avril 02, 2024

L'ami Rohmer



  Eric au piano Korg peint par Rosette en 1996.

  La Peinture.

J'ai vu un film d'Eric Rohmer une fois. C'est comme regarder de la peinture qui sèche." (I saw a Rohmer film once. It was kind a like watching paint dry): la phrase méchante du personnage d'un film américain sur le cinéma d'Eric serait indirectement juste, au fond, car la peinture dans ses images, sa lumière et ses personnages y occupe souvent une bonne place, et elle mérite qu'on y fasse attention. Dès la Collectionneuse, où un artiste d'avant-garde nous présente verbalement une boîte cerclée de lames de rasoir qui annonce une "esthétique du tranchant", dont le sang du créateur pourra être la signature, Eric s'intéresse à une œuvre plus conceptuelle que picturale. En général, chez lui, le format du cadre est très proche de celui d'un tableau. Et à l'intérieur des toiles vivantes d'Eric, le champ de la lumière va s'établir en référence à un peintre, sans pour autant en montrer un tableau. Ainsi le film les Rendez-vous de Paris serait placé sous le signe de Miró, pour ses couleurs et son éclairage, quand l'Anglaise et le Duc se placera du côté de Chardin, pour l'atmosphère, les décors et les costumes. Il est vrai aussi que, dans un film comme la Marquise d'O..., Eric a reconstitué précisément, pour une scène de rêve, la composition onirique Le Cauchemar de Füssli; mais s'il utilise des citations picturales, comme le poster d'une toile de Mondrian dans les Nuits de la pleine lune, c'est qu'elles sont une expression de la réalité des personnages, qu'elles peuvent répondre à leurs motifs ou les prolonger silencieusement.

"C'est Pascale [Ogier] qui a choisi cette image de Mondrian, ça correspondait au goût de Louise, plus qu'au mien", me confia un jour Eric au bureau, assis entre une huile de format moyen figurant les vagues d'une mer grise, où l'écume s'estompe, et une autre plus grande représentant, au pied d'une montagne douce et crépusculaire, un groupe de personnages de facture floue. Ce n'est pas qu'il aimait outre mesure ces œuvres mais elles subjectivement liées à un film. Le premier tableau était signé de Robert Lapoujade, le second de Pierre de Chevilly, il les avait acquis: pour le premier, suite au tournage dans sa maison de campagne d'une partie de 4 Aventures de Reinette et Mirabelle, et pour le second, suite à l'utilisation de ladite œuvre dans un sketch des Rendez-vous de Paris où Michel Kraft, un beau garçon radieux, jouant le peintre désireux d'envoûter une fille rétive, entre son atelier et une visite au Musée Picasso, donnait des coups de pinceau invisibles pour retoucher une toile réelle.

Eric agissait en cinéaste peintre. C'est-à-dire que les couleurs, les tenues et les personnages dont il use sont disposés dans le cadre comme s'il agissait d'une peinture. Les couleurs peuvent donner le ton du film, voire même le style d'un peintre ainsi qu'on le voit dans Pauline à la plage, où Eric avait demandé au chef opérateur, Nestor Almendros, de s'inspirer de Matisse, et que "sa peinture lui serve sinon de modèle, du moins d'étalon". Ainsi s'établissent des correspondances entre les figures ou les motifs peints et les acteurs en mouvement, et nous sommes Pauline, Marion, Pierre, Henri, Sylvain et moi, Louisette, des corps comme échappés d'une toile du maître fauviste.

Le modèle: c'est une collection de courts-métrages produite et initiée par Eric, avec quelques une de ses "Rohmériennes"; son atelier de créateur en somme qui pourrait être une forme de conclusion au travail d'une vie. Ici, une œuvre picturale ou une manière artistique commandent la fiction et en font tout l'esprit. Dans l'un c'est un étudiant en art qui s'éprend d'une jeune fille dont la cambrure lui rappelle celle d'une sculpture, dans l'autre c'est une étudiante qui croit poser nue pour un peintre, alors que dans une autre encore c'est un tableau qui serait le portrait nu et inconnu d'un personnage de l'intrigue, et enfin, dans Une histoire qui se dessine, signée de ma main, l'histoire croisée de deux portraitistes de rue en compétition, avant la séduction. Ce sketch parisien est né, en fait, d'un simple goût d'Eric pour les portraits que je croquais des personnes de mon entourage sur les tournages, et auxquels il trouvait à tous "un air de jeunesse inaltérable". J'avais bien sûr saisi la personne d'Eric au piano ou ailleurs et je lui avais fait un jour l'hommage d'une de mes gouaches naïves. Sans raison ni retour, c'est lui, au moment de l'Anglaise et le Duc, en l'an 2000, qui me fit cadeau d'un dessin conservé à son bureau, et dû à Alfred Dehodencq, un peintre du XIXe siècle, représentant L'Arrestation de Charlotte Corday après le meurtre de Marat.

"J'ai eu ce dessin en échange d'une vieille dette, et il y a longtemps que je voulais vous le donner. De toute façon, il ne plairait pas à mon fils."

Le don de cette esquisse à l'encre que l'on dirait capturée sur le vif me fit plaisir, toute en me laissant un peu interdite, car je n'ai pas compris quel était le message qui se cachait sous le trait tremblé de cette scène historique.

Rosette, Eric (l'ami Rohmer).

+ Deux textes, signés de ma main, comme dirait Rosette, et parus jadis dans Vertigo, sur respectivement les Rendez-vous de Paris (le troisième volet) et l'Anglaise et le Duc. On y parle aussi de peinture.

Le musée, le peintre et la jeune femme.
  Les Rendez-vous de Paris d'Eric Rohmer (1995).
  [segment: "Mère et enfant, 1907"

Il peint des scènes de foule et sa palette est plutôt grise. S’il fréquente le musée Picasso, situé près de son atelier, c’est davantage pour y rencontrer quelque jolie fille que pour y chercher une quelconque source d’inspiration. Encore faut-il que la fille en question s’intéresse réellement à la peinture et, surtout, qu’elle évite les jugements à l’emporte-pièce, telle la visiteuse suédoise, lui reprochant la tristesse de ses tableaux puis assimilant ceux de Picasso, au musée où il l’a emmenée, à des morceaux de viande. Des propos qui ne peuvent que pousser notre peintre-dragueur à laisser choir la belle béotienne, non sans lui avoir fixé un autre rendez-vous car, évidemment, nous sommes dans un film de Rohmer (en l’occurrence, le dernier volet d’un petit triptyque) et le sujet ne saurait être la peinture. Le vrai sujet, ici, ce sont les quartiers de Paris (le Marais, dans la troisième partie), étant entendu que, pour Rohmer, un quartier de Paris, ça inspire la romance, autrement dit, c’est le lieu idéal pour y décliner de nouvelles variations sur le discours amoureux. Le musée s’inscrit dans cette topographie rohmérienne du désir, quelque part entre la rue, lieu de la rencontre fortuite, et l’atelier, lieu du hasard maîtrisé. Le musée comme lieu de parade, où l’on y abat ses meilleures cartes pour attirer l’attention de l’autre. Sauf que dans un musée, on ne parle pas d’amour, comme dans un café ou un jardin public, mais seulement de peinture (ou de l’art en général).
Le cinéma de Rohmer, lui, ne parle pas de peinture, du moins directement. On connaît l’aversion du cinéaste pour la citation picturale, Le Cauchemar de Füssli dans la Marquise d’O étant l’exception qui confirme la règle. Si on aperçoit souvent des tableaux dans ses films, généralement des reproductions d’œuvres connues, ils demeurent toujours intégrés au cadre fictionnel. Dans "Mère et enfant, 1907", le peintre, après avoir quitté la première fille, en rencontre une seconde au détour d’une rue; il la suit, ce qui le ramène au musée Picasso; c’est là, dans une des salles du musée, qu’il retrouve la jeune femme en train de contempler le tableau qui donne son titre au film (on peut y voir une référence à Vertigo même si Rohmer est tout aussi réfractaire à la citation cinéphile). La filature n’a eu pour but que de pouvoir répéter l’instant de la première rencontre. Lors de celle-ci, on voyait, en plan rapproché, la jeune femme, de face, croiser le peintre sans lui jeter le moindre regard (comme dans le film d’Hitchcock, lorsque Madeleine croise Scottie au restaurant Ernie’s). Dans le musée, la deuxième rencontre est filmée en plan d’ensemble: la femme, de dos et immobile, regarde le tableau situé à droite alors que le peintre entre dans la salle par la gauche. La séquence illustre parfaitement le principe rohmérien qui fait du cinéma un art de l’espace. Pour Rohmer, le cinéma ne peut être, de par sa vocation, qu’un art "réaliste", digne héritier de la peinture du XIXe. A ce titre, il conjoint toujours, au niveau de l’image, surface et illusion de la profondeur. En restant à distance du tableau, par l’intermédiaire de la jeune femme, le cinéaste refuse en quelque sorte l’aplat de l’œuvre pré-cubiste accrochée sur le mur. Chez Rohmer, le tableau n'existe pas en tant que tel, détaché des personnages qui occupent l’espace du film. Le personnage rohmérien joue, d’une certaine manière, le rôle de "médiateur" entre le tableau et le spectateur. Or ce rôle est aussi celui du guide dans un musée. Car le musée, s'il a modifié la relation du spectateur avec l'œuvre, a surtout instauré une véritable distance entre les deux. Dans un musée, on ne "rencontre" plus l'œuvre comme autrefois, on se contente de la contempler, dans un rapport non immédiat, comme un produit de l'art à une période donnée. C'est le rôle du guide que de chercher à réduire cette distance en renseignant le spectateur sur le style de l'artiste ou celui d'une époque. Dans le film, le peintre fait office de guide par le discours qu'il tient sur l'art de Picasso, même si ce discours n'est pas conventionnel. Il est censé nous rapprocher du tableau. Mais un tel discours, on le sait, est une aporie: il rapproche le spectateur, par les informations qui lui sont fournies et, en même temps, l'éloigne puisqu'il fait dépendre son jugement esthétique d'un savoir théorique. De plus, comme faire corps avec une œuvre si le rapport à celle-ci se trouve médiatisé? Ce dilemme rappelle celui du récit rohmérien qui voit l'objet du désir toujours médiatisé par un autre, lequel vient détourner momentanément le héros de sa trajectoire. Car si le discours du peintre, dans la séquence du musée, lui assure sa fonction de médiateur entre le spectateur et l'œuvre, il lui sert surtout à se faire remarquer de la jeune femme qui, elle, joue le rôle de médiateur — au sens "romanesque" du terme — entre le peintre et l'étudiante suédoise. Pour autant, ce discours ne lui permet d'aborder directement la jeune femme. L'espace muséal peut bien rejoindre l'espace romanesque, les deux ne sauraient être confondus. Dans "Mère et enfant, 1907", le musée apparaît à la fois comme un espace rêvé, le lieu médiateur par excellence, en accord avec l'économie habituelle du récit rohmérien, et comme un espace d'illusion, empêchant le héros d'entrer véritablement en relation avec l'autre, à l'image du spectateur vis-à-vis de l'œuvre d'art.
 
"Mère et enfant", Pablo Picasso, 1907.

Finalement, c'est hors du musée qu'aura vraiment lieu la rencontre. D'abord dans la rue, au sortir du musée, où le peintre osera enfin accoster la jeune femme. Puis dans l'atelier — équivalent de la chambre — où la jeune femme, en se montrant aussi critique que la précédente sur le travail du peintre, amènera celui-ci, de retour de son rendez-vous manqué, à coucher... de nouvelles couleurs sur sa toile. La journée n'aura pas été totalement perdue.

Vert anglais.



L'Anglaise et le Duc d'Eric Rohmer (2001).

Eric Rohmer rapportait en 1987, lors d’un colloque consacré aux relations entre peinture et cinéma, que chacun de ses Contes moraux pouvait être défini par une couleur (bien que la plupart aient étés tournés en noir et blanc) et que, dans ses Comédies et proverbes, il y avait même trois couleurs, exception faite du Rayon vert, film "quasi documentaire", où il était impossible de dominer la couleur, et de l’Ami de mon amie, film tourné dans la ville nouvelle de Cergy-Pontoise dont l’emblème — "un ruban d’eau bleue, autour de la forêt verte" — semble avoir, aux dires du cinéaste, influencé inconsciemment ses choix. Pour la Femme de l’aviateur, Rohmer évoquait ainsi une "avalanche de verts" (la chambre de l’héroïne, les Buttes-Chaumont...) qu’il avait fallu rééquilibrer en y instillant du bleu (les vêtements des personnages) et du rouge à "doses homéopathiques" (un collier, quelques éléments de décoration dans l’appartement…) (1).

Si Rohmer n’hésite pas à recourir au vert, celui-ci peut donc se révéler envahissant lorsqu’il touche à la végétation, à l’eau des lacs, bref à la nature, et qu’il domine outrageusement les autres couleurs d’un paysage (2). La question est d’autant plus importante que le vert est devenu aujourd’hui, de par son assimilation à la nature et plus encore à la vie, la couleur par excellence du paysage. Dans son Court traité sur le paysage, Alain Roger dénonce cette obsession "écologique" du vert, qu’il nomme "verdolâtrie" et qui réduit le paysage en horrible "espace vert", espace purement abstrait, dépourvu d’histoire autant que de valeur artistique (3). Reste que le paysage rohmérien n’est jamais — hormis peut-être dans les films cités plus haut — naturel, qu’il n’est jamais livré tel quel au regard du spectateur. Il s’y greffe toujours quelques touches de couleurs qui en modifient la perception. En préambule à son intervention au colloque de Quimper, Rohmer rappelait que "toute organisation de formes à l’intérieur d’une surface plane, délimitée, relève de l’art pictural". S’il y a donc du paysage dans ses films, c’est toujours au prix d’une certaine picturalité. Chez Rohmer, c’est moins le vert de la nature que celui de la peinture qui nous est présenté. Il en est de même pour ses paysages qui n’existent qu’à travers ce qu’on pourrait appeler "l’œil du peintre", le peintre en question n’ayant au demeurant rien du paysagiste (dans la Femme de l’aviateur, les contrastes de rouge, de bleu et de vert évoquent d’abord Matisse, le peintre préféré de Rohmer).

D'où la question: comment lutter picturalement contre l’excès de vert dans un paysage? Au risque de schématiser, on avancera deux approches: l’une, moderne, qui consiste à nier la valeur esthétique du vert; l’autre, traditionnelle, qui vise à redonner au vert la valeur symbolique qui était autrefois la sienne. C’est que la dévalorisation du vert est une donnée relativement récente, faisant du vert une couleur secondaire, sinon impure, au seul motif que, depuis le XVIIIe siècle, on peut l’obtenir en mélangeant le bleu et le jaune. Un discrédit qui poussa par la suite de nombreux peintres à exclure le vert non seulement de leur palette mais également de leurs toiles, tel Mondrian, passant sans coup férir de la peinture la plus académique — des vaches dans la campagne hollandaise — au formalisme linéaire et "déverdi" de l’abstraction géométrique. Il y aurait donc une première façon de s’opposer à la tyrannie du vert. En le bannissant tout simplement du paysage. Est-ce ainsi qu’il faut interpréter les tableaux utilisés par Rohmer dans l’Anglaise et le Duc, ces peintures originales réalisées par le plasticien Jean-Baptiste Marot, dans le style des œuvres de l’époque (les fameuses vedute), afin que le Paris du film ne se limite pas à quelques vieux porches isolés mais corresponde, au contraire, au Paris de 1790, avec sa place Louis-XV (aujourd’hui place de la Concorde), son boulevard Saint-Martin, sa rue Saint-Honoré et tous ces lieux que doit traverser l’héroïne pour rejoindre les hauteurs de Meudon? On sait que pour permettre l’incrustation numérique des personnages sur les peintures, il fallut filmer les scènes dans un studio entièrement peint en vert — où l’espace des tableaux avaient été préalablement projeté au sol par rayon laser et leur topographie matérialisée par des marques, vertes elles aussi — puis effacer par ordinateur tout ce qui était vert. Ce qui impliquait que les peintures elles-mêmes n’affichent aucun vert, du moins pas celui utilisé pour l’incrustation — un vert prairie —, ne serait-ce que pour respecter la tonalité chromatique de l’ensemble. Car il y a quand même du vert dans le film. Quel est-il? Est-il semblable au vert que les peintres employaient au XVIIIe siècle? Difficile à dire, d’autant que le vert des tableaux n’est certainement pas celui du film, tel qu’on le voit à l’écran.

Osons alors une hypothèse. Et si le vert en question était moins le vert de la Révolution que celui d’avant les Lumières. Un vert qui n’avait rien à voir avec la nature. Car, ainsi que le rappelle Michel Pastoureau, "jusqu’au XVIIIe siècle, la nature était surtout définie par les quatre éléments: le fer, l’air, l’eau et la terre", alors que le vert, lui, était marqué par son instabilité chimique, sa difficulté, par exemple, à résister à la lumière, ce qui en faisait le symbole de l’éphémère, du mouvant, du capricieux. C’était encore le vert d’Aristote, situé dans l’échelle des couleurs entre le rouge et le bleu, et non entre le bleu et le jaune, comme le révéla le spectre de Newton. Or, à bien regarder, le vert ici tire davantage sur le bleu et le gris. Vert, bleu, gris, ce sont les couleurs de la mer, de ses reflets, l’image même de l’instabilité. Un vert changeant, donc, qui confère aux paysages un aspect un peu terne, ce qui peut sembler paradoxal vu le thème du film. C’est oublier que l’Anglaise et le Duc n’est pas la reconstitution de quelques événements historiques, en l’occurrence révolutionnaires, mais le regard porté par une jeune Anglaise sur la Révolution. Il y a là une subjectivité qui est celle du témoignage et dont on peut dire qu’elle est en accord avec le principe rohmérien de la médiation. Qu’ils concernent le récit ou la mise en scène, les films de Rohmer sont toujours vus à travers le regard d’un personnage qui fait ainsi office de médiateur entre le spectateur et l’œuvre. Dans l’Anglaise, Rohmer fait même de ce principe l’enjeu de son film. Au point que c’est peut-être dans ce film que pour la première fois on peut vraiment parler de paysage chez Rohmer. Non seulement parce qu’un paysage ne saurait exister sans le regard de celui qui en fixe le cadre, mais plus encore parce qu’ici cette subjectivité est pleinement assumée. La picturalité, si souvent invoquée par le cinéaste comme gage de vérité, y est revendiquée avec force, comme d’ailleurs dans tous ses films historiques, sauf que là, par le jeu de l’incrustation et la profondeur de champ qu’elle autorise, rompant avec la frontalité des transparences chères au cinéma classique, Rohmer atteint une vérité supérieure à celle, pourtant déjà exemplaire, qui se dégageait des paysages artificiels de Perceval le Gallois ou de ceux, plus naturels, de la Marquise d’O... Disons qu’au hiératisme du premier (son film le plus vertical), il associe le romantisme du second (et ses plis néo-baroques). Soit un mélange de solennité (le tableau) et d’exaltation (les personnages incrustés), une manière finalement de combattre l’une et l’autre en faisant surgir du vivant au cœur d’un ensemble figé, pour ne pas dire guindé. Et cela par le biais d’une sorte d’instabilité permanente (on voit que c’est faux, on croit que c’est vrai) dont la dégradation du vert, comparable aux premiers Technicolor, pourrait être la clé. En privilégiant le vert instable des chimistes au vert éternel de la nature, Rohmer semble en effet s’opposer à toute idéalisation romantique — étant entendu que les romantiques furent les premiers, du moins en Occident, à célébrer les fiançailles du vert et de la nature, entendu également que la Révolution ne saurait être romantique aux yeux de Rohmer —, mais il échappe aussi au prosaïsme de la simple prouesse technique (l’incrustation numérique), pour atteindre quelque chose d’inouï: nous faire ressentir live ce mélange de rage et d’effroi qui, dès les premières heures de la Révolution, se déversa dans les rues de Paris. Comme si l’on pénétrait soi-même dans le tableau, traversant le paysage pour mieux s’imprégner des dérèglements de l’époque.

Ce qui ferait de l’Anglaise et le Duc une extraordinaire machine à remonter le temps, un dispositif génialement archaïque, et en même temps terriblement moderne, pour nous faire saisir, à travers tous ces paysages aux verts bleutés, ardoisés, ocrés, mais jamais "chlorophyllés", le caractère déliquescent — au sens premier du mot: qui se liquéfie — de cette période de l’Histoire où tout s’est mis soudainement à vaciller, à se dérober, à se propager, dans une étonnante confusion des sens, comme dans la plus incroyable promiscuité. Une sensation que seul, finalement, un personnage extérieur à l’action et surtout anglais — donc empiriste — était à même de rendre compte. Il faut dire que, de tous les verts qui colorent le film, plus exactement: qui le teintent, le vert de chrome, appelé aussi "vert anglais", un vert à la fois sombre et doux, est assurément le plus profond. Rien ne s’oppose dès lors à faire du paysage dans l’Anglaise et le Duc moins le support pictural du film que le terreau esthétique d’une véritable expérience, qui plus est inédite au cinéma et, pour le coup, parfaitement révolutionnaire: revivre la relation qui existait jadis entre le spectateur et l’œuvre, avant que le musée ne la réduise à une simple contemplation; retrouver ce contact immédiat, quasi tactile, qui autrefois permettait au spectateur de rencontrer l’œuvre, non pas en restant comme aujourd’hui à distance, se contentant par exemple d’admirer une peinture du XVIIIe et, à travers elle, la représentation d’un monde révolu, mais, au contraire, en faisant littéralement corps avec l’œuvre, éprouvant ainsi les effets d’un vrai paysage, saisi sur le champ, dans le contexte politique du moment. Car, bien sûr, l’Anglaise et le Duc est aussi un grand film politique.

(1) Eric Rohmer, communication au colloque "Peinture et Cinéma", Quimper, mars 1987, publiée in Carole Desbarats, Pauline à la plage d’Eric Rohmer, 1990.

(2) Ce texte ayant été écrit juste avant la sortie du dernier film de Rohmer, les Amours d’Astrée et de Céladon, je n’ai pu prendre en compte la manière dont le cinéaste avait, dans ce film, résolu esthétiquement le problème d’une nature omniprésente — le Forez et les rives du Lignon transposés dans la vallée de la Sioule — et donc plus envahissante encore que dans ses films les plus "verts", tels — outre la Femme de l’aviateurl’Arbre, le Maire et la Médiathèque et surtout Conte de printemps.

(3) Alain Roger, Court traité du paysage, 1997.