
Tardes de soledad d'Albert Serra (2025).
La mort à l'œuvre.
Au vu de ses précédents films, on peut penser qu'Albert Serra, contrairement à ce qu'il avance lui-même, pour des raisons faciles à comprendre – ne pas mettre d'emblée en avant sa fascination pour ce qui touche à la mort, à sa représentation comme à sa mystique –, ce n'est pas à partir d'une demande qui lui aurait été faite de réaliser un documentaire que le choix de la tauromachie s'est imposé, mais l'inverse (quand bien même y rentrerait une bonne part d'inconscient): choisir le documentaire, forme idoine pour s'aventurer sur ce terrain, esthétique autant que dramaturgique, que forme dans la corrida le "couple tauromachique", confronté à la mort, lui le torero, au risque de mort, lui le taureau, à la mise à mort (cf. Bazin). Et trouver là un nouveau champ d'expérience, qui prolonge des films comme Histoire de ma mort, la Mort de Louis XIV et son pendant, Roi Soleil (Le cinéma de Serra ne viserait-il pas à faire mentir la maxime de La Rochefoucauld comme quoi ni "le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement"?). Car c'est bien à une expérience que le spectateur est convié, qu'il soit anti-corrida ou non. Une expérience qui nous "écarte" des considérations habituelles sur la tauromachie, du point de vue socio-culturel (je n'y reviens pas) pour s'attacher à sa dimension à la fois sensorielle et métaphysique, qui conjugue le sacré et le profane, la technique et le rite, etc. Et ainsi nous renvoie dans un premier temps aux écrits d'Hemingway et d'André Bazin, dont on a souligné la proximité des titres avec celui de Serra: respectivement Mort dans l'après-midi (1932) et Mort tous les après-midi (1951) (c'est moi qui souligne), Bazin pointant dans sa critique du film la Course de taureaux de Braunberger et Myriam – par rapport au "spectacle de l'instant réel" que magnifie Hemingway dans son texte – la part d'éternité du cinéma, qui rend le spectacle plus "émouvant" encore car lui conférant "une solennité supplémentaire" (1). Au terme d'émouvant, on substituera celui d'éprouvant, au sens non seulement de douloureux, à suivre ainsi l'agonie (répétée) d'un taureau (chaque plan – il doit y en avoir six, comme le nombre de taureaux dans une corrida – est d'un réalisme insoutenable, rappelant le Sang des bêtes de Franju), mais aussi de ce qui "vous met à l'épreuve", se joue dans la notion même de spectacle, autrement dit de ce qui "s'offre au regard". Soit l'obligation du regard que représente tout spectacle pour le spectateur (penser au Michel Strogoff de Jules Verne: "regarde de tous tes yeux, regarde"). Pour Albert Serra, regarder un spectacle, c'est en accepter toutes les composantes, des plus séduisantes (qui habillent le spectacle de ses plus beaux ornements) aux plus révulsives (son fond archaïque, l'en-deçà du spectacle, que celui-ci reproduit dans toute sa "cérémonialité", et continuerait aujourd'hui encore, à l'encontre de l'évolution des mœurs, parce que relevant d'un héritage ancestral qu'on se doit de perpétuer). Voilà pour l'aspect anthropologique du film.
Le dispositif dans Tardes de soledad est des plus simple. C'est "le roi et l'arène", pour reprendre le titre de Marcos Uzal dans les Cahiers (coupant l'herbe sous le pied à tous les amateurs de jeux de mots, dont moi), sachant que le torero se nomme Roca Rey ("Roi"), avec le "R" couronné sur les sièges du van qui transporte ledit roi et sa cour, la quadrille (cuadrilla), et que, à l'inverse, les séances d'habillage, pour le faire rentrer dans son habit de lumières, plus que ses déhanchés devant le taureau, ont quelque chose de féminin, contrepoint saisissant à la dimension homoérotique que dégage le film, composé d'hommes exclusivement... avec donc en périphérie les "à-côtés" de la tauromachie, pour l'essentiel des commentaires sur la corrida qu'on vient de faire, genre débrief, entre le matador et ses "subalternes", marqué par l'ego, le narcissisme (que renforce le fait que Roca Rey a quelque ressemblance avec Zlatan Ibrahimovic, héhé), la vulgarité viriliste de ceux, fidèles et enjôleurs, qui l'entourent... et au centre le "personnage" qu'il est/devient quand il est dans l'arène, littéralement "habité" – rien à voir avec les clowneries d'un Cordobés –, chauffé par les encouragements grossiers de sa troupe, manifestant de manière la plus crue (c'est enregistré à l'aide de micros HF fixés sur les vêtements) toute son animosité à l'égard de l'animal, dont le souffle (pour le coup enregistré lui aussi) est de plus en plus haletant. Ce que beaucoup interprètent comme le côté bassement trivial de la corrida là où il faut peut-être y voir l'aspect conjuratoire du cérémonial, une manière d'exorciser la peur, en la rejouant sur un mode ordurier, comme autant de "piques" verbales, adressées au taureau en même temps qu'elles exhortent Roca Rey à se montrer encore plus "couillu" que lui (le taureau)... Soit la peur originelle que suscite dans l'inconscient collectif le combat entre l'homme et la bête, voire le "monstre", ce qui nous renvoie au mythe (et ne saurait surprendre de la part de Serra, après Don Quichotte, les Rois mages, Dracula, Casanova, Sade, Louis XIV), quand c'est l'homme, en tant que simple mortel, qui comme ici est appelé à terrasser le monstre. De sorte que le "couple tauromachique", cité plus haut, se trouve être aussi celui que forment l'homo vulgaris (au sens littéral) et l'animal, un Minotaure de plaza, le Mino–taure, qui conjoint le "roi" (à la fois Minos en tant que divinité "astrale", à laquelle fait écho l'habit du torero, et Thésée, étymologiquement celui qui est porteur de la Loi et à ce titre impose de tuer la bête)... le roi donc, et le taureau, l'autre moitié, justifiant les gros plans qui isolent (du reste de l'arène) autant qu'ils enlacent les deux corps (Rey torée de très près, et toujours le plus lentement possible), par la gestuelle produite, les "passes" d'un côté, très chorégraphiques et les "charges" de l'autre, tout en ruées bondissantes. Voilà pour l'aspect mythologique du film.
Reste la dimension artistique – "arty" diront les détracteurs de Serra –, purement esthétique, la seule finalement sur laquelle on est amené à se prononcer. Où se trouvent, comme mis en miroir, les coulisses du spectacle et le spectacle proprement dit, dans toute sa cruelle splendeur, qui confère à l'œuvre documentaire cette puissance de vérité à laquelle ne saurait prétendre une simple fiction, étant entendu que c'est quand même en fictionnant, à travers le choix des cadrages (pas moins de trois caméras opèrent ici, comme c'est souvent le cas chez Serra) et le travail de montage, que le documentaire atteint à la vérité (2). Qui débute par un plan extraordinaire, comme surgi de la nuit des temps: le regard-caméra du taureau, seul dans son campo, et se termine sur La Valse triste de Sibelius, deux heures plus loin (le temps d'une corrida), une fois le dernier taureau évacué du ruedo, par le départ des toreros que suivent leurs ombres allongées sur la piste (image d'un art crépusculaire?). Entre les deux, une suite d'après-midi d'une beauté sidérante, des scènes qui se répètent, se bousculent, véritables "corps à corps" rouge carmin, couleur du sang, le sang du taureau comme celui de Rey (plusieurs fois blessé dans le film), au point que, si on y ajoute la muleta et le burladero, c'est tout l'écran qui par moments devient rouge. Avec pour conséquence, on l'a dit, de dissocier les acteurs du drame, regroupant ici-bas toreros et taureaux, des spectateurs là-haut vociférant dans les gradins, comme si finalement l'hostilité à vaincre pour le matador était moins celle du taureau (qui joue son rôle, bien ou mal) que celle d'un public ennemi, au mieux versatile, qu'il soit de Madrid, de Séville ou de Bilbao. Une vision qui n'est pas sans rappeler la peinture de Bacon (3), telles ses Etudes pour une corrida, non seulement pour l'harmonie tout en courbes que crée l'artiste entre le matador et le taureau, mais aussi le fait que le public se trouve comme dans le film écarté de la scène, rejeté qu'il est derrière les barrières, rapprochement manifeste si on concentre notre regard sur une partie du tableau, en l'occurrence le centre (cf. infra). C'est à ce niveau que se situe la fascination de l'œuvre, quand l'œil du spectateur (non plus de l'aficionado mais de celui qui regarde le tableau ou le film) est comme happé par la scène, son mouvement, sa violence, surtout que c'est la mort qui s'y joue. La mort du taureau en tant que point extrême, qui marque le stade ultime de la fascination, ce qu'on s'appelle le fascinum. Quand l'acte de tuer, ici par l'espada, suspend le geste. C'est le "mauvais œil" que jette le matador au taureau au moment de porter l'estocade. Moment du film où s'exerce directement la puissance du regard, que la chute du taureau prolonge, avec une telle intensité, si bouleversante, que c'est le taureau lui-même, à l'instant de s'effondrer, qui nous prend à témoin de sa souffrance (rien de l'écrire, j'en ai les larmes aux yeux), son regard révulsé croisant le nôtre, horrifié (et d'autant plus horrifié que se double à l'effroi provoqué par la scène le sentiment terrible qu'en se répétant la scène perd peu à peu de son pouvoir d'émotion – expliquant que l'aficionado soit si peu sensible à la souffrance animale?). On touche là à l'obscénité d'un plan, mais l'obscénité au vrai sens du terme, qui allie à la fois l'ob-scène, ce qui est au-devant de la scène, offert à l'appétit plus ou moins vorace de l'œil (le gros plan rompant la distance qui normalement sépare l'amateur de corrida de la scène), et l'obscenus, qui relève du mauvais présage (la mort). L'obscénité, non pas comme désir inavoué à vouloir regarder l'horreur, mais comme nécessité, pour mieux exorciser l'image de ses pouvoirs mensongers, les trompe-l'œil du dispositif, et atteindre cette vérité qui, au même titre que les propos "tauromachistes" de ses pratiquants, est celle de la tauromachie. L'atroce beauté de l'art.
(1) Une éternité qui ne saurait égaler, question émotion, la puissance d'évocation d'un poème. Ainsi, pour rester sur le thème de "l'après-midi" (ce moment si particulier qui est celui de la tauromachie), la répétition de l'expression "A la cinco de la tarde" dans le poème de García Lorca, Llanto por Ignacio Sànchez Mejías (1934), pleurant la mort tragique du célèbre torero, lui-même poète, décédé des suites d'un coup de corne mal soigné. Le titre du film peut aussi faire écho au roman de García Márquez, Cent Ans de solitude, la solitude renvoyant autant à celle du taureau, chantée par Jacques Brel ("les taureaux s'ennuient le dimanche"), qu'au temps éternel et à sa structure cyclique qui marquent le roman, comme l'est le temps de la tauromachie, par son caractère immuable et la manière, très codifiée, de rythmer le spectacle.
(2) Comparer Arruza de Boetticher – il paraît qu'il faut prononcer "Beutiker"– et ses deux fictions sur la tauromachie que sont Bullfighter and the Lady et The Magnificent Matador, au demeurant excellentes, surtout la première avec Robert Stack.
(3) Qui dit Bacon dit Leiris (et son Miroir de la tauromachie, source d'inspiration pour le peintre), mais aussi Bataille, via le thème de l'œil bien sûr, également le côté "abattoir" qui clôt toute corrida, faisant écrire à l'auteur de L'Expérience intérieure qu'il existe une "coïncidence bouleversante entre les mystères mythologiques et la grandeur lugubre caractéristique des lieux où le sang coule." On repense à Franju.
Francis Bacon, "Etude pour une corrida", 1971 (détail).