Il n'y a pas à dire, Dumont n'est jamais aussi bon que lorsqu'il rentre chez lui, là haut, tout en haut, dans le Nord-Pas-de-Calais, et qu'il y retrouve l'inspiration (créatrice) de ses premiers films (la Vie de Jésus, L'humanité, la partie "Flandres" de Flandres, Hors Satan), ce qui n'est pas non plus un gage absolu de réussite (cf. les deux mini-séries P'tit Quinquin et Coincoin et les Z'inhumains, ratées mais pas détestables, au contraire du dégoûtant Ma Loute et du castafioresque Jeannette, alors que Jeanne, comme aujourd'hui l'Empire sont, eux, de vraies réussites). A l'autre bout, c'est-à-dire hors du terroir: Twentynine Palms, la partie "supposée irako-afghane" de Flandres, Hadewijch, Camille Claudel 1915, France), où le "style Dumont" ne fonctionne pas, comme si l'éloignement, à le désancrer ainsi de son décor naturel et inspirant, le condamnait à une vision certes toujours "uniciste" du monde, mais à l'intérieur duquel les relations entre son mysticisme et, dans l'ordre (je vais au plus simple): l'état de nature (en Amérique), la guerre sainte (dans le monde arabe), la folie (chez Camille Claudel) et... le journalisme (à la télé), ne soudaient rien ou pas grand-chose, faisant de l'unité une sorte d'entité disjointe et à ce titre peu convaincante.
Avec l'Empire, Dumont retrouve donc son chez soi, non pas Bailleul, sa ville natale, théâtre de ses trois premiers films, mais la Côte d'Opale, du Cap Gris-Nez à la rivière Slack en passant par les villages d'Audresselles et Ambleteuse, terrain de jeu idéal pour le cinéaste (depuis Hors Satan), où peut s'exprimer le plus "complètement" cet aspect pseudo-moniste qui caractérise ses films. Le cinéaste renoue ici avec le genre "picard-esque" appliqué cette fois à la space fantasy, après le thriller horrifique (P'tit Quinquin) et la SF (Coincoin). Vu l'endroit, c'est Dune qui aurait dû être la référence, mais non, c'est Star Wars... Ch'tar wars, al'gar des z'étaules. Encore que, à bien regarder, il y a un peu des deux dans l'Empire, sachant de toute façon les emprunts de Lucas au roman de Herbert: une même galaxie où s'affrontent le Bien et le Mal, un même empire monstrueux et, isolée, une planète couverte de dunes où les habitants vivent en vase clos.
L'empire Dumont.
"Sous vos applaudissements!"
(Jacques Martin au théâtre de l'Empire)
Donc l'Empire. Du space opera (= péplum pour Dumont) au pays des dunes. La beauté immuable des paysages, pour peu qu'on élargisse le champ, qu'on sorte de ces vilaines zones pavillonnaires qui elles-mêmes s'étendent, tentaculaires, à la périphérie des villages, pour peu qu'on prenne encore plus de hauteur, à l'ère de Google Earth, pour observer cette drôle de Terre et ces drôles de Terriens. Avec le ciel, toujours aussi immense chez Dumont, mais ici rempli de vaisseaux spatiaux, petits et grands, dont deux énormes: l'un, vertical, qui a la forme d'une cathédrale, c'est celui du Bien, avec à sa tête une Reine (Camille Cottin) tout en blanc, coiffe médiévale et fraise-galette autour du cou; l'autre, horizontal, qui a la forme d'un château du XVIIe et de ses jardins, c'est celui du Mal, avec à sa tête une sorte de Méphisto bouffonnant (Fabrice Luchini), dans sa combinaison de baron Harkonnen (version clown), bonnet noir et gros nœud pap'... D'un côté, le visage triste de la commisération, de l'autre, un visage faussement joyeux, figé dans un rictus sardonique. Non pas que le Bien (incarné ici par des femmes, comme le Bene Gesserit dans Dune) et le Mal (incarné ici par des hommes, équivalents aux Sith bataillant contre les Jedi dans Star Wars) se valent, mais qu'ils n'existent pas l'un sans l'autre. Et que s'ils finissent par s'annihiler (dans un terrifiant maelström, tel un Big Bang à l'envers... Bang Big — il y a une dimension originaire dans ce finale: à travers la figure du "Margat", alias Freddy, l'Empire peut être vu comme le préquel du premier film de Dumont, la Vie de Jésus), c'est non seulement parce qu'à la fin des fins ils se retrouvent à parts (et à charges) égales, mais surtout parce que, à l'instar de la matière et de l'antimatière, il y aurait du positif et du négatif du côté du Bien et de l'antipositif (donc du négatif) et de l'antinégatif (donc du positif) du côté du Mal. Et ça, cette espèce de manichéisme propre au genre space opera mais ici dédoublé, non pas à l'infini, mais dans le cadre particulier qu'est celui du monde dumontesque, confère à l'Empire une dimension qui dépasse la traditionnelle opposition entre le côté "mystique" de Dumont et son goût prononcé pour le grotesque. Une dimension d'autant plus forte que le "combat" entre le "plus" et le "moins" a lieu sur terrain connu (et non terre inconnue). Sachant que: 1) les combats entre Super Puissants se déroulent toujours, par procuration, sur le terrain des Plus Petits, qui représentent donc l'humanité; 2) la Côte d'Opale est pour Dumont ce lieu idéal (je me répète), sur le plan géographique autant qu'anthropologique, où s'exprime mieux qu'ailleurs sa vision de l'humanité. Si dans l'Empire, ça fonctionne si bien, contrairement à P'tit Quinquin et Coincoin qui pourtant se passaient au même endroit, c'est que, nourri de ses précédentes expériences, qu'on qualifiera de transcendantes, avec Jeanne d'Arc et Péguy, mais cette fois armé de lunettes à "double foyer", lui permettant de voir à la fois de près (ce qui se passe en bas) et de loin (ce qui passe là-haut), Dumont trouve enfin, et la bonne distance, et la bonne hauteur. Certes, l'adhésion aujourd'hui sans réserve (ou presque) à ce type de cinéma qui jusque-là m'exaspérait tient en partie au fait que l'on est passé de la forme série (les deux fois quatre épisodes de cinquante minutes) à un film d'une heure cinquante seulement, mais ce n'est pas sur ce registre, celui de la durée trop longue qui nuirait à l'efficacité du comique, que réside la réussite principale de l'Empire. Il y a la distance, d'accord, qui relègue le "caricatural" à l'arrière-plan, à l'image du commandant de gendarmerie et de son acolyte, ici réduits à la figuration. Il y a le relatif équilibre entre acteurs professionnels et non professionnels, qui permet aux premiers de se fondre (vestimentairement parlant mais aussi en termes de présence) dans le décor des seconds, sans que ceux-ci s'en trouvent affectés. Il y a surtout cette évidence que le système "Star Wars" (à l'instar d'autres sagas intergalactiques) est pleinement adapté au style Dumont pour ce qui est de sa vision du monde. Distance, équilibre, adaptation... autant d'éléments qui font du film le meilleur de son auteur (avec Jeanne, donc) depuis le virage soi-disant à 180 degrés (en fait un rééquilibrage, déjà, dans son œuvre) que représentait P'tit Quinquin il y a dix ans.
L'Empire, dont le titre connote l'idée de totalisant et de totalitaire, c'est vraiment tout le cinéma de Dumont empaqueté dans un film de space opera, genre idoine pour illustrer ce qui court dans sa filmographie depuis le début, à savoir l'interaction entre les contraires (le bien et le mal, le sacré et le profane, la lumière et l'obscur, le surnaturel et le commun, etc... la liste est sans fin). Avec toutefois cette différence, qui n'est pas des moindres, que dans le space opera l'interaction consiste à se faire la guerre entre contraires (opposition radicale), là où chez Dumont les contraires s'attirent. Ainsi, dans l'Empire, deux combattants ennemis: Jony (joué par un gars du cru), un "chevalier noir", et Jane (jouée par une actrice habituée aux rôles de princesse), une guerrière du bien, soit la Bête et la Belle: deux "modèles" (lui, vaguement bressonien, elle, pour le côté photogénique) qui, ayant pris forme humaine, ne peuvent résister à leurs pulsions et donc finissent par s'accoupler: "qui veut faire l'ange fait la bête" (c'est l'aspect pascalien du film). Cette attirance des contraires, on connaît, c'est la coincidentia oppositorum chère à Nicolas de Cues, philosophe du Moyen Age tardif, qui s'est longuement interrogé sur l'infini (comme plus tard mais différemment Bruno et Pascal). Le Cusain et ses continuateurs renvoient à une époque d'avant les Lumières. Dans l'Empire, les vaisseaux ont beau témoigner d'un futur lointain, ils sont figurés par des édifices (une cathédrale de style gothique, un château de style classique) correspondant à une période de l'Histoire où justement la distinction entre lumières et ténèbres, le Bien et le Mal, n'était pas aussi tranchée, créant dans le film une sorte d'intemporalité, où cohabiteraient futur et passé, tout en étant connectés avec le présent (qui est celui des humains). Cette vision du monde est celle de l'Un, non pas au sens primordial (l'indifférencié), mais dans sa conception post-médiévale (et pré-moderne), qui voit dans l'unité des contraires simplement le stade qui précède la dualité (à ne pas confondre avec l'épilogue du film, l'après-maelström: le visage du "Margat", rétroactivement l'œuvre en germe chez Dumont). Les contraires ici se nomment les 1 et les 0, sans qu'on sache exactement à quels Empires ils correspondent (ce qui n'a pas d'importance vu qu'ils s'entremêlent), peut-être faut-il y entendre les "Huns" (symbole alors du mal même si leurs chevaux, des Boulonnais, sont blancs, véritables colosses alliant la fonction de trait — la terre — et l'idée de race pure, simili aryenne) et les "Z'héros" (symbole du bien, même si la cheffe qui manie le sabre-laser porte des dessous et une cape noirs)... Il y a unité au sens où 1 + 0 = 1 (sachant qu'après, comme il est dit plus haut, l'équation s'inversera: 1 = 1 + 0, avec l'arrivée des Lumières et de la modernité, du calcul booléen et du binaire, le numérique à tout bout de champ). Bref, tout ça pour dire que tout se marie admirablement dans ce film, et de façon parfois irrésistible, chaque élément, chaque pièce mélangée de l'échiquier (un Roi, une Reine, des cavaliers et des pions, mais peut-être aussi des tours, de passe-passe, et des fous, en liberté) établissant avec les autres des "rapports", certes de domination, de soumission, et pour finir "sexuels", mais jamais à gros trait (cet aspect parfois très "labour" chez Dumont). Un signe: les ébats sont filmés à des kilomètres... Autre signe: la musique de Bach, toujours très présente dans les films de Dumont, eh bien, j'ai fini par l'oublier, complètement, avant de la retrouver seulement au générique de fin (l'Arioso en mode jazzy), preuve s'il en est de l'attraction exercée sur moi par le film (parce que, hein, pour me faire oublier du Bach)... Même Luchini nous la joue relativement sobre, le frein à main serré, enfin pas trop, son personnage pourtant écrasant, n'écrasant pas celui du héros, incarné, bien que peu incarné, par un amateur. Un nivellement heureux qui fait de ces "relations", pour le coup plus humaines dans le cinéma très biscornu de Dumont, le vrai sujet du film. L'important y est moins les personnages par eux-mêmes que la manière dont ils communiquent, tels des agents de liaison, agents très spéciaux, très space (et sans spice), mais qui ont ce côté touchant qui fait le "bon naturalisme". Et par là, permettent de sur-monter chez Dumont son côté anti-moderne (la communication à l'échelle de l'humain, contre le tout-communicant actuel, inauthentique au possible), cette petite musique, gentiment réac (c'était ça la réserve), qui accompagne le film.