Kierkegaard, Lacan, étaient eux-mêmes de grands séducteurs.

septembre 28, 2025

OBAA Beach

  One Battle After Another de Paul Thomas Anderson (2025).

  Paysage après la bataille.

Seize ans après... c'est le moment où OBAA démarre vraiment, après une grosse demi-heure menée tambour battant mais aussi au pas de charge, rendant cette partie introductive pas si jouissive que ça, plutôt éreintante, d'autant que reposant moins sur l'idéologie révolutionnaire que sur la dimension sexuelle que PTA lui associe, via le "couple" improbable que finissent par former Perfidia (Teyena Taylor), une des combattantes noires, qu'on qualifiera de fougueuse, du groupe terroriste French 75 (c'est le nom d'un cocktail à base de gin, de jus de citron, de sucre et de champagne!) et le colonel Lockjaw (Sean Penn, impayable), personnage kubrickien, en plus dingo encore, la mâchoire bien serrée (lock-jaw = tétanos), qui pourchasse le groupe et se révèle sexuellement obsédé par Perfidia... laquelle, bah finit par donner naissance à une petite Charlene/Willa, si trognon qu'elle fait craquer Bob (Leonardo DiCaprio), l'amant terroriste, junkie et pour le coup complètement ramolli, de Perfidia. Autant dire que la révolution, sous sa forme terroriste, PTA il s'en fout un peu, celle-ci lui servant avant tout à préparer le terrain pour la "bataille d'après", et que si elle fait retour à la fin ce sera sous une autre forme... L'intérêt du film est ailleurs, dans l'autre bataille donc, le couple père-fille, "ma fille ma bataille" (en même temps c'est le cœur de Vineland, le roman de Pynchon qu'Anderson adapte ici très librement) que vont cette fois former Bob et Willa (Chase Infiniti), qui durant ces seize années s'étaient faits oubliés et qui se retrouvent de nouveau pourchassés par Lockjaw, revenu à la vie civile, désireux d'intégrer un groupe de suprémacistes blancs — de vrais nazis (le Club des Aventuriers de Noël) — et qui pour cela doit savoir si Willa est sa fille et si c'est le cas la faire disparaître.

C'est à partir de cette configuration, qui n'a rien de très originale, que PTA est le meilleur, quand bien même son film, se poursuivant sur un rythme toujours endiablé mais mieux calibré, emprunte une trajectoire plus classique, plus hollywoodienne, plus proche de Phantom Thread et Licorice Pizza, ses deux derniers films, que de Inherent Vice, sa précédente incursion chez Pynchon. On peut le regretter, mais c'est un fait, c'est sur le terrain coeno-tarantinien que le film gagne en ampleur, tout en conservant son allant du début, aidé en cela par l'apport de nouveaux personnages, à commencer par Benicio Del Toro, en maître de karaté hébergeant clandestinement des familles de migrants mexicains, un Del Toro à la sérénité imperturbable, au point qu'on le dirait sorti, lui, de l'univers de l'autre Anderson (Wes)... Un film où surtout PTA fait montre d'une incroyable maîtrise dans la manière d'agencer, sans temps mort ni hâte excessive, toutes ces péripéties que le récit accumule (ça se passe dans le sud de la Californie, entre frontière et désert) et qu'accompagne la musique de Jonny Greenwood, l'ex guitariste de Radiohead (et musicien attitré du cinéaste), délaissant sa guitare pour un piano des plus percussif, vaguement bartokien par instants... musique qui confère à OBAA, notamment aux scènes d'action, comme les poursuites en bagnoles, une étrangeté saisissante, le point d'orgue étant bien sûr la dernière et longue poursuite à trois (Bob, Willa et celui chargé de la liquider) sur une route qui se met subitement à monter et descendre comme si le décor était devenu un grand parc d'attraction. Le mouvement ondulant ainsi créé (comparable à celui d'une mer agitée — les vagues d'OBAA) est à l'image du rythme très musical épousé par le film. Qui voit la satire pynchonienne, appliquée ici à une Amérique ultra-conservatrice non plus reaganienne mais trumpiste, via sa politique migratoire et ses dérives fascistes, eh bien prendre la forme d'une suite instrumentale (aux percussions de piano s'ajoutent fréquemment des glissandi de cordes, parfois sur fond de mini-symphonie)...

Qui dit suite dit progression (à l'instar du titre), avec ses hauts et ses bas, ce qui renvoie également au rôle du "traceur" dans le film, OBAA passant ainsi, à travers l'itinéraire de Willa, d'une forme de lutte (le terrorisme d'antan, celui de maman, qui était aussi celui de papa, aujourd'hui gros patachon, toujours à la traîne des événements — cf. la séquence un peu longuette du portable impossible à recharger et/ou du mot de passe impossible à se rappeler) à une forme davantage "dans les clous" de la contestation... sans qu'on sache d'ailleurs, PTA ne donnant pas la réponse, s'il s'agit d'un progrès (en termes de fiction, c'est quand même pas très fun, d'ailleurs cette nouvelle forme de lutte, qui marque notre époque, on ne la verra pas) ou tout simplement d'un retour à ce qui existait déjà avant les années 70-80, la lutte armée n'ayant été qu'une parenthèse, violente et vouée à l'échec, dans le combat politique (cf. le beau personnage incarné par Regina Hall). Qui ferait en définitive d'OBAA peut-être pas un "simple" retour des choses, avec tout ce que cela sous-entend de conformisme (étant entendu que l'amour père-fille, si gnangnan soit-il, n'a rien à voir avec le conformisme), mais, quelque part, via la structure choisie par PTA pour son film, un certain éloge du progressisme. Eloge virtuose, ça va sans dire, si virtuose qu'on le croirait par instants bien décidé à tout faire péter... oui mais non, Anderson n'est pas Aster, et c'est tant mieux.

septembre 27, 2025

Topissime

  Tip Top de Serge Bozon (2013).

  Un film rock.

"Quelles sont les choses heureuses qui donnent envie de tout casser? Ce sera la question de Tip Top (...) Je veux lier cette question de la destruction à celle des films virils, car je vois un lien entre les deux, à savoir la libération de l’énergie: faire un film où des femmes hautement morales peuvent avoir envie — par bonheur — de tout casser." (Serge Bozon)

Dans Tip Top, pas de rock, c'est le film lui-même qui est en prise (directe) avec le rockUn film sans rock et néanmoins rock, au sens de rupture:

— pas tant d'ailleurs avec les précédents films de Serge Bozon (Tip Top marque plutôt une inversion: le sentiment d'inquiétude qui imprégnait Mods et la France — l'humour ne surgissant que par accrocs, lors d'une réplique ou d'une situation, toujours cocasse, à la limite du nonsense —, se retrouve ici comme refoulé par toute cette énergie, nourrie de burlesque, de clash, claques, chocs et autre corps à corps, qui éclate la mise en scène, à grand coups de marteau, l'inquiétude se révélant, du coup par à-coups, sous des formes diverses: des poses alanguies sur un lit, le visage d'un enfant ou encore cette belle séquence de rock anatolien au fond d'un bistrot, la seule musique rock du film, et elle est turque!

— qu'avec un certain type de polar français (les "polars-gonflette", comme les appelle Bozon), Tip Top s'inscrivant, à ce niveau, davantage dans la lignée chabrolo-mockyenne, à travers son couple de femmes flics (Huppert/Kiberlain) autour duquel circule François Damiens en électron libre (lors de sa première confrontation avec Huppert, il nous fait un numéro à la Piéplu) et selon une esthétique très seventies (cf. la lumière blafarde, délavant les couleurs, dans les scènes de commissariat, jusqu'aux gros plans de face, projecteur en pleine gueule, comme s'il s'agissait d'un interrogatoire).

— pour retrouver — au-delà des clichés qui siéent au genre policier, incarnés donc par Isabelle Huppert et Sandrine Kiberlain, et de tout ce que le film détruit, non sans jubilation pour mieux repartir de zéro — une sorte de secret perdu, celui de la série B, qui va de Fritz Lang (cf. la scène SM entre Huppert et Naceri, scène appelée à devenir culte, qui prolonge celle de la grange dans la France, évoquant ici Gary Cooper et Marc Lawrence dans Cloak and Dagger, à Robert Aldrich (dont Chabrol justement vantait, à propos de Baby Jane, "ce goût du théâtral qui divise un scénario en actes, ces plans envoyés sur l'écran à la truelle, cette cruauté bien personnelle qui fait appeler un marteau, un marteau — encore un marteau — et une vieille peau, une vieille peau, cette hystérie parfois, ces hurlements — on pense au personnage magnifique de Négret — ces effets tellement énormes qu'ils en deviennent splendides..."), en passant par la petite ligne: tourneurienne (le gag de la goutte de sang sur le nez d'Huppert apparaît à la fois comme un manifeste anti-gore et un écho au filet de sang s'écoulant sous la porte dans The Leopard Man), voire lupinienne (le gag de la visite touristique en bus n'est pas sans rappeler la séquence des movie star homes à Beverly Hills dans The Bigamist, elle-même d'esprit très maccareyien...)

C'est que Tip Top est un film atypique, atopique, tip-topique, un film qui a du génie, c'est-à-dire dont le génie éclate par moments, pas tout le temps — un film ne peut être génial de bout en bout —, de sorte qu'à ce niveau, celui du génie, il est forcément inégal, comme le sont les grands burlesques (seule exception, certains deux-bobines où le génie éclate du début à la fin, exemple: Laurel et Hardy dans The Music Box). C'est pourquoi un film qui a du génie est aussi un film très simple, en termes de structure, Tip Top reposant sur une base quasi primitive: frontalité des plans, aplat et blancheur de l'éclairage (cf. ). On peut ainsi imaginer le film comme une petite toile tendue sur son châssis, qu'on aurait encollée et enduite, donc blanchie, avant d'y projeter la peinture à pleine main (le fait que Bozon ne connaisse pas grand-chose à la peinture ne change rien, c'est le geste qui compte). Le génie n'a pas de rapport non plus avec la beauté, au sens où celle-ci n'est jamais recherchée, et que s'il y a beauté elle ne peut être qu'accessoire. Le film se veut nu et sec, et c'est bien de cette nudité (qui n'est pas abstraction), de cette sécheresse (qui n'est pas dessèchement), de cette maigreur donc (Tip Top est un film dont on voit les côtes, comme la peau sur les os, la pellicule du cinéma à même son ossature, sans le gras des "effets", des effets visuels, ces "trucs" dont parlait Rohmer), que par instants le génie surgit, tel un coup sur une peau trop fragile, précipitant l'hématome, en écho avec ce qui cogne à l'intérieur du film, de manière plus sourde, plus diffuse, mais qu'on devine, notamment dans les scènes de nuit, à travers ces personnages qui regardent on ne sait trop quoi, les uns à leur fenêtre, l'autre devant sa télé... conférant au film sa douce mélancolie.

Evidemment le génie s'ignore. Un film a du génie sans le savoir. Ceux qui croient au génie de leurs films (suivez mon regard...) ne font jamais de films géniaux. A défaut ils peuvent faire des chefs-d'œuvre, ce qui n'a rien à voir. Le chef-d'œuvre rassemble là où le film de génie divise. Le génie d'un film on le supporte ou on ne le supporte pas, étant entendu que ceux qui ne le supportent pas n'y voient bien sûr aucune trace de génie. Le génie leur échappe, ils ne le comprennent pas. D'ailleurs même ceux qui le supportent ne le considèrent pas toujours comme tel (ils l'appellent autrement). Le génie est mystérieux. Il ne renvoie pas à un plan ou une scène en particulier, mais à ce qui jaillit, soudainement, au détour d'un plan ou d'une scène, qui vous fait dire "c'est génial", là où d'autres diront "c'est nul" ou "c'est débile". Le génie est volontiers asocial, c'est aussi pour cela qu'il dérange. On le ressent, on essaie de le décrire, mais on ne peut pas vraiment l'expliquer, sinon qu'il emporte tout le film, faisant oublier ce qu'il peut y avoir également de moins réussi voire de raté dans le film (alors qu'un chef-d'œuvre, bah non, s'il y a des ratés, ce n'est plus un chef-d'œuvre). Le génie est aussi étranger à l'idée de perfection qu'il l'est à la notion de beau. Voir Tip Top c'est exactement cela, c'est approcher au plus près ce qu'un film peut avoir de génial, au-delà ou plutôt en-deçà des critères généralement recherchés de perfection, de bon goût et de beauté, ce qui ne veut pas dire que le film soit volontairement imparfait, de mauvais goût ou laid, mais simplement que la question ne se pose pas en ces termes, que c'est comme le rock, le génie d'un morceau de rock procédant davantage de son rythme, de son énergie, de l'excitation qu'il provoque, à partir parfois d'un simple riff. Du reste on ne dit jamais d'un morceau de rock qu'il est parfait ou même sublime (termes réservés à la pop et bien sûr à la "grande musique") mais plutôt que c'est génial. Tip Top est authentiquement rock

Un tel film, débarrassé de ce qui encombre habituellement le cinéma d'auteur, "bien dégagé derrière les oreilles" comme dit Pierre Léon, n'est pas facile à appréhender. On cherche des repères, à quoi se raccrocher, et rapidement on en vient au petit jeu des références, exercice auquel on se livre systématiquement (moi le premier) à propos des films de Serge Bozon, sous prétexte de cinéphilie, jeu qui consiste, plus qu'à empiler les références, à dégager ce qu'il peut y avoir de commun entre l'énergie grossière d'un Aldrich, le comique destructeur d'un McCarey, les ruptures de ton d'un Mocky, la "platitude" téléfilmesque d'un Chabrol, l'humour "discrépant" d'un Moullet, l'éclairage agressif d'un Gordon Lewis ou encore la ligne minimaliste d'un Kaurismäki (la référence ne se limite pas au chien du film). Soit le cinéma sans ses atours culturels, sans sa virtuosité technique, sans son esthétique léchée, pas loin du "cinéma-art d'usine" cher à Skorecki, en tous les cas sur la voie de cette "série B populaire" dont rêve depuis toujours Bozon, avec ces plans balancés à la va-comme-je-te-pousse (pif paf boum!), ces running gags (la goutte de sang, on l'a déjà évoquée, qui perle au bout du nez d'Huppert et que celle-ci récupère avec la langue), ces coupes abruptes (ne conservant que le cœur d'une scène), cette lumière rude (éclaboussant les personnages), ce goût de la miniature (une butte, un petit lac...). Raúl Ruiz disait que "le cinéma se fait avec des gestes et des objets, des jeux d'espaces produits par la conjonction de ces deux termes". Gestes, objets, espaces, c'est l'essence du cinéma. C'est peut-être ce que vise Tip Top... soit une forme d'innocence. Et le moyen le plus direct, le plus simple, pour retrouver, ou du moins approcher, cette innocence, c'est, outre la série B, le burlesque, genre par excellence des gestes, des objets et des espaces, la seule forme vraiment "innocente" du cinéma (Chaplin, en abandonnant Charlot, a fait l'expérience de la perte d'innocence).

Si Tip Top est ainsi fait de gestes mais aussi d'accents et de regards, toutes sortes de regards: perdus, lointains, inquiets ou excités, c'est avant tout un film d'espaces. L'intrigue policière (l'enquête sur la mort d'un indic algérien) n'a évidemment aucune importance, comme chez Mocky ou Chabrol, ce qui compte c'est la manière dont les espaces s'emboîtent les uns dans les autres, qu'il s'agisse d'un espace de police (Huppert et Kiberlain) dans un autre espace de police (Damiens et le commissariat), de l'espace policier dans l'espace privé, de l'espace français dans l'espace algérien (on parle alors de communauté) et bien sûr de l'espace intime des deux femmes flics, deux espaces au départ contigus, séparés par une cloison, mais une cloison qui n'a rien d'étanche, favorisant la contamination de l'un (Kiberlain) par l'autre (Huppert), de sorte qu'à la fin les deux espaces se confondent. L'immixtion est vraiment le nerf du film, l'innervant, l'énervant, à travers tout un réseau de "fibres" qui correspond à l'activité d'un indic, qui surtout vient questionner, en la bouleversant, la notion même de mixité. Dans Tip Top, un Arabe (haut placé) parle français avec ses propres intonations, Damiens essaie de parler arabe mais prononce mal les mots ("cœur" devient "chien"), à ses moments perdus il lit "Comment être sérieux dans la pratique de l'Islam" (soit l'antithèse du film), les Françaises sont mariées à des Arabes, etc. Il y a là comme un contrepoint à la violence des rapports que le film figure par ailleurs (entre Français et Arabes, mais aussi dans une même population — cf. les émeutes algériennes à la télévision), qui voit les espaces non seulement s'entrechoquer, mais surtout s'interpénétrer, de façon à la fois ridicule et touchante, à l'image du lien qui unit Huppert, la petite qui tape, et Kiberlain, la grande qui mate. C'est que le film, heurté et "heurtant", sait aussi être émouvant. Tip Top c'est ça finalement: de l'émotion brute. Et c'est génial.   

septembre 24, 2025

La vie sur Mars

  Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson (2021).

Du réglisse dans la vallée.

Lui (Gary), 15 ans, a la dégaine d'un beach boy (un peu de Brian, beaucoup de Carl) rondouillard et encore boutonneux; elle (Alana), 25 ans, a comme on dit un visage qui ne ressemble à aucun autre, si ce n'est que son nez serait typiquement juif, dixit un personnage du film, et qu'elle ressemble à Judee Sill qui, elle, n'était pas juive, pas plus que Joan Baez à laquelle on pense également, mais moins pour la ressemblance qu'à travers l'image des trois sœurs Baez, écho lointain dans leur rapport à la musique aux sœurs Haim présentes dans le film: Este, Danielle et donc Alana... Licorice Pizza, du nom d'un fameux magasin de disques de Los Angeles aujourd'hui disparu, où l'on écoutait en fumant des joints, affalés sur des sofas, tout ce que produisait l'industrie du disque (la "galette de réglisse"), des plus tendance aux plus confidentiels (cf. l'article de Boris Szames). C'était dans les années 70, l'âge d'or du vinyle, période bénie où se déroule le film de Paul Thomas Anderson, à San Fernando Valley (la "Vallée", haut lieu du cinéma, de Disney au porno), en 1973 pour être précis, année de American Graffiti et du premier choc pétrolier qui scinde la galette en deux parts égales, la crise surgissant au beau milieu, illustrée ici par la séquence du camion de livraison — on y livre un matelas à eau, très en vogue aussi à cette époque particulièrement hédoniste, au producteur Jon Peters (Bradley Cooper), le compagnon sexuellement obsédé et complètement barré de Barbra Streisand —, le sommet du film, pour ce qui est du comique, qui voit Alana, aux commandes du camion tombé subitement en panne d'essence, dévaler la pente en marche arrière et de nuit, des hauteurs de L.A. jusqu'en bas où se trouve la station-service.

PTA retrouve là le Los Angeles de ses débuts et de Inherent Vice, polar pynchonien qui se passait également au début des seventies, mais enrichi de The Master et Phantom Thread, quant à la rencontre, au départ improbable, entre deux êtres que tout semble opposer (et qui pourtant se trouvent attirés, mystérieusement, sans savoir pourquoi: cf. la belle scène du téléphone où chacun reste suspendu, sans parler, à l'écoute de l'autre). Gary, à la fois très gamin par ses blagues et très américain par son esprit d'entreprise, déjà bien marqué (après les matelas à eau, dont le marché risque de s'effondrer avec la crise, il se lance dans un autre type d'affaires: les flippers), et Alana, à la fois très mature quant à sa vision blasée de l'existence et parfaitement naïve en certaines circonstances (cf. son entretien pour être actrice où, suivant les conseils de Gary et déguisée en Blanche-Neige, elle répond "oui" à toutes les questions que lui pose la vieille directrice de casting, qu'il s'agisse de savoir monter à cheval ou de parler plusieurs langues, allant même plus loin — elle dit pratiquer le krav-maga et parler le portugais —, jusqu'à accepter de se dénuder)... De sorte que la différence d'âge entre Gary et Alana, invoquée par cette dernière au début du film, se trouve, à mesure que le film avance, de plus en plus réduite, pour finalement s'annuler, cet effacement allant de pair avec la "distance" que rompent plusieurs fois dans le film nos deux héros en courant l'un vers l'autre, mouvement dont la répétition suggère que la chose n'est pas si aisée, qu'elle doit passer par quelques digressions (Gary avec une copine de son âge — jouée par la fille de Spielberg —, Alana avec un vieux fanfaron alcoolique: Sean Penn dans la peau de William Holden, coureur de jupons avéré, se la jouant via ses films de guerre asiatiques et son ranch africain) (1).

D'où un récit ramifié, s'étalant à la manière de la cité losangélienne, qui est celle d'Anderson (Encino dans la San Fernando Valley), enraciné dans une époque, qui est celle de ses parents et plus encore du producteur Gary Goetzman, ami d'enfance dont le jeune héros, incarné par le fils de Philip Seymour Hoffman (acteur fétiche de PTA), est le portrait (Goetzman, avant de produire les films de Jonathan Demme, a bien été enfant acteur, jouant notamment avec Lucille Ball, et a bien ouvert à 18 ans un commerce de matelas à eau transformé ensuite en "palais du flipper"). Ce qui confère à Licorice Pizza une dimension de microcosme, à la fois familiale, voire clanique (outre les nombreux souvenirs personnels que l'auteur a utilisés pour son film, le fait qu'il recourt ainsi à des gens de son entourage, qu'il connaît depuis longtemps, jusqu'à engager toute la famille Haim, parents inclus), et ouvert à l'inconnu — l'âge adulte — via le rite de passage que représentent pour Gary toutes ces aventures. Un récit pour le coup très classique, pour ne pas dire convenu, mais qui pourtant diffère des habituels teen movies par ce qu'il recèle en sous-main. Au-delà du traditionnel boy meets girl, c'est une autre rencontre, plus complexe, que nous raconte le film, celle d'un goy et d'une Juive, justifiant après coup que la différence d'âge entre les deux se trouve gommée (d'autant que le milieu endogame auquel appartient Alana ne favorise pas l'émancipation sexuelle), car ce n'est pas sur ce plan que se joue la rencontre mais bien du point de vue culturel et même philosophique, qui voit d'ailleurs les stéréotypes s'inverser (Gary a le sens des affaires là où Alana cherche plutôt un sens à sa vie). Le fait que le Gary du film soit non juif, à la différence du Gary originel, témoigne de cette orientation qu'a voulu donner Anderson à son film. Pour que le lien amoureux se noue (enfin) entre Gary et Alana, et qu'ainsi se conjuguent le goût d'entreprendre du premier et l'énergie de la seconde, il faut que chacun dépasse ce qui le définit au départ (chez Gary, son surnom: "le palucheur", et plus généralement son comportement de beauf en puissance; chez Alana, les règles par trop étouffantes de son judaïsme), la bascule se situant probablement au moment de la crise pétrolière et de l'épisode du camion, le "retour en arrière", au point mort, marquant l'écueil que les deux doivent surmonter (sans le petit frère pour Gary, sans la famille pour Alana) pour aller véritablement l'un vers l'autre et que la rencontre ait lieu. Tout un mouvement, tantôt accéléré, tantôt freiné, mais toujours avançant, que PTA accompagne d'une flopée de chansons, de Nina Simone (la séance photo au lycée) à Taj Mahal (le générique de fin), en passant par Chris Norman, Bing Crosby, Sonny & Cher, The Doors, David Bowie (Life on Mars? quand Gary, au plus fort de la crise pétrolière, passe devant une station essence à l'arrêt, qu'il crie "c'est la fin du monde" et que Bowie chante "the film writ again"), Blood, Sweat & Tears..., comme si le film était ce magasin de disques que le titre évoque mais ne laisse jamais voir (2). Un ruban de réglisse, lové sur lui-même, que PTA se charge de dérouler pour retrouver l'éclat des "premières fois". Un délice de film.

(1) La séquence avec Jack (William) Holden suggère rétrospectivement que le casting passé par Alana était un clin d'œil au film Breezy de Clint Eastwood.

(2) Au contraire d'autres lieux de L.A. (le Tail o' the Cock, le Teenage Fair, la station de radio KMET...). Cela dit, le film devait s'intituler au départ Soggy Bottom — écho aux matelas à eau que vend Gary — et le titre définitif n'a peut-être été trouvé qu'après le tournage.

septembre 20, 2025

Ouais ouais

  Oui de Nadav Lapid (2025).

Lapid, c'est quoi le problème?

Bien que n'ayant pas vu ses deux premiers films (le Policier et l'Institutrice), la pente suivie par le cinéma de Lapid, via les trois suivants (Synonymes, le Genou d'Ahed et Oui), me semble aujourd'hui descendante, au sens où la forme y est de moins en moins raccord avec le fond, sauf à considérer le monde (et pas seulement Israël) comme un grand bordel sans nom, par le recours à une satire poussive, sous l'influence revendiquée de Grosz, le célèbre peintre berlinois (dont le tableau "Les Piliers de la société" ouvre Oui), à cette différence que la caricature chez Lapid n'a pas grand-chose à voir avec celle de Grosz. C'est que Oui relève moins de la caricature que d'une esthétique foutraque, bordélique à souhait (hormis la partie centrale du film), qui déforme la caricature, laquelle, au passage, si elle dénonce, est censée le faire sur un mode humoristique et non misanthropique, östlundien serait-on tenté d'écrire... Non pas que le film manque d'humour, il y en a bien sûr, mais que c'est un humour quand même trop de surface, trop ostensiblement du côté de la farce, qui parfois fait mouche (cf. la photo avec Y, aux côtés de "Netanyahu", le canard "Donald" Trump dans les bras) mais que Lapid, content de ses blagues, se croit obligé d'étirer (Exit du coup la spontanéité du trait caricatural). De sorte que, pour revenir à Grosz, la référence ici relève principalement du symbolique (très marqué chez Grosz), dans la mesure où, sur le plan esthétique, y manque l'essentiel: l'intensité expressionniste (cf. les collages pseudo-dadaïstes du film, plus survoltés que virevoltants, en tout cas pas virtuoses pour un sou), au point qu'on peut se demander si, de Grosz dans Oui, il ne reste plus que la référence au titre de son autobiographie Un petit oui et un grand non, malicieusement retourné en "Un grand oui et un petit non" (ha ha)... ou que le choix par Lapid du nom Y pour son personnage principal (comme dans le Genou d'Ahed avec le personnage du cinéaste), prononcé "youd" dans le film, renverrait, sur le plan sémantique, moins à "yod", la première lettre en hébreu du Tétragramme, le nom de Dieu, qu'à "youde", terme péjoratif sinon injurieux pour désigner les Juifs (les nazis l'utilisait), en même temps qu'il évoquerait, symboliquement toujours, le geste de Grosz qui, antimilitariste et anti-bourgeois convaincu, farouchement hostile à tout ce que la société allemande de son époque incarnait, avait anglicisé son nom Groß en remplaçant l'eszett allemand ß par l'ancienne ligature "sz"... soit le Y comme une sorte d'équivalent, l'alter ego de Lapid, au sens propre du mot (à la fois lui et son autre, son autre ego), symbole du rejet par le cinéaste de la société israélienne — et dans sa totalité (puisque sans contrechamp sinon Lapid lui-même, ce qui en limite la portée) —, avec peut-être toute la cruauté groszienne voulue, mais trop "chien fou" dans son expression pour convaincre.

Avant d'aller plus loin, un rappel sur Synonymes (dont un extrait est utilisé dans Oui), inégal mais autrement plus riche: (billet écrit à la sortie du film)

Le coq israélien.

C'est quoi les synonymes de "synonyme"? Equivalent, approchant, paraphrasant?... C'est vrai qu'à sa manière Synonymes paraphrase, à l'instar de son héros Yoav (étonnant Tom Mercier) chez qui tout se bouscule — le corps, les mots — pour fuir un passé (l'armée, la patrie, la langue maternelle), un certain virilisme nationaliste, celui de l'Etat d'Israël, tel Hector, le "bon" héros troyen, cherchant à échapper à Achille, le grand guerrier grec, cette histoire que lui racontaient ses parents quand il était enfant... Et de fantasmer un pays qui serait l'exact contraire du sien, un pays d'accueil idéalisé... soit la France, belle, douce, élégante, cultivée, etc., ce qui fait de Synonymes un film protéiforme, passant par tous les états — des états d'urgence —, souvent inspirés (les souvenirs militaires, comme l'exercice de tir, exécuté au rythme de Pink Martini... la rencontre "musclée", proche du krav maga, entre Yaron, l'ami agent de sécurité, et un membre du Betar... les cours de "formation civique"), où l'humour n'est pas sans rappeler celui du cinéaste palestinien Elia Suleiman. Parfois c'est moins inspiré, et à un moment donné c'est même franchement détestable, je veux parler de la scène chez le photographe (1), qui voit Yoav en position dégradante obligé de reparler hébreu, sauf que c'est aussi la scène-synonyme de tous les qualificatifs jusque-là réservés à Israël (obscène, abject, répugnant...), autant dire que cette scène, volontairement provocante, fait sens, qu'il s'agit, dans son extrême trivialité, d'une forme de représentation (voire une performance) de tous ces mots/maux qui assaillent Yoav, celui-ci prenant conscience que sa fuite relève de quelque chose de beaucoup plus profond: un symptôme, qui ne se résoudra pas en changeant de pays — un symptôme ça s'exporte —, et dont il n'est même pas sûr d'ailleurs qu'il guérisse un jour.
Mais Synonymes apparaît aussi, via la propre histoire de Nadav Lapid, comme une façon inattendue d'évoquer tout un pan du cinéma français, cinéma qui irait, disons, de Godard (l'appartement bourgeois) à Carax (les ponts de Paris), de Garrel — on retrouve l'actrice de l'Amant d'un jour — à Desplechin — on retrouve l'acteur de Trois Souvenirs de jeunesse —, le couple d'amants fraternels évoquant même les Enfants terribles de Cocteau... Et pour cela: repartir de zéro, à travers ce qui serait la naissance d'un personnage, se retrouvant nu dans un appartement vide, avec comme seuls bagages ses histoires, son histoire (la fiction), où tout est à recréer, à partir de ce que le cinéma français a jadis produit (j'ai rêvé ou Bonitzer a participé à l'écriture du film?), autant dire à répéter, la répétition marquant aussi bien la litanie des synonymes qu'une forme de compulsion: Yoav en tant qu'objet de désir, inaccessible aux deux autres personnages (le couple), et surtout comme sujet, en quête de savoir, à travers la langue, mais pas celle du dictionnaire (et des synonymes), qui appartient à l'idiome... non, son propre langage, une sorte de lalangue, pour parler lacanien, la langue qu'on parle dans une autre langue, qui renvoie à un même savoir, celui de l'être parlant — qu'il parle hébreu ou français, peu importe — et qu'on essaie de dire, ou d'écrire, ici sous une forme zébrée, tout en striures, mais en vain, parce que touchant à un impossible (chez tonton Jacques on appelle ça le "réel"), d'où la répétition, à l'image de cette porte que Yoav, à la fin du film, cherche désespérément à ouvrir, à coups d'épaule, et contre laquelle il ne peut que se cogner. C'est tout ça que le film charrie, scories comprises, qui le rend aussi irritant qu'attirant.

(1) Dans cette scène, il est difficile de faire la part entre ce qui relève de l'épate-bourgeois et, à l'inverse, une sorte de geste anti-bourgeois, via cette position qui peut être interprétée comme une critique violente de la... psychanalyse, en tant que celle-ci, dont le nom "semble associer psyché et anus", comme disait Karl Kraus, associe surtout, historiquement, juif et bourgeois... et de voir alors dans la position allongée, le sexe exhibé, un doigt dans le cul, où la langue, l'hébreu, qu'on cherchait à refouler fait retour, quelque chose peut-être pas de cathartique (quoique) mais qui expliquerait cette espèce de "haine de soi juive" (expression contestée) qui ressort du film: moins ce qu'on appelle "l'antisémitisme juif" que le rejet, à travers ce que symbolise la psychanalyse, de la bourgeoisie juive et de la politique qu'elle soutient.

Lapid et moi (ou Lapidez-moi, c'est selon).

Quant au Genou d'Ahed, ce qu'on peut dire c'est que le film, en accentuant les défauts de Synonymes anticipait Oui. Outre les effets de style, très tape-à-l'œil, et la lourdeur insistante avec laquelle l'auteur nous assénait son discours (cf. la séquence du cyanure), il en était un (de défaut) que le Genou d'Ahed mettait particulièrement en avant: le côté antipathique du personnage principal — Y —, façade dont il ne se départait jamais, même quand il pleurait à la fin, ce qui rendait le film... bah, tout aussi antipathique. Pour le dire autrement: ce qui irrite chez Lapid n'est pas tant ce qui est dit que la manière dont c'est dit. Même si l'expression "haine de soi juive" est aujourd'hui controversée, Lapid semble la remettre au goût du jour, moins par ses propos (Dans Oui il confronte, comme je l'ai déjà écrit, l'amoralité de Y et avec lui de nombreux Israéliens, préférant fermer les yeux sur ce qui se passe autour d'eux, à l'immoralité de ceux, à commencer par le pouvoir en place, qui assoiffés de vengeance depuis le massacre du 7 octobre, y trouvant là le prétexte idéal, prêchent la destruction totale de Gaza.)... moins par ses propos, donc, que par le trop commode chaos de sa mise en scène (entretenu par la liberté qu'offre l'aspect "comédie musicale" du film) qui brouille les cartes et dénature la dimension subversive recherchée. (Il ne suffit pas, comme je l'ai écrit aussi, de faire chanter "Love Me Tender" à son personnage ou de le chausser de bottines en peau de serpent pour convoquer Sailor et Lula, et que s'il y a du Godard chez Lapid, ce serait plutôt celui, grotesque et quand même très couillon, de Vladimir et Rosa.)

Bref, le cinéma de Nadav Lapid manque trop de subtilité par rapport à ce qu'il dénonce. C'est pour cela qu'il fait ressurgir l'accusation de "haine de soi juive", qu'elle soit fondée ou non. Cela me rappelle le cas de l'écrivaine juive d'origine russe et d'expression française Irène Némirovsky, accusée (surtout par la critique anglo-saxonne) de cultiver dans ses romans cette fameuse "haine de soi juive". Sauf que chez Némirovsky, quand bien même il y aurait du vrai dans l'accusation (je n'ai lu que Suite française), cela ne représente qu'un aspect (mineur) parmi d'autres, infiniment plus subtils, de son œuvre. D'autres aspects qu'on chercherait en vain chez Lapid, en particulier dans son dernier film.

septembre 07, 2025

L'impromptu

  Bonjour la langue (impromptu) de Paul Vecchiali (2023-2025).

  Les deux amis.

Pour que nous soyons plus qu'un père et un fils,
pour que nous soyons deux amis.

C'est bien connu, les films les plus simples, les plus épurés, sont aussi ceux dont il est le plus difficile de parler, menacé que l'on se trouve de céder à la paraphrase. Bonjour la langue, le dernier film (posthume) de Paul Vecchiali, sorte d'addendum à Un soupçon d'amour, est de ceux-là. Je me contenterai donc de quelques notes, elles-mêmes à ajouter à mes précédentes notes sur Vecchiali (en vrac comme il se doit).

1. Le titre, écho en même temps que contrepoint (tout le monde l'a souligné) à l'Adieu au langage de Godard:

— d'abord parce que réalisé en octobre 2022, juste après la mort de l'oracle franco-suisse, et que si leurs films semblent aux antipodes, ils ont néanmoins en commun cette même conception d'un cinéma artisanal, sans concession, loin des sirènes du commercial, qui font de Godard et Vecchiali ce qu'on pourrait appeler des "amis en cinéma".

(se rappeler à propos d'amitié pas tant la blague de Godard, comme quoi le comble de l'amitié aurait été que Max Brod brûle les manuscrits de Kafka, que son aveu, à travers l'éloge qu'il rendit à Rohmer, que ce dernier était son ami)

(se rappeler aussi que dans le film le personnage du "fils" que joue Pascal Cervo se prénomme Jean-Luc et que Vecchiali dans le rôle du "père" lui rétorque que ce qu'il attendait... c'est qu'ils soient "deux amis" plus — et là c'est moi qui interprète — que ce qui aurait relié, en tant que famille et dans un rapport inversé, Godard à la place du fils, les films Diagonale à la Nouvelle Vague)

— ensuite parce que, empreint de cette mélancolie qui touche, plus encore qu'à l'attente (sereine) d'une mort que l'on sait proche, au sentiment de solitude due à la perte de ceux qui ont partagé votre vie, que celle-ci ait été familiale ou amicale (Vecchiali dédie son film à Maurice Hug, le décorateur de ses derniers films, et Guy Cavagnac, producteur à l'inverse d'un des tout premiers, l'Etrangleur, qui venaient de disparaître)

— de sorte que Bonjour la langue (à entendre également comme un hommage à Guitry, cf. le générique de fin), fait écho, via le thème du deuil, à un autre film de Godard, Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma, de même qu'à tous ces "cahiers" que Godard a filmés à la fin (Film annonce..., Scénarios, Exposé du film annonce du film Scénarios), eux aussi posthumes, et que Vecchiali, de fait, ne connaissait pas, mais qui présentent avec Bonjour la langue, à défaut d'un lien de parenté, un vrai "lien" d'amitié.

2. Dans le titre, il y a "impromptu", au sens d'improvisation (tout le monde l'a souligné), mais également au sens de "petite pièce de théâtre", ici en trois actes, le premier, côté cour, où se trouvent exposés les reproches d'un fils à son père, qu'il retrouve après six ans d'absence, les reproches tournant autour du fait que ce dernier ne l'aurait pas suffisamment aimé; le deuxième, sur scène, celle d'une terrasse de restaurant, où la relation s'adoucit à l'évocation, autour d'une daube de bœuf puis d'une crème brûlée, du passé avec la mère — décrite comme une maniaque du ménage, ce qui fait que j'ai pensé à Marguerite Cassan dans le Petit Théâtre de Jean Renoir — et la sœur (décédées deux ans avant dans un accident de voiture); et le troisième, côté jardin (le film a été tourné au Plan-de-la-Tour, chez Vecchiali — la villa Mayerling —, avec la même chaise longue que dans Un soupçon d'amour, et au loin le massif des Maures), qui voit la distance entre le fils et le père enfin rompue (Exit le champ-contrechamp des deux premiers actes), à la faveur d'une révélation, signe peut-être pas d'une réconciliation (les mots ne peuvent pas tout), mais d'un apaisement, de celui qu'on désire, ardemment, avant de disparaître.

3. Et puis ce poème "C'est l'hiver que tout bouge" écrit par le père et que récite le fils: (extrait)

Dans mon cœur endormi / Le sang se fait plus rouge
Le plaisir s'affermit / C'est l'hiver que tout bouge
A l'appel de l'amour / le corps frissonne des pleurs
Craignant le non retour / Quand le désir affleure

... C'est l'hiver que tout bouge

Rien n'est pareil / Dans mon âme ravie
Et le matin vermeil / A vivre me convie
Printemps, automne, été / Jaune, beige et rouge
Manquent d'autorité / C'est l'hiver que tout bouge

Si la mémoire semble défaillante du côté du père (ne se rappelant pas ses crises jadis de somnambulisme), écho manifeste à Trous de mémoire, film lui aussi improvisé où Vecchiali donnait la réplique à Françoise Lebrun dans le rôle de l'épouse (celle évoquée dans Bonjour la langue porte le même prénom), elle semble aussi faire défaut à Pascal Cervo quand il récite le poème, dans la mesure où une strophe a visiblement disparu (coupée au montage du fait que l'acteur s'est trompé, comme le lui fait remarquer malicieusement Vecchiali? — expliquant en tout cas que c'est lui, Vecchiali, qui reprend le refrain "C'est l'hiver que tout bouge", lui conférant du coup une portée encore plus forte en termes d'émotions). De sorte que l'"erreur" de Cervo, renverrait (involontairement?) à son personnage de "mauvais élève" dans le Cancre où il jouait déjà le fils de Vecchiali, via une relation là aussi conflictuelle.

(c'est à ce niveau, celui de la poésie, que le titre peut se lire "Bonjour lalangue", pour parler lacanien, la lalangue quand le sens du poème vient à emprunter des voies plus difficilement accessibles, ce que matérialiserait d'une certaine façon la "strophe manquante") 

4. Si Bonjour la langue prolonge ainsi Trous de mémoire et le Cancre, mais aussi beaucoup d'autres films de Vecchiali, à commencer par le précédent, Un soupçon d'amour, il se présente également, à travers cette image d'apaisement final citée plus haut, comme une ultime déclaration d'amour au cinéma français; pas que français, certes, on y parle aussi de Seven Women, le dernier Ford, mais surtout français, dans un rapport non plus polémique, tel qu'il apparaissait chez Vecchiali dans sa monumentale Encinéclopédie qui égratignait quelques auteurs Cahiers et réévaluait à l'inverse certains "nanars" (terme dont il revendiquait la paternité), mais dans ce qui relève du geste de l'artiste au seuil de la mort, qui ne se contente plus d'embrasser le cinéma français des années 30, mais tout le cinéma, quels que soient ses représentants, pas seulement ceux qu'on aime plus que tout, comme Grémillon ou Demy, mais tous ceux qui d'une certaine façon ont manifesté, quelles que soient les réserves exprimées à leur sujet, un amour indéfectible pour le cinéma, de Renoir à Godard en passant par Guitry. Dans Bonjour la langue, Vecchiali se nomme Charles Gaumont. Charles comme Charles Pathé? Gaumont comme Léon Gaumont? Mais pas le "pâté Gaumont" né de la fusion des deux il y a une vingtaine d'années. Non, le vrai Pathé-Gaumont, celui des origines, le coq et la marguerite, d'où est sorti tout le cinéma français. Et surtout le parlant, ajouterait Vecchiali.

Parle-moi, me laisse pas seul... parle-moi, nom de Dieu!

septembre 05, 2025

Ozu

  L'ultimo di Ozu, septembre 2025. [version longue: ]

Rappel:

Koichi, le fils aîné de Chishū Ryū dans le Goût de saké, en train de faire des ronds de fumée, écho aux bulles de savon de l'enfance mais aussi, en ce qui me concerne, aux bulles de texte des bandes dessinées. "Pourquoi ces images provoquent-elles chez moi une telle jubilation? Parce qu'elles m'évoquent non pas la ligne épurée de l'art japonais, comme je l'ai cru pendant des années, mais, plus naïvement (c'est ce qui en fait le prix), la ligne claire de Jacobs et Hergé. Si l'œuvre d'Ozu m'émerveille à ce point, c'est aussi parce qu'elle vient réactiver en moi tout un univers secret, issu directement de l'enfance, celui de mes premières bandes dessinées."