avril 07, 2024

Revoir Salò


Salò ou les 120 Journées de Sodome
de Pier Paolo Pasolini (1975).

Le dernier Salò où l'on cause.

Un extrait du livre de Fabrice Bourlez sur Pasolini:

Pasolini nous contraint à relire trois nœuds conceptuels, tout à fait déterminants, de l'édifice psychanalytique: les pulsions, la sublimation et la perversion. Cette relecture anticipe et résonne avec certaines mises en garde des théories du genre.
Sa caméra ne filme plus sous le signe de la castration œdipienne. Son écriture la fait voler en éclat. L'une comme l'autre ravivent le sacré par la fétichisation de la réalité. L'énigme perceptive de ses images, gorgées de ténèbres ou de soleil, et de son dernier roman, saturé de ratures et de suspens, fait écho au travail de la pulsion au cœur même de la sublimation: un surplus qui insiste en dehors de la téléologie.
Les pulsions pasoliniennes renvoient à la "diversità" si chère au poète. Elles inquiètent les identités œdipiennes trop bien construites. Elles somment de réinventer une éthique en mesure d'accueillir, une par une, les différences de chacun. Fin du jugement de nos êtres. Les émotions, voire le malaise parfois l'ennui, mais le rire aussi s'installent. La parole prend corps.
L'enjeu n'est pas de reconnaître des exceptions à la règle œdipienne. Une maxime de Pasolini, en train de réfléchir à l'homosexualité, est précieuse: "Rien de plus intolérable pour un homme que d'être toléré." (Ecrits corsaires) Mieux vaut interrompre plutôt qu'honorer la médiocrité des contrats en vigueur: ceux du progrès, du "gagnant-gagnant", du triomphe de la science et du discours capitaliste promettant la réunion du sens et de l'être dans le bien-être, dans le coaching, dans les thérapies comportementales, dans le développement de soi et les antidépresseurs.
Faire l'éloge de la perversion ne signifie pas seulement faire place à ce que la morale bien-pensante pourrait considérer comme abjecte ou obscène. Cela signifie libérer le désir. Pareille libération marque les corps du sceau de la fragilité. Triple ratage pasolinien: vulnérabilité du langage, du pouvoir et du sexe.
A l'ombre de la mort, en l'absence des Pères, sur les rivages du dehors, s'appréhende enfin le lieu où s'édifie sa sublimation par l'échec.
Puis le meurtre advient. Rien ne le détourne, ni ne l'empêche. Pas même les pleurs d'une mère abrutie de douleur face à l'irréparable. Malgré l'horreur, le monde continue pourtant d'avancer dans sa marche. Sans doute, le legs de Pasolini se situe-t-il là: affronter la fatalité de notre douleur. (Pulsions pasoliniennes, 2015)

Il y a vingt-cinq ans, je découvrais Salò. Qu'en avais-je pensé? Je serais bien incapable de le dire. Je sais que je n'avais pas aimé — comment aimer un tel film? —, mais que je n'avais pas non plus détesté, la colère se mêlant à une sorte de subjugation troublante (au sens premier de subjugué, "sub-jugué": passé sous le joug), laquelle me poursuivit un certain temps avant de laisser place à une véritable interrogation — c'était quoi ce film? —, m'invitant du coup à le revoir pour en avoir le cœur net (si je puis dire), pour surtout en découdre, c'est-à-dire rendre compte du film, à l'occasion d'un texte, un de mes tout premiers. Ce texte, le voilà, dans sa forme d'origine, tel que je l'ai écrit un soir de mai 2002. Aujourd'hui, je parlerais certainement différemment de Salò, mais je n'en éprouve pas l'envie. Non pas que je n'aie plus rien à en dire, mais que ce que j'en ai dit me suffit...

1A. Voir Salò pour la première fois est toujours douloureux. Le spectateur ressent physiquement le film. Gorge serrée, estomac au bord des lèvres, le choc est violent. Salò brille d’un éclat trop vif pour révéler autre chose que sa propre lumière. Les repères du spectateur vacillent. Paroxysme des sens, paralysie de la pensée. Où sommes-nous? Au cinéma ou dans un temple? Salò est-il la représentation des limites du montrable, comme on l’a souvent écrit, ou la célébration de rites barbares? Offrandes et sacrifices. Pourquoi regarder tout ça? Cette dernière question vous hante à mesure que le film avance. D’autant que tout se mélange lors de la première vision: le corps des victimes avec celui de Pasolini, lui-même supplicié sur une plage romaine; le regard des bourreaux avec celui du spectateur, incapable d’y trouver sa place: est-il victime, témoin ou complice? Car Salò c’est d’abord une terrifiante machine à regarder, un dispositif optique implacable, qu’il soit frontal (les récits des mères maquerelles, la grande scène de coprophagie), perspectif (le reflet des miroirs, l’objectif des jumelles dans les scènes de tortures) ou même cubiste ("Fernand Léger" tapissant les murs du petit salon et les autres tableaux dans la pièce qui sert à observer les supplices). Impossible d’y échapper...

1B. "Digérer" le film, puis le revoir. Effacement de la douleur, retour de la pensée. Salò n’est plus cette forteresse, cette Bastille imprenable qu’on ne savait par quel côté aborder. Exit l’imposant discours — la question du mal au cinéma, les rapports entre sexe et fascisme, Salò est-il sadien ou sadique? etc. — qui accompagna le film à sa sortie et qui, à la longue, semble s’être substitué à celui de l’auteur. C'est tout le dérèglement du film qui au contraire apparaît, des circonvolutions dans lesquelles se perd le récit jusqu’au morcellement des dernières scènes. Les trois cercles du scénario (les manies, la merde, le sang) finissent par envahir la logique quaternaire du dispositif (4 tortionnaires, 4 narratrices...). Sade contaminé par Dante. La dégradation se précise dans le finale, comme si le suicide de la quatrième narratrice précipitait le film à sa perte. Désintégrée la belle ordonnance du début. Les scènes de tortures frappent autant par leur sauvagerie que par leur détraquement. Le rituel vire au snuff movie. Il y a surtout cet effet de distanciation subitement accentué: le spectateur passe du fauteuil d’orchestre à la loge de balcon. Cette vue d’en haut, à travers des jumelles, sur une cour fermée, évoque irrésistiblement celle d’un mirador dans un camp de concentration. Le vrai visage du nazi-fascisme enfin révélé?

2A. Parler de Salò, faire vivre l’œuvre. La fin ouverte du film nous y invite. Les bourreaux ne sont plus que trois à s’asseoir sur la "grande chaise" pour regarder les supplices. L’évêque a disparu. L’Eglise s’efface devant la nouvelle trinité du pouvoir (social, politique, économique). Lire les Ecrits corsaires comme un mode d’emploi possible du film. Ainsi des textes sur le "génocide" culturel des jeunes Italiens du Sud; ou sur la "fin de l’Eglise", trahie par ses fidèles. Tous convertis au modèle petit-bourgeois de la société de consommation. Société dont l’idéologie est véhiculée — à travers la publicité — par la télévision. Société qui uniformise les corps, libère hypocritement les mœurs, ou encore étouffe les dialectes. Société aussi fasciste sinon plus, selon Pasolini, que le "fascisme archéologique" de Salò. Et d’identifier les démocrates-chrétiens de 1975 aux criminels du film. Discours provocateur. Salò serait le film sur la "société du spectacle", cette même société qu’exécrait Debord. Où la vie n’est qu'"une immense accumulation de spectacles" où le spectateur-consommateur ne fait que manger la merde du spectacle. La merde comme métaphore des images qu’on avale. La ricotta dans sa version noire. Plus que le "mystère médiéval" annoncé par Pasolini, Salò serait ce grand film subversif — "thérrorisant", aurait dit Daney — prêt à ferrailler avec les idées bien-pensantes. Un monstre conçu pour mettre à mal la religion du bien-être. Un vrai film dada. Salò ne serait-il que cela?

2B. Le sens de l’œuvre est dans l’acte qui fait exister son auteur. Indéchiffrable. Comme chez Sade. Il y a dans Salò cette scène où les quatre "dignitaires" exécutent le jeune garde en vidant rageusement leur chargeur. Peut-être parce qu’il les a défiés, debout, poing levé, mais surtout parce qu’il a pratiqué, avec la servante noire, l’acte anti-sadien absolu: le coït génital. Dans la chaîne des délits (et des délations) que vient clôturer la scène, l’acte sexuel de la "normalité" est le pire de tous. Il obéit aux règles normatives de la raison, ces règles garanties par Dieu et que vomit la pensée sadienne. Car plus que Sade c’est la lecture qu’en fait Klossowski que Pasolini adapte: de la sodomie comme "simulacre de destruction des normes". Mais aussi comme geste fondamental, irréductible, de l’athéisme sadien. Celui qui permet par sa répétition, tel un rite, de réintroduire le "caractère divin de la monstruosité". Invoqué, imploré, n’apparaissant qu’en filigrane — une victime écrit sur le tapis, avec son doigt, le mot "Dio" —, Dieu est bien le grand absent du film. Mais où est la part de divin dans Salò? Dans la référence à Dante, même si le purgatoire final n’est pas certain? Ou dans l’érotisme qui affleure à certains moments du film? Voir la scène d’amour avec l’évêque. Autant de petites touches (pasoliniennes) qui finissent par conférer à Salò une étrange beauté.

3A. Salò n’est pas la négation du cinéma, Pasolini croit trop en la puissance de son art. Loin de la radicalité d’un Debord (dont le premier film poussait justement des Hurlements en faveur de Sade) ou d’une Marguerite Duras — encore que les premiers plans du film (le travelling sur le lac de Garde et Salò désert) soient empreints d’une mélancolie toute durassienne. De ce point de vue, Salò est beaucoup plus sage. A l’inverse, il y a du Debord dans le geste de Pasolini qui mêle engagement politique et expérience artistique. Surtout, il y a ce principe très debordien qui veut que derrière la dénonciation d’un système (qu’il s’agisse du cinéma ou plus largement du capitalisme), il y ait une forme d’auto-revendication, l’affirmation par le sujet de son extériorité par rapport à ce qu’il dénonce, sa radicale différence. Pour Pasolini, la permissivité de la société de consommation ne fait que promouvoir le triomphe du couple hétérosexuel, elle célèbre la victoire du coït "normal" et rejette encore plus celui qui ne s’identifie pas au discours. Au-delà du regard politique sur le traitement des corps, Salò ne révèle-t-il pas le regard de Pasolini sur son propre corps? Et la valse finale des deux jeunes miliciens ne renvoie-t-elle pas à la jeunesse même de l’artiste? Cette jeunesse qu’on finit toujours par regretter quelle qu’en fût l’époque. Une évidente nostalgie se dégage de la scène. Le sentiment soudain de l’inexorable déchéance des corps, la révélation qu’à un moment donné le corps, humilié par le temps, usé par tant de vicissitudes, est irrémédiablement exclu du jeu. Que le jeu en question soit celui de la perversion ou, plus secrètement, celui de la séduction.

3B. Derrière la crudité des scènes pointe donc le désenchantement de Pasolini. La fin du film laisse transparaître chez l’artiste un déchirement profond — déjà annoncé par son abjuration de la trilogie érotique — entre son art et sa vie. Entre sa puissance créatrice, peut-être à son apogée, et une vie sexuelle certainement appauvrie. Mélange de désespoir (la séparation d’avec Ninetto Davoli) et de désillusion: ce nouveau corps du "consommateur" qui ne sait plus regarder (l’œil énucléé), ne sait plus parler (la langue arrachée), ne sait plus penser (le crâne découpé). Sait-il encore baiser (le sexe brûlé)? Solitude de Pasolini. Au bout du compte, Salò est bien ce "diamant" dont parlait l’auteur à propos de son film. Un objet aux multiples facettes (comme autant de miroirs déclinant l’infini du sens), qui à la fois vous attire par son éclat — il vous aimante — et vous choque par sa dureté (on n’en sort jamais indemne). Pour Pasolini, ce diamant pourrait prendre in fine les traits de Ninetto, l’acteur aux mille (et une) expressions joyeuses, l’amant magnifique et tant aimé mais finalement parti, laissant l’artiste seul avec son corps vieillissant. Et bientôt meurtri. Car un diamant c’est aussi ce qui raye les corps. Définitivement.