Le Mirage de Jean-Claude Guiguet (1992).
Dans le rouge du couchant.
La montagne, des cimes enneigées, le gris du ciel. Pas de doute, nous sommes en hiver. Mais dans la vallée, c’est déjà le printemps. Le Mirage s’ouvre sur cette image impossible d’une nature à la fois hiémale et germinale, à la manière de ces grains de pollen — des fleurs de peuplier, nous apprend un peu plus tard Fabienne Babe — voltigeant au gré du vent comme des flocons de neige, ce qui n’est pas sans évoquer moins les fameuses "manine" de l’amarcord fellinien que l’idée même de la mort, d’une mort à venir, peut-être même déjà là, sous les traits souriants d’un printemps trop précoce. Idée du reste confirmée par la musique qui accompagne ces premiers plans (et qui reviendra ensuite régulièrement, véritable leitmotiv, jusqu’au finale): le dernier des quatre Lieder — Im Abendrot, littéralement "dans le rouge du couchant" — que Richard Strauss composa à la fin de sa vie, adieu serein non seulement à la vie, mais aussi à la musique, à travers ce retour au lied comme forme la plus pure, la plus blanche (une femme, une voix), de la musique, loin des excès ténébristes qui firent du romantisme allemand le socle idéologique des horreurs que l’on sait.
D’entrée le paysage que nous donne à voir Jean-Claude Guiguet serait donc un mirage, comme l’est le sentiment éprouvé par l’héroïne (Louise Marleau, dans son plus beau rôle, forcément) de redevenir femme le jour de ses cinquante ans, pour avoir pris pour des menstruations (miracle de la nature) ce qui, en fait, était le saignement d’une tumeur. Le cinéaste s’en est lui-même expliqué: le Mirage est né de l’image de sa propre mère qui lui était apparue soudainement rajeunie peu de temps avant de mourir. Mais tournant son film une dizaine d’années plus tard, il dut prendre en compte une autre réalité, celle du sida — encore inconnu au début des années quatre-vingt — qui le vit perdre entre temps de nombreux amis (le film est dédié à Jacques Davila). On peut voir ainsi le voyage sur le lac Léman, vers la fin du film, comme un dialogue avec des morts, ou plutôt des fantômes, à l’instar des passagers du tramway qui traverseront son dernier long métrage.
Ce lac est bien un mirage, le vrai mirage du Mirage. A l’héroïne qui dit l’aimer plus que tout, le fils répond qu’elle est victime des apparences, que ce lac a perdu sa transparence, qu’il n’est qu’une illusion: "depuis une vingtaine d’années, une algue microscopique y prolifère, l’oscillatoria rubescens (…), ce qui signifie "le sang des Bourguignons", en souvenir de Charles le Téméraire, parce que cette algue colore l’eau en rouge". De ce rougissement nous ne voyons rien, évidemment. Car trop réaliste, à la différence des reflets rouges qui illuminaient les eaux du canal dans Faubourg Saint-Martin. Ici tout est noyé dans une blancheur diffuse, rendant l’invisible plus frémissant encore. On pense à Grémillon, bien sûr. Mais si nulle rougeur n’apparaît à la surface du lac (puisque c’est dit, inutile de le montrer — c’est pourquoi, également, on ne voit aucune image de crépuscule, la musique de Strauss s’y employant), le rouge n’est pas pour autant absent du film, apparaissant, par exemple, sous la forme d’une tache de sang sur une nappe blanche, conséquence d’un verre brisé, ou encore d’un rouge à lèvres dont l’application, tel un coup de poignard, semble précipiter la mort de l’héroïne.
Il y a toujours du fantastique dans les films de Guiguet, ce que le cinéaste reconnaissait lui-même, après coup, une fois le film terminé, lorsque de celui-ci il devenait son propre spectateur, comme s’il lui fallait prendre une certaine distance avec l’œuvre pour que surgisse enfin toutes ces choses qu’il y avait mises, inconsciemment. Certes, le fantastique chez lui n’a rien de commun avec ce que l’on définit habituellement comme fantastique. Les miroirs ne sont pas traversés et nulle colombe ne vient métaphoriquement occuper l’écran. Pourtant il existe bien ce fantastique — à la fois discret et obstiné, à l’image de l’auteur —, s’immisçant dans la matière de ses films, et cela jusque dans les recoins d’un paysage, une manière finalement de sceller ce pouvoir de transfiguration qu'il revendiquait pour le cinéma. C’est que son œuvre, si lyrique soit-elle, ne se contente pas de célébrer la beauté du monde, elle en perçoit aussi les aspects mortuaires, dans une sorte d’hyperconscience qui est celle de la mélancolie, éprouvant la mort au cœur même du vivant. Par ce double mouvement, contemplatif et mélancolique, fait de ravissement autant que de cruauté, le cinéma de Guiguet échappe à tout panthéisme béat comme il échappe aux écueils du pathos romantique. Ses paysages apparaissent éclairés de l’intérieur, brillant d’une lueur secrète qui les transforme, mondes incertains, hantés par le souvenir des êtres que le cinéaste a aimés.
Ici, c’est dans la lumière vaporeuse d’un lac que s’opère la métamorphose. Comment? Par la musique, plus exactement la musicalité qui, chez Guiguet (comme chez Thomas Mann dont la dernière nouvelle, Die Betrogene, a inspiré le film), confère au paysage un doux sentiment d’inquiétude. Dans la scène sur le bateau, Fabienne Babe, qui tient le rôle d’une artiste — elle est peintre et, à ce titre, peut être considérée comme la porte-parole, sinon le double, du cinéaste —, lit à son jeune frère d’origine allemande un passage du Gai savoir de Nietzsche: "D’où vient que les vents chauds et pluvieux apportent avec eux le goût de la musique?". Puis elle regarde, attendrie et inquiète, sa mère, adossée au bastingage, fredonner une mélodie aux côtés du jeune américain — personnage trop parfait pour ne pas être lui aussi un mirage (1) — qui lui fait connaître à nouveau l’ivresse de l’amour. Soit précisément ce qu’écrit ensuite Nietzsche dans le passage en question (puisque c’est filmé, inutile que ce soit lu), à savoir que ces vents sont aussi ceux "qui donnent aux femmes des pensées amoureuses". Et le cinéaste alors de nous montrer, dans un même plan voilé de blanc, le lac et les montagnes (que seul le bateau, en traversant le plan, permet de distinguer), et une représentation possible des pensées amoureuses d’une femme. Un rendu assez proche en fin de compte du sfumato, cet équivalent atmosphérique du "sourire léonardien" dont Barthes disait, dans son cours sur le Neutre, qu’il est la figure de "l’extase, de l’énigme, du rayonnement doux et du souverain bien". Autant dire qu’ici paysage et visage se confondent. Ce que vient confirmer le dernier plan du film, le plus beau de toute l’œuvre guiguetienne (aux dires mêmes du cinéaste), qui voit la caméra quitter le visage asphyxié de la mère, attraper au passage celui de la fille, submergée de douleur, pour finalement s’échapper par la fenêtre, laissée ouverte — au contraire du finale, lui aussi admirable, de la Visiteuse où Françoise Fabian restait perdue dans les profondeurs d’une effroyable mélancolie —, et permettre ainsi de saisir, une dernière fois, les beautés ravageantes du monde.
(1) Le personnage a, malgré son air angélique, quelque chose de diabolique qui n’est pas sans rappeler celui d’Hélène Surgère dans les Belles Manières, provoquant à sa façon la déchéance du héros, ou encore de Patachou, éteignant à la fin du Faubourg toutes les lumières, comme si elle avait été la grande ordonnatrice du destin des autres.