mars 15, 2025

Black Bag


  Black Bag de Steven Soderbergh (2025).

  Les espions qui s'aimaient.

Presence n'était pas si mal mais un peu frustrant quant aux enjeux narratifs du film. Un mois après, revoilà Soderbergh avec Black Bag (en français The Insider... lol) et c'est un régal. Une comédie d'espionnage autour du couple d'espions que forment Michael Fassbender, avec ses grosses lunettes à la Michael Caine (Harry Palmer), et Cate Blanchett en brune flamboyante. Les deux s'aiment d'un amour a priori sans faille, lui, genre psychorigide, qui déteste les mensonges – il n'est pas pour rien le spécialiste du polygraphe –, mais qui, pour sa femme, serait prêt à mentir (sauf à elle); elle, genre implacable, qui se contente de détruire par les mots (cf. entre autres la scène de l'ikizukuri) mais qui, pour son homme, n'hésiterait pas à tuer. Le film commence par une "savoureuse" scène de Cluedo, aux lumières dorées et néanmoins agressives, Fassbender, averti de l'existence d'une taupe au sein du service de renseignements auquel lui et sa femme appartiennent et que dirige Pierce Brosnan, un ancien James Bond (haha)... laquelle taupe aurait volé, pour le vendre aux Russes, le Severus, équivalent macguffinien de l'uranium dans Notorious (je n'en dis pas davantage parce que ça n'a pas d'importance et qu'en plus c'est compliqué)... oui eh bien Fassbender a invité à dîner les quatre suspects: deux couples, pour le moins mal assortis, qui travaillent avec lui, auxquels s'ajoute... Blanchett, elle aussi soupçonnée; à cet effet il a concocté un chana malasa dans lequel il a glissé du DZM 5, une sorte de sérum de vérité, sauf qu'il a un peu forcé sur la dose et que la soirée, agrémentée d'un jeu particulièrement tordue, est partie en vrille, chacun accusant son voisin de table de mensonges et de coucheries diverses, avant de se conclure par un couteau à steak planté dans la main de celui qui, disons, l'aura le plus mérité.
Bon, je ne vais pas raconter tout le film, qui est fait des retournements habituels qui siéent au film d'espionnage, dans ce qu'il peut avoir de meilleur, à la John le Carré (on pense au Miroir aux espions, les jeux avec les reflets sont d'ailleurs nombreux dans le film, cf. la séquence du badge), et qui sont pour beaucoup dans la jubilation que procure Black Bag (le film est par ailleurs empreint d'un humour so british). Si cette entrée en matière trouvera son pendant à la fin, lors d'une scène similaire (mais sans dîner et avec... un nouveau tapis) dont ne sortira pas vivant(e) – ce sera le seul coup de feu du film – celui ou celle qui n'aura pas résisté aux déductions/accusations de Fassbender, le sommet du film n'en demeure pas moins la séquence du polygraphe, qui voit défiler via un montage subtilement alterné les quatre suspects. Une séquence aussi drôle que vertigineuse dans laquelle Soderbergh et Koepp font preuve d'une véritable maestria pour croiser ce que l'on sait de l'intimité de chacun (notamment de sa vie sexuelle), des rapports professionnels qu'il entretient avec Fassbender et de sa potentielle responsabilité dans le piège où serait tombé ce dernier, lui et probablement sa femme (à ce stade du film). A revoir Black Bag il n'est pas impossible que de cette séquence, où se mêlent aux questions – tantôt anodines tantôt pernicieuses posées par Fassbender – des réponses elles-mêmes tantôt sincères tantôt mensongères (quand elles ne sont pas esquivées), on soit capable de déduire quelque vérité concernant l'intrigue... mais l'intérêt n'est pas là, répétons-le. 
Au-delà même des correspondances entre une vie de couple et celle de deux espions (la géniale série The Americans de Joe Weisberg avait fait le tour de la question), c'est autour du concept de vérité et de son corollaire, le mensonge, que tourne le film, la vérité non pas en termes de "dévoilement" mais au contraire dans ce qu'elle recèle de caché, de non dit, de réduit au semblant (cf. les séances avec la psychologue). Le choix du polygraphe est à ce titre significatif. Il sous-entend une "écriture multiple" à laquelle renvoient les différentes "vérités" que déclinent le film, via les quatre suspects, où jouent, selon les cas, la vengeance, l'ambition, les convictions religieuses... mais aussi la loyauté (envers son partenaire, son supérieur hiérarchique, son pays, etc.). A l'ère de la post-vérité qui érige en "vérités" les mensonges les plus éhontés, on pourrait voir dans le polygraphe l'équivalent d'un fact-checking (1). Oui peut-être. Mais plus encore, il y a le "black bag" qui donne son titre original au film et qui lui aussi, comme le polygraphe, suppose de multiples modes opératoires pour arriver (clandestinement) à ses fins. Le film n'en est pas avare, culminant avec le détournement de la surveillance satellite. Etant entendu que le "black bag", ce sont également les manœuvres (les mêmes) dont doit user (et abuser) Fassbender pour sauver sa femme (qu'elle soit ou non la taupe), laquelle procéderait/procédera pareillement dans l'autre sens, du fait que même dans un couple aussi uni que le leur, il demeure des secrets... à toujours respecter, sauf dans les cas les plus extrêmes – ceux qui menacent le couple, plus que leur vie d'ailleurs –, qu'il faut dès lors percer et ce, quels que soient les moyens à employer, ce grand "sac noir" qui permet, via le jeu de clés qui s'y trouve, de transformer un classique film d'espionnage en beau film d'amour.

(1) Dans la post-vérité, l'émotion prime sur la raison, relativisant ainsi la vérité. Le fact-checking vise à corriger le tir. Le polygraphe, en détectant le mensonge, cherche lui aussi à démêler le vrai du faux. Mais pour cela, il s'appuie sur ce qui justement est à la base de la post-vérité, à savoir l'émotion. Une méthode qui n'est pas infaillible si, pour le coup, on arrive à contrôler ses émotions (ainsi dans le film, simplement en... contractant son sphincter anal!).