mars 05, 2024

Birthday


A Scandal in Paris de Douglas Sirk (1946).

L’ouverture est géniale, comme souvent chez Sirk — s’il fallait juger la grandeur d’un cinéaste à la manière dont il ouvre ses films, Sirk serait assurément l’un des plus grands, ce qu'il est de toute façon —, ouverture qui justifie à elle seule l’appréciation élogieuse que portait le cinéaste sur son film. Je ne peux résister au plaisir de la décrire. Cela débute par un mouvement de caméra, qui part des barreaux d’une fenêtre, en haut et à gauche, et descend vers le visage illuminé d’un bébé dans son berceau, pendant qu’en voix off, le narrateur (George Sanders, alias François Eugène Vidocq) explique qu’il est né en prison, issu d’une famille pauvre mais honnête, à vrai dire plus pauvre qu’honnête, ce qui obligeait sa mère, à chaque fois qu’elle attendait un enfant, à voler un pain pour bénéficier d’un abri, en l’occurrence celui de la prison, lorsqu’elle accoucherait. Voilà pourquoi, nous dit le narrateur, alors que se substitue à l’image de la mère et de l’enfant celle de Sanders allongé sur la paille, il retourne depuis si souvent en prison, un besoin chez lui de retrouver sa plus tendre enfance...
Je pense aussi à la tâche d’encre que fait la geôlière/sage-femme sur le registre des naissances lorsqu’elle veut inscrire le nom du père, tâche qui masquera à jamais l’identité du père, engageant le film sur le thème de l’initiation, thème récurrent chez Sirk, moins parce que cette tache décide du sort qui attend désormais le héros, multipliant les noms d’emprunt dont celui de Vidocq (la nomination au sens lacanien), que parce qu’elle fonde toute la morale de l’œuvre sirkienne, ici à travers l'image de "Saint Georges terrassant le dragon", soit la part obscure, sinon monstrueuse, qui est en chacun de nous. Pour Sirk, il ne s’agit pas de s’en libérer — "j’ai toujours su que les hommes n’étaient pas des saints", dit la petite fille à la fin du film — mais d’essayer de la dompter. Encore que chez lui il n’y a pas vraiment de lutte entre le Bien et le Mal. Quand Sanders finit par tuer Akim Tamiroff, l’acolyte devenu trop encombrant, c’est moins la victoire du Bien sur le Mal qu’il faut voir que celle de l’intelligence sur la bêtise, de la culture sur l’ignorance, d’un certain raffinement aussi sur toute forme de vulgarité.

Complément: Lured (Des filles disparaissent), 1947.

Un film mineur, comme on dit, il n’est même pas sûr qu’il soit supérieur à celui de Siodmak, Pièges, dont il est le remake. Heureusement, il y a George Sanders, égal à lui-même, c’est-à-dire génial, et sans qui le film perdrait beaucoup de son ironie, comme il perdrait de cette ambivalence, voulue par Sirk, mais que n’assument pas entièrement les autres personnages (le double jeu de Lucille Ball, la démence de Boris Karloff, la perversité de Cedric Harwicke). Pour le coup, c’est ailleurs qu’il faut chercher le trouble que le film finit malgré tout par distiller: moins dans l’histoire — et son conventionnel whodunit (qui est le poète assassin, cet amateur de Baudelaire qui attire des filles via les petites annonces?) — que dans cette étrange impression d'assister là à une sorte de répétition des grandes séries télé à venir. Ainsi Lucille Ball et son aspiration au bonheur, comme la future héroïne du sitcom "I Love Lucy", Boris Karloff en grand couturier fou, recréant minablement son univers d’antan, comme un personnage digne de ceux qui composeront "Alfred Hitchcock présente", ou encore le chef de la police dont le face-à-face final avec le meurtrier, et sa façon de le piéger, n’est pas sans rappeler un certain "Columbo".