mai 15, 2024

Scénarios


  Film annonce du film qui n'existera jamais: "Drôles de guerres"
de Jean-Luc Godard (2023).

De la façon de faire des films.

"Pourquoi suis-je venu, ce soir, penser devant ces feuilles blanches?" Cette phrase sert d'incipit au roman de Charles Plisnier, Faux passeports, Prix Goncourt en 1937 et qui, lui, sert de base "romanesque" à Film annonce du film qui n'existera jamais: "Drôles de guerres", écho à un autre film de Godard qui en quelque sorte le préfigurait: Vrai faux passeport, sous-titré Fiction documentaire sur des occasions de porter un jugement à propos de la façon de faire des films, film présenté en 2006 lors de l'exposition "Voyage(s) en utopie"... Plisnier donc, auteur oublié et même, pour beaucoup, totalement inconnu, dont Godard nous précise, au milieu du film, qu'il "fut exclu du parti communiste pour déviance trotzkiste" (sic, mais on sait que dans la bouche de Godard le mot "trotskyste" n'est pas facile à prononcer), un roman sous-titré "Souvenirs d'un agitateur", agitateur au sens révolutionnaire du mot (agit-prop), mais aussi au sens premier, anglais, d'agitator: "agent, celui qui agit pour d'autres", Plisnier plaçant en exergue de son roman cette citation de William Gehrardi(e), extraite de Futilité: "Le je de ce livre n'est pas moi". (Sur Gerhardie, que je ne connaissais pas plus que Plisnier, voir sa fiche Wikipedia, en anglais bien sûr.) Et puisqu'on évoque l'anglais, qu'en est-il du titre anglais de "Drôles de guerres": Funny Wars, Phony Wars ou Phoney Wars? Des guerres "pas sérieuses" (ce qui n'existe pas, sauf au cinéma), "bidons" (parce qu'on n'y croit pas) ou plutôt "étranges" (par la façon dont elles se déroulent)? Car oui, "étrange", donc phoney, c'est ainsi que je définirais ce bout de film dont la fin tombe comme un couperet, à raccorder, à la manière d'un accordéon, Godard le suggère lui-même en plaisantant (cf. , la fin du trailer tralalalalère de Film annonce)... à raccorder, disais-je, avec l'autre "scénario" que sera Scénario, auquel il faut ajouter Exposé du film annonce du film "Scénario".... ce qui, mis bout à bout, tel un parchemin, déplié (mais aussi gratté, corrigé — tippexé — pour réécrire par dessus, à la façon d'un palimpseste), donnerait: "Film annonce du film qui n'existera jamais: Drôles de guerres, suivi de Scénario et d'Exposé du film annonce du film Scénario", un vrai "marabout-de-ficelle", ce qui n'a rien d'étonnant, Godard étant spécialiste du genre, on l'a vu, les fameuses "bribes godardiennes" qui composent ses films fonctionnant par associations d'idées et métaphores, parfois fumeuses, souvent géniales. 

Les "feuilles blanches" de Plisnier, elles sont là chez Godard, sous forme de papier d'impression... Canon (la métaphore, je disais), sur lequel l'artiste, non plus au soir de sa vie mais bien à la veille de sa mort: programmée (pour ce qui est du dernier scénario, "rédigé" juste après Scénario et donc fidèle à l'esprit de Godard qui, certes, se disait "contre le scénario", mais le scénario en tant que pré-figuration d'un film)... bref, cette feuille blanche sur laquelle l'artiste écrit et récrit, souligne et surligne, découpe et recoupe, colle et recolle (comme il l'a toujours fait mais, sur la fin, par le biais du seul papier qu'il tripatouille avec une ardeur qu'on imagine fiévreuse, retrouvant le plaisir de ce que pouvaient produire jadis la moviola et le montage aux ciseaux), tout cet aspect artisanal, bricolé, amateur et ici un peu maladroit, qui rend ces petites œuvres si émouvantes, par leur côté "primitif" (on pense aux premiers trucages au cinéma), où se confondent l'art enfantin et "l'enfance de l'art", de cette enfance qui définit si bien le cinéma de Godard, des "Pieds nickelés" de Pierrot le Fou aux "enfants de la guerre" de l'Enfance de l'art, justement.

Un film finalement moins mélancolique qu'il y paraît, comme empreint d'une sérénité tranquille, pour retrouver ces fantômes "perdus et très aimés" dont parle Plisnier dans son prologue, pour "faire lever ces ombres, vives ou mortes et (...) retrouver leur compagnie", des fantômes qui chez Plisnier ont pour noms, Maurer, Ditka, Iégor, Carlotta, et pour visage (dans le film de Godard), en ce qui concerne ladite Carlotta, celui de Nade Adieu, l'Olga de Notre musique, l'actrice ayant peut-être été choisie à l'époque pour sa ressemblance avec Hanna Arendt jeune, cet autre visage qui dans le film s'affichait aux côtés de celui de Kafka. Notre musique se révèle ainsi "le second texte" de Film annonce..., film condensé et réécrit par-dessus celui de Plisnier... obscurcissant pour le coup celui-ci. Et ce d'autant plus que "Drôles de guerres", confinement et autres choses oblige, ne verra jamais le jour, se réduisant donc au Film annonce. De sorte que de tous les prénoms du roman initialement prévus comme titres de chapitres il ne reste à la fin que celui de Carlotta, le seul prénom faisant alors écho aussi bien à Faux passeports qu'à Vertigo (et indirectement à la Jetée de Marker), sachant que Godard avait peut-être en tête de faire jouer Carlotta non seulement par Nade Adieu mais aussi Sarah Adler, l'autre actrice de Notre musique... autant d'éléments conférant à Film annonce sa troublante opacité. Pensons à ce carton placé à l'entrée du film: "il est difficile de trouver un chat noir dans une chambre obscure, surtout s'il n'est pas là" — vieux proverbe chinois appliqué au cinéma (la camera obscura), Godard nous rappelant non pas qu'il n'est plus là (comment l'oublier), mais que ce que nous regardons en ce moment est une œuvre où l'auteur, dorénavant absent, annonçait sa disparition prochaine (ce qu'annonce le "film annonce" c'est cela en définitive).  L'émotion naît dès lors de ces aphorismes que le film énonce par ailleurs, via l'écriture appliquée de Godard, ronde et scolaire, tranchant avec l'élégance des calligraphies — chinoises elles aussi? —, et tout particulièrement de ces phrases raturées où le temps du verbe, initialement au présent, a été re-conjugué au passé, exemple: "Le bonheur est était une idée neuve en Europe"... ou encore celle, bouleversante, qui voit l'un des plus célèbres aphorismes du cinéaste: "(pas une image juste), juste une image", venu de Vent d'Est et aussi, je crois, Ici et ailleurs, se transformer en un terrifiant "juste une image, un faire part". On n'oubliera pas non plus la plus énigmatique, qui est aussi la plus poétique, celle où il est question, à propos de la caméra, d'"épidiascope quantique". Quant au spectre de Mai 68, détonateur de la période militante de Godard, qui est celle des années 70, des années vidéo, et continuera par la suite de hanter son œuvre, il est ici d'autant plus présent que c'est à travers cette période que Godard se rapproche le plus de Plisnier. La preuve? Le carton, ironiquement légendé "(mais 68)" qu'a choisi le cinéaste pour la couverture de son script de "Drôles de guerres" (vu sur le trailer de Film annonce, cité plus haut).

Et puis il y a ce qui constitue l'affiche (vu deux fois, au début et à la fin du film), cet horrible gribouillis rouge et noir, rouge sur noir, qu'on interprète trop vite comme le rouge de la révolution recouvrant le noir du totalitarisme, mais qui, à bien regarder, se révèle un mélange de rouge et de noir, créant une mixture du coup plus difficile à déchiffrer. Dans un premier temps, on peut y voir la disparition, sous forme d'un effacement grossier, des deux logos qu'étaient JLG (le grand artiste-couturier) et YSL (le grand couturier-producteur, aujourd'hui simplement Saint Laurent), trois lettres autrefois intriquées, comme dans un nœud borroméen, pour représenter la "marque" (Jean-Luc Godard aussi bien qu'Yves Saint Laurent), mais la colère qui se devine derrière le geste rend l'explication peu plausible (d'autant que la signature "jlg" demeure dans le film: cf. les initiales qui ornent, tel un tag, la photo-pochoir de Mai 68). Y voir plutôt un monstre émergeant des ténèbres, assoiffé de sang (on retrouvera, plus loin dans le film, Nosferatu penché au-dessus d'Ellen endormie), image possible de la "peste brune", mais plus généralement de la guerre (d'où Notre musique, un carton viendra plus tard, indiquant Notre Guerre, le livre anticolonialiste de Francis Jeanson — contre la guerre d'Algérie, cette guerre qui ne disait pas son nom, une "drôle" de guerre, là aussi —, Jeanson que Godard filmera peu après sa libération de prison, conversant avec Anne Wiazemsky dans la Chinoise). Ce que représenterait l'affiche, c'est ça: le Réel, en l'occurrence celui de la guerre, ce qui ne peut se dire, "ne cesse pas de ne pas s'écrire" disait Lacan, d'où le barbouillage, pour signifier ce qui s'extrait, en termes d'horreur, d'une réalité comme la guerre, qu'elle soit funny, phony, phoney, de conquête (idéologique, nationaliste, ethnique, impérialiste) ou autre...

Mais encore: cette idée de "re-tourner", dont parle Godard à propos de son film (qui donc nous fait penser à Vertigo et à la Jetée): retrouver, à la manière de Plisnier, décrit par Godard comme un "peintre en littérature", un "vrai langage en re-tournant sur les lieux de tournages passés, tout en tenant compte des temps actuels". En se retournant, alors, sur certains de ses films. Se retourner, comme Orphée l'a fait, provoquant la mort d'Eurydice. Et de voir Godard en Eurydice (soit le cinéma — se rappeler Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma), mais qui là demanderait à Orphée de se retourner. Cela dit, pas tant dans Film annonce... que dans l'annonce suivante, Scénario, moins imprégnée de réel, parce que plus proche du "terme", si j'en crois la bande-annonce (et son "dernier avertissement"), dans laquelle Godard cite cette fois Bande à part via la mort d'Arthur, "sa dernière pensée avant de mourir, consacrée au visage d'Odile", où il est question d'un oiseau fabuleux condamné à voler sans cesse car privé de pattes (c'est ). C'est bien la mort qui est au bout de ces deux scénarios (le dernier et l'ultime), mais une mort qu'on pourrait dire apaisée, de sorte que l'oiseau fabuleux de Bande à part, "revisité" soixante ans après, renverrait (pure hypothèse, n'ayant pas encore vu le film) au calme alcyonien dont parlait Barthes dans son cours sur le Neutre, lorsqu'il évoque le panorama, cette façon à la fois circulaire et rasante d'observer les choses, quand le regard semble se perdre à l'infini et en même temps tout embrasser d'un seul coup d'œil, rappelant le vol de l'alcyon au-dessus de l'eau... rappelant aussi celui de l'oiseau sans pattes, puisque, dixit Godard, "dormant dans les grands vents, plus haut que l'œil peut voir, ce qui fait qu'on ne le voit jamais sauf quand il meurt".

Il s'agissait donc pour Godard de retrouver — via des films qu'il voulait "re-tourner", à la manière, la sienne, d'aujourd'hui, je veux dire, de la même manière qu'il faisait ses films à la fin — toutes ces "drôles de guerres" qu'évoquait déjà Notre musique, ce film qui, après une suite de "tableaux" sans parole ni musique (écho au "silence de mort" que produisent les guerres les plus terribles), ouvre Film annonce, par la grâce de ce moment sublime où apparaît le personnage d'Olga, sur la musique d'Alexander Knaifel, sortant du flou comme on sort d'un brouillard (dissociant le son et l'image, Godard fait précéder l'image, qu'on ne découvrira qu'à la fin ou presque, par la voix: "C'est comme une image, mais qui viendrait de loin...") avant d'y retourner (dans le flou), alors qu'on entend les extraits d'un texte d'Antonia Birnbaum sur Walter Benjamin: "Faire avec peu (les moyens pauvres de la technique)", soit le crédo esthético-politique de Godard à la fin de sa vie: "L'état de notre pauvreté se précise... Le paysage est jonché de fils de fer, le ciel rougi d'explosions... Puisque cette ruine n'a pas épargné la notion même de culture, il faut avoir le courage de la congédier... Il faut "se débrouiller avec peu"... Quand la maison brûle déjà, il est absurde de vouloir sauver les meubles. S'il reste une chance à saisir, c'est celle des vaincus." Qui nous ferait passer ainsi, via Sarajevo, de la guerre en Bosnie à la Première Guerre mondiale (et son champ de ruines sur lequel se désole Benjamin), que réactiverait aujourd'hui la guerre en Ukraine ("Je n'ai pas envie de parler le russe en ce moment, je me méfie de la langue russe", dit un personnage au cours du film), et de revenir à la Seconde Guerre mondiale, à la Résistance, "Lyon, 1943, la Gestapo" (Godard dit de son film qu'il aurait voulu le faire comme Melville avec le Silence de la mer — traduction, car l'entretien est coupé net: quasiment sans moyens, rejoignant ce que dit Birnbaum à propos de Benjamin: "faire avec le peu")... et de là, retour à Sarajevo et toujours Notre musique, parce que dans ce qui aurait été "Drôles de guerres" tout mène et ramène à Sarajevo: "Pourquoi Sarajevo? Parce que la Palestine et parce que j'habite Tel Aviv", dit (redit) Sarah Adler, "je souhaite voir un endroit où une réconciliation semble possible." Et de conclure sur Hannah Arendt, la figure "cachée" du film (avec, plus secrètement encore, Simone Weil, évoquée à travers Le Bleu du ciel de Bataille): "Son ami Sholem disait qu'elle ressemblait à douze synagogues... Du temps de l'Empire ottoman, le petit salon était loué à ce qui ne s'appelait pas encore l'Agence Juive." Fin.

Oui fin, et des plus sèche. Mais on ne saurait, nous, conclure sans parler de ce qui structure Film annonce..., avec ces longues plages de "blancs" (sonores et visuels: la page Canon), encadrant les deux temps "forts", en termes d'intensité, du film: l'entretien avec Godard, expliquant, de sa voix plus tremblotante que jamais, son projet... et ce qui donne au film son incroyable énergie, à savoir Le Quatuor à cordes n°8 de Chostakovitch, plus particulièrement le 2e et le 4e mouvement, interprété par le Borodin Quartet, et interrompu les deux fois brutalement, la première fois d'ailleurs sur "Montage interdit", image tirée des Histoire(s) du cinéma... il y en a d'autres bien sûr, ainsi celle sur la "Trahison" que Godard met en concurrence avec le "Châtiment". Le choix du quatuor, œuvre exceptionnelle s'il en est, n'est évidemment pas fortuit. Parce que, composé après un séjour de Chostakovitch à Dresde, ville que le compositeur découvre encore dévastée quinze ans après le bombardement de 1945, il est dédié "aux victimes de la guerre et du fascisme". Mais plus encore, pour son caractère très personnel, quand on sait que Chostakovitch, qui fut accusé de "trahir" par son formalisme la cause du peuple et que s'il adhéra, très tardivement et sous la pression, au Parti communiste, il vécut ce ralliement forcé comme un "châtiment" (le quatuor a été écrit juste après)... eh bien non seulement il utilise ici, pour ce qui est du motif, ses propres initiales (comme Godard donc, dans sa dernière période, à la manière aussi de Bach pour la dernière de ses fugues), mais surtout y cite ses propres œuvres, reprenant certains thèmes, comme s'il s'agissait de son œuvre ultime. Godard ne pouvait qu'y être sensible. De là à dire qu'il a minuté son film pour qu'il dure exactement le même temps que le quatuor, il n'y a pas loin.

à suivre

mai 10, 2024

Le tableau voilé

  Le Tableau volé de Pascal Bonitzer (2024).

  L'Hypothèse de l'hypothèse du "Tableau volé".

Du bon Bonitzer. Avec son quintette à cordes (la musique d'Alexeï Aïgui): deux violons (Alex Lutz et Léa Drucker), un alto (Louise Chevillotte), un violoncelle (Nora Hamzawi) et pour le cinquième, qui serait l'instrument mal assorti de l'ensemble, non pas une contrebasse mais, disons... une guitare (Arcadi Radeff). Je ne vous rappelle pas l'histoire des "Tournesols", le tableau disparu d'Egon Schiele, spolié par les nazis et réapparu miraculeusement soixante ans plus tard, tout le monde dorénavant (grâce au film) la connaît. C'est juste la base à partir de laquelle Bonitzer nous brode son histoire à lui, sur le monde de l'art et des ventes aux enchères, par de véritables requins n'hésitant pas (car y trouvant leur plaisir) à se bouffer entre eux.
Après, c'est monté à la hussarde, des bouts entiers semblent avoir disparu, peut-être pour faire série B, donnant en tout cas l'impression d'avoir été volés eux aussi, comme la lettre d'Edgar Poe: le scénario plié en quatre dont on ne percevrait que la partie visible qui sert d'enveloppe: la surface, les apparences, les semblants (l'art et son commerce, la vie sociale des personnages...); ou bien comme l'autre tableau, celui de Raúl Ruiz, la pièce manquante car inscrite dans une "série" qu'il nous appartiendrait alors de rétablir (c'est l'hypothèse), qui expliquerait pourquoi tel personnage, typique du héros "peine-à-jouir" de Bonitzer, a besoin d'être détesté, un autre de prendre des bains pour se sentir bien, un troisième de mentir à tout bout de champ, le quatrième d'aller en Autriche pour faire du ski (alors que la Suisse est tout prêt), et le dernier, pourtant devenu riche, de continuer à travailler la nuit à l'usine...
La réponse, on l'imagine cachée, parmi un trousseau de fausses clés comme disait Truffaut à propos d'Hitchcock, parce qu'il y a aussi du Hitchcock (plus que du Rivette) dans cette histoire de tableau — moins volé d'ailleurs que "dérobé au regard", quand bien même il a réapparu —, de chausses-trappes, de maison Scottie's et de salles des ventes... en fait parfaitement accessible, à l'image de ladite "lettre", une histoire qui ici fait écho à la tradition juive et au mois d'Adar, le mois du "don", sachant que la nouvelle de Poe a été publiée initialement dans une anthologie d'histoires intitulée The Gift (un livre-cadeau pour Noël) et que le don — de l'héritage aux cadeaux d'anniversaire, en passant par le renouveau amoureux ou le partage de carnets d'adresses — c'est ce que le tableau de Schiele finira par favoriser, "reliant" ainsi les personnages entre eux, en accord avec la série ruizienne. Et au-delà, rattachant le film au "conte de Noël", un conte à la Dickens (dixit Bonitzer), qui ferait du commissaire-priseur une sorte de Scrooge, de son associée une Jacob Marley au féminin, et de l'ouvrier chimiste et son avocate, l'équivalent, pourquoi pas, des Cratchit.
Qu'en est-il alors du tableau? L'œuvre n'intéresse pas spécialement Bonitzer dont l'esthétique est à l'opposé de celle de Schiele, marquée, elle, par ses fameuses lignes — les lignes de Schiele — qu'on décrit comme successivement ornementale, expressive, combinée, fragmentée et même amputée (cf. le catalogue de la récente exposition), là où chez Bonitzer, la ligne, certes expressive, se rapproche plus de la "ligne claire", à l'image des affiches que Floc'h a réalisées pour nombre de ses films, ce qui n'est pas un hasard (on rappellera la devise du dessinateur comme quoi "la forme c'est le fond ramené à la surface"). Ce qui importe pour Bonitzer c'est moins le tableau en lui-même que ce à quoi il renvoie en termes de fiction, d'abord par ce qu'il représente, sur le plan historique (la Shoah, bien sûr) et financier (sa valeur marchande, inestimable), mais aussi par son étonnant pouvoir d'évocation (les tournesols comme un "champ" de possibles en matière de fiction), de sorte qu'il se révèle autant l'objet cause du désir pour André, le commissaire-priseur, que l'objet du scandale pour Martin, l'ouvrier chimiste, les deux pôles du film, eux-mêmes redoublés par les deux femmes (Bertina, l'associée et ex-épouse du premier, Maître Egermann, l'avocate du second), jouant pour chacun le rôle de l'ange gardien (comme chez Capra); de sorte encore que du quintette évoqué au début, l'élément le plus mystérieux, le plus troublant, c'est finalement le personnage d'Aurore, la stagiaire mythomane. C'est elle en effet le cœur du quintette, le centre fuyant, comme creusé de l'intérieur, à l'image du tableau, tout le temps où il avait disparu, et qui, maintenant qu'il a refait surface, garderait quand même son secret, du moins ne dirait pas tout de son histoire, tout en en disant suffisamment... et dans le cas d'Aurore, sous forme de mensonges, soit (pour rester dans l'esprit de Poe) le "cœur révélateur" du film.
Le Tableau volé, c'est ça, un tableau voilé, parce qu'œuvrant dans le "mi-dire". Non pas le mi-dire en tant que "dire à moitié", mais parce qu'on ne peut tout dire, et que dès lors on "ment", par omission (même Martin à la fin, à ses deux amis) ou en racontant des salades. Aurore pas plus que les autres, mais simplement sans retenue. Ce "sans retenue", qui s'affiche de manière impudente, comme une réponse au cynisme d'André, est la belle idée du film, et celle qui l'incarne, Louise Chevillotte, dont les joues semblent rosir à volonté, y est incroyable de justesse, toujours au diapason. Ses mensonges touchent à la fonction paternelle, sachant que le "mi-dire" est justement ce par quoi on peut accrocher quelque chose à ce niveau, bon d'accord, chez Lacan seulement (les lacaniens auront reconnu le "Nom-du-père"), ce qui n'est pas un problème, Bonitzer étant lacanien. Tout le film est sur ce registre, qu'il s'agisse du "nom propre" du commissaire-priseur (le fait de se nommer, mieux: d'être nommé, André Masson, "comme le peintre"), du père mort de Martin (qu'il remplace), ou encore de ce que symbolise la figure paternelle pour Bertina et Maître Egermann, personnages probablement d'origine allemande (elles comprennent la langue) peut-être même d'origine juive, "expliquant" (sans l'expliquer) le trouble de la première lorsqu'elle évoque le destin de la famille Wahlberg (celle du collectionneur que les nazis ont spolié et dont l'épouse et une des filles sont mortes gazées à Auschwitz) et le besoin chez la seconde, qui souffre d'un covid long, d'aller se ressourcer en Autriche. Quant à Aurore, c'est dans son rapport compliqué au père (Alain Chamfort, excellent) que la fonction paternelle se trouve interrogée, via la question de la paternité, question pour le moins conflictuelle (cf. la scène du test ADN). La paternité, soit le sujet faussement caché du film, renvoyant évidemment à la paternité d'une œuvre (l'authenticité du tableau d'Egon Schiele) mais, plus encore, à ceux qui en héritent, quelle que soit la manière... Ce qu'il en est aussi du goût de la comédie — de celle qu'on dit classique: fluide et enjouée, bref efficace — que Bonitzer, inspiré, arrive à nous transmettre.

  "Soleil d'automne (Tournesols)", Egon Schiele, 1914.

mai 04, 2024

C'est quoi Cannes ?

  L'Hypothèse du tableau volé de Raúl Ruiz (1979).

  Cannes par Fargier.

Cannes c'était, c'est et ce sera toujours ça. Extrait — le préambule — d'un texte de Jean-Paul Fargier paru dans les Cahiers du cinéma: son compte-rendu, via une quinzaine de films, du Festival de Cannes 1978.

"Aurais-je autant aimé la Femme gauchère de Peter Handke si je ne l'avais vu le jour où je suis arrivé à Cannes, donc au maxi de ma disponibilité? J'ai peur que non — même s'il me paraît impossible de passer totalement à côté d'un tel film. Car ce Festival est une effroyable machine qui effrite l'attention, défraîchit le regard, frelate l'attention, avarie le plaisir et détraque le jugement (qui, en tout état de cause, chez celui qui en fait profession, est déjà et ne peut être qu'une forme de délire). Jamais en si peu de temps, dans un espace aussi réduit, je n'ai entendu, et moi-même tenu, autant de jugements catégoriques. Avant toute considération sur des films vus là-bas, c'est cela qu'il faut dire: Cannes est un lieu monstrueux et fascinant, fascinant parce que monstrueux, où se concentrent, s'accélèrent et s'amplifient toutes les avanies qui font et défont la vie des films.
Accumulation insensée des œuvres, succession sans trêve: comme un clou chasse l'autre, les films s'effacent, s'annulent, s'entravent mutuellement, ils fulgurent un instant et s'évanouissent, à moins qu'ils ne peinent à briller par manque de tapage. D'où cette inflation de l'enthousiasme ou du mépris, c'est selon les tempéraments. D'où cette consommation, véritablement étourdie, de maîtrise en dépit de tout (bon ou mauvais) sens, hors de toute prise en compte du sujet. Réaction d'auto-défense? Peut-être, car comment compatir à tant de bonnes causes, souscrire à tant de visions du monde, s'investir dans tant de problématiques, sympathiser avec tant de bonheurs ou de malheurs sans avoir une girouette à la place du cœur? Mais quand même... Et puis encore: modes, cabales, copinages, emballements, intox, bévues systématiques, bonnes consciences et mauvaises querelles, rivalités mesquines et flatteuses réputations, préjugés tenaces et perfides sous-entendus, surenchère des arguments d'autorité, escalades des postures pionnesques, chacun se fantasmant en juré, impôts plus ou moins directs sur vos impressions premières prélevés diligemment par les attaché(e)s de presse qui s'en vont aussitôt les monnayer ailleurs. Tout cela n'est pas nouveau, c'est même constitutif de l'existence du cinéma, c'est sa vérité (qu'il est inutile de chercher ailleurs, dans une quelconque et illusoire pureté séparée), tout cela n'est pas nouveau mais cela se trouve multiplié par cent. Effet de loupe: Si Cannes est le pire des endroits pour voir les films (sans différence de nature toutefois avec les conditions de travail du critique ailleurs), c'est par contre la meilleure loge sur le cinéma. Sur la mixture cinématographique. Effet de centrifugeuse: toute distance s'abolit entre sens des affaires et affaires du sens. La moindre parole, qu'elle le veuille ou non, participe de la pub. La critique moins que jamais est un métalangage. Elle produit, à vue, de la plus ou de la moins-value. Effet de mappemonde: Cannes n'est ni le boulevard des films, ni l'avenue royale du cinéma, c'est un monde de ruelles où l'on change de fuseaux horaires en traversant une chaussée. On peut s'y perdre — si l'on cherche à s'y (re)trouver. Comment s'en sortir? Avec quel fil d'Ariane? Surtout ne pas vouloir s'en sortir. Simplement, au milieu de toutes ces circonstances sans conditions, jouer le jeu — quitte et dupe..." (Jean-Paul Fargier, "Cannes 78: I. Les ruelles du conditionnel", Cahiers du cinéma n°290-291, juillet-août 1978)

A noter que dans le même numéro, on parle deux fois du film de Ruiz, l'Hypothèse du tableau volé, par l'entremise de Fargier donc, puis de Bonitzer qui avait déjà parlé du film (un téléfilm intitulé au départ "Tableaux vivants"), suivi, le numéro d'après, d'un entretien avec Ruiz, avant que Lardeau y revienne au moment de la sortie (limitée) du film, précédant de quelques mois son passage à la télé. Eh oui, c'était le temps béni (car ça par contre c'est fini, et depuis longtemps) où, comme le rêvait Daney, on prenait le temps d'accompagner (avant, pendant voire après leur sortie) certains "petits" films qu'on aimait et qu'il fallait défendre, constituant ce qu'on appelle le cinéma "minoritaire", qui lui existe toujours mais dont les médias ne parlent plus. Car il y a ça aussi: l'actualité du cinéma, toujours plus proliférante, soumise au rythme infernal des "sorties" en tout genre (salles, plateformes, DVD et autres ressorties), sans compter les rétrospectives, est devenue aujourd'hui une sorte de "petit Cannes" permanent, qui voit chaque semaine, de manière aussi effrénée qu'aberrante, les films "fulgurer et s'entraver mutuellement", comme dit Fargier, avant de s'effacer inexorablement, "un clou chassant l'autre"...

mai 01, 2024

Trop fort Chabrol


  Les Bonnes Femmes de Claude Chabrol (1960).

Le fétiche de Madame Louise.

Dans les Bonnes Femmes, il y a Madame Louise, personnage central — la vraie bonne femme du film —, la caissière du magasin d'appareils ménagers où travaillent comme vendeuses les autres "bonnes femmes" (toujours au pluriel et sur le mode exclamatif, comme on dit "ah, les bonnes femmes!", "on" correspondant aux bonshommes)... les quatre jeunes femmes que sont Jane (Bernadette Lafont), Jacqueline (Clotilde Joano), Ginette (Stéphane Audran) et Rita (Lucile Saint-Simon). Le magasin a réellement existé, c'était la "maison Belin anciennement Vainqueur", situé à Paris dans le 11e, et qui là fait office de "province" pour les jeunes femmes, petites Bovary attendant (avec toute la lassitude qu'il convient) la fin de la journée, avant de retrouver la "vraie ville" (la vraie vie?) où elles peuvent enfin se distraire: dans un cabaret, au zoo ou à la piscine, oubliant pour un temps le vide de leur existence. A première vue, le rôle de Madame Louise se limite au pittoresque du personnage (joué par Ave Ninchi, actrice italienne à la filmographie abondante), à l'image de Monsieur Belin, le patron du magasin (Pierre Bertin qui, en bon théâtreux, en fait des tonnes), sauf que le personnage de la caissière est plus sobre, qu'il occupe le "centre" du magasin (au contraire du patron, confiné dans son bureau), entouré des quatre vendeuses, et qu'il possède une carte maîtresse en matière de récit: un objet mystérieux, ce fameux "fétiche", gardé jalousement, source de moquerie autant que de curiosité de la part des jeunes femmes. Je n'en dirai pas plus sinon qu'il joue le rôle du MacGuffin, ce qu'il n'y a pas lieu non plus d'expliquer puisque c'est un MacGuffin. On se contentera de rappeler qu'en 1960 le MacGuffin n'avait pas la réputation qu'il a acquis par la suite. D'ailleurs Chabrol et Rohmer n'en parlent pas dans leur livre consacré au maître (1957). C'est que le fétiche de Madame Louise n'est pas qu'un MacGuffin. S'il est "dévoilé" aux deux tiers du film, comme s'y employait parfois Hitchcock, c'est qu'il a aussi une autre fonction qui le démarque du simple gadget, lequel n'a jamais suffi à garantir la réussite d'un film (manipuler le spectateur est un moyen pas une fin en soi). Il n'a rien non plus du "hareng rouge", intrigue secondaire, développée dans le seul but de détourner l'attention du spectateur (et ainsi le surprendre quand arrivera la fin).
Le fétiche ici est un motif. Pas un leitmotiv, qui, ressassé, conduirait le récit jusqu'à son terme, ni le "motif dans le tapis", dont la recherche serait l'enjeu même du film plus que sa découverte... non, juste un fétiche, mais au double sens du mot, à la fois freudien et magique. Qui allie, à travers le personnage énigmatique du motard (Mario David), à la masculinité trouble et grotesque (cf. la scène du restaurant où il fait le pitre), personnage en cela typiquement gégauvien, comme le ton général, très sarcastique, du film... qui allie donc la dimension sexuelle du fétiche (ici l'attirance pour les "longs cous") et son caractère surnaturel (l'ubiquité du personnage, surgissant à tout moment, comme par enchantement). Le fétiche, sous la forme d'un morceau de tissu, aux couleurs de sang séché, sur lequel se trouverait "inscrite", tel un signe prémonitoire, la dernière partie du film. Le fétiche de Madame Louise ne serait rien d'autre que cela: un code secret — peu importe la formule — qui, imperturbablement (c'est tout l'art de Chabrol), ferait passer le film de la chronique faussement naturaliste à du pur Fritz Lang, via la question du mal, à laquelle bien sûr Chabrol ne répond pas, préférant témoigner, en bon moraliste (langien) qu'il est, de l'incompréhensibilité du mal. Et ce, par le regard qu'il y pose, la figure du mal chez lui n'apparaissant jamais nettement, comme si Chabrol, dès que le mal commençait à prendre forme, retirait ses grosses binocles, nous le rendant ainsi indiscernable. D'où le trouble, d'où l'inquiétude — et non la peur — allant grandissant à mesure que le film avance, jusqu'à son finale à l'étrange mystique. Là-bas, sous les grands arbres.

avril 24, 2024

DumbLand


  DumbLand de David Lynch (2002): "The Doctor".

"Dumbland is a crude, stupid, violent, absurd series.
If it is funny, it is funny because we see the absurdity of it all."
(David Lynch)
Dessinée grossièrement à la souris d'ordinateur, à partir d'un logiciel d'animation tout ce qu'il y a de plus basique, la série DumbLand, "commise" par David Lynch en 2002, entre son premier album BlueBOB et son mini sitcom "Rabbits", témoigne de deux facettes qui m'ont toujours enchanté chez lui: son humour trash, ici absolument dévastateur, et la puissance de ses effets sonores, conférant à l'ensemble un trouble évident (renforcé par l'effet de "bouilli" du graphisme: ces mêmes images qu'on superpose pour que ça tremblote), voire, du fait de son caractère répétitif, un vrai sentiment d'inquiétude (je pense à des épisodes comme The Treadmill, The Doctor — un petit chef-d'œuvre —, My Teeth are Bleeding ou encore Uncle Bob, l'épisode le plus sidérant de la série). DumbLand raconte le quotidien de Randy — c'est ainsi qu'il est nommé sur le site de Lynch —, un gros connard aux sourcils broussailleux dont la bouche, toujours ouverte, n'a que trois dents (deux en haut, une en bas). Il vit dans ce qui ressemble à un pavillon, avec une épouse hurlant en permanence, d'effroi ou de douleur (comme si elle avait un doigt coincé dans la porte), cheveux dressés sur la tête, et un rejeton, lui aussi criard, à l'allure d'alien. Sur fond de banlieue tranquille — on entend les oiseaux chanter — l'homme gueule à tout va, éructe des "fuck" tous les trois mots, doigt d'honneur à l'appui s'il le faut, lâche des pets tonitruants et se révèle bien sûr hyperviolent, avec sa femme comme avec son voisin et tout ce qui passe à proximité (excepté son ami cowboy). De l'art à la fois brut et idiot, j'adore.

Les autres épisodes, tout aussi délirants: The NeighborA Friend VisitsGet the SticksAnts. Sinon, pour ceux qui n'auraient pas trente minutes pour voir ça, il y a sous forme de "pot pourri " un bon aperçu de la série, c'est .

avril 23, 2024

L'ami Steve




  Passe Montagne de Jean-François Stévenin (1978).

  Par monts et par vaux.

Jean-François Stévenin était un homme du Jura. Ses films, trois seulement en l'espace de 25 ans — Passe Montagne (1978), Double Messieurs (1986), Mischka (2002), rien pendant les 20 qui ont suivi — en portent la trace. Où se mêlent attachement au pays et goût de l'aventure, massivité des corps et vagabondage des idées. C'est un cinéma qu'on pourrait qualifier de géologique, à la fois profondément ancré — l'œuvre semble faite de multiples strates, à l'image du sol jurassien (assise identitaire, sédiments biographiques, dépôts cinéphiles, etc.) — et comme soumis à d'étranges déformations: des plissements, des collisions, qui voient les films se disloquer en petits blocs narratifs, morceaux d'histoires butant les uns contre les autres ou, au contraire, creusant des entailles — combes, cluses et autres reculées — dans l'agencement du récit. Si les films de Stévenin ne se réduisent pas à leur seule géographie, force est de reconnaître le rôle primordial que celle-ci y joue. N'est-ce pas là d'ailleurs, dans ces paysages accidentés de plaines et de rivières, de plateaux et de canyons, que trouve son origine l'amour viscéral de Stévenin pour le western? On peut toujours convoquer Ford, De Toth, Mann ou encore Hellman, c'est bien, en premier lieu, dans cette géographie primitive qu'il faut chercher les motifs westerniens de son œuvre.

Reste qu'on ne saurait pousser trop loin l'analogie entre le cinéma de Stévenin et le western. D'abord, on l'a dit, parce que ce serait limiter l'œuvre à sa dimension géographique, n'y voir qu'une inscription de l'homme dans son milieu naturel, si grandiose soit-il, jusqu'à célébrer l'espèce de communion qui peut exister entre les deux. Ensuite, parce que le territoire chez Stévenin n'a pas la même fonction que dans le western. L'espace y est moins à conquérir, à travers le thème de la frontière, qu'à redécouvrir, moins à défricher qu'à déchiffrer. Les personnages de Stévenin ne sont pas des pionniers. Pour eux, l'histoire n'est pas à écrire, elle est en marche depuis longtemps. A ce titre, ils font davantage figure d'héritiers. Mais de quoi ont-ils hérité? C'est la question que pose Stévenin dans ses films. Le désir d'enfance, si prégnant chez lui, se double d'un autre désir, indissociable: le désir d'en France. Dans Passe Montagne, son premier film qui est aussi son plus autobiographique, l'aventure est tout autant celle de l'enfance que celle du pays (pour l'anecdote, on rappellera que Stévenin est né à Lons-le-Saunier, patrie à la fois de La vache qui rit, le célèbre fromage pour culottes courtes, et de Rouget de Lisle, l'auteur de La Marseillaise, en même temps que haut lieu de la Résistance, comme aimait à le souligner Stévenin lui-même). Si le film a tout du voyage initiatique — on part en brodequins à la recherche d'une mystérieuse combe perdue dans la montagne —, il prend surtout pour le réalisateur l'allure d'un retour aux origines. Moins les siennes d'ailleurs, simplement esquissées, que celles de sa région, espace déserté (par les femmes notamment), mais où persiste encore, non perverti par l'idéologie moderniste, tout ce qui fait la richesse de l'humain: l'authenticité des relations, même si elles se révèlent des plus frustes, le sens de la convivialité, même si elle se résume à boire des coups ou à se mitonner de bons petits plats, une certaine innocence aussi. Ce qui aurait pu n'être qu'un périple lourdement chargé sur le plan symbolique ou, à l'inverse, un document purement ethnographique sur la vie des bûcherons dans le Jura, devient chez Stévenin, par la grâce d'une mise en scène constamment inventive, faite de rencontres inattendues et de dérapages contrôlés, une incroyable plongée dans la France profonde. L'héritage est bien là. Car la France profonde, finalement, est en chacun de nous, plus ou moins enfouie, inscription un peu honteuse par son côté caricatural — on la raille volontiers chez l'autre —, et dont on ne prend bizarrement conscience que lorsqu'on s'éloigne du pays. "C'est en roulant pendant huit jours dans le Nevada, c'est en Amérique que je me suis senti français", répondait en 1981 Jean-François Stévenin à un questionnaire des Cahiers du cinéma sur le cinéma français. "C'est là, disait-il, que j'ai compris que j'étais presque franchouillard, alors qu'on m'appelle Steve, que j'ai toujours été avec des blue-jeans, des bottes, des ceinturons, que j'étais une sorte d'enfant d'Amérique mal né en France et qui heureusement, grâce au cinéma, avait retrouvé sa patrie américaine" (Cahiers du cinéma n°325). Et c'est vrai que dans ses films l'aspect franchouillard ne se manifeste pleinement que si les personnages sortent de leur environnement quotidien. Pas besoin d'aller jusqu'en Amérique, mais à chaque fois la nécessité de s'extraire du cadre, par le biais d'une longue escapade, où le réalisme des figures (la France des villages, des beaufs, des autoroutes et des campings) côtoie des moments de pure poésie: la marche dans la forêt dans Passe Montagne, le voyage de nuit en ambulance dans Double Messieurs, l'apparition de Johnny Hallyday — véritable épiphanie — dans Mischka.

C'est tout le sens chez Stévenin de son double statut de cinéaste et de comédien. La France y est vue à la fois de l'extérieur — c'est le regard "américain" de Stévenin, filmant son pays comme un espace illimité, ouvert à tous les possibles — et de l'intérieur, tel un réservoir d'énergies, le plus souvent contradictoires, typiquement français, ce que synthétisent à merveille le corps de l'acteur et sa gestuelle (il n'était pas karatéka pour rien), compromis idéal entre, d'un côté, la douce compacité d'un Villeret ou d'un Roussillon, et de l'autre, l'agitation furieuse d'un Afonso, sorte de Bébel déjanté, toujours en surrégime. Cette dualité dans la manière de regarder la France, mélange de contemplation (ainsi le mont Aiguille dans Double Messieurs) et de désordre joyeux, qui fait déborder les plans, permet au cinéaste d'échapper aux pièges qui guettent habituellement la comédie naturaliste (point de vue condescendant, portraits brossés à gros traits, etc.). En cela, il est plutôt proche des "poéthnologues" du cinéma français, de Rouch à Guiraudie, en passant par Rozier. Mais il s'en distingue aussi par le conformisme de ses goûts, j'entends de ses goûts non cinéphiles, communs à beaucoup de Français (Johnny Hallyday, présent dans Mischka, était déjà évoqué dans Double Messieurs), ce qui finalement l'identifie à ses personnages. Les films de Stévenin apparaissent ainsi peuplés de drôles de zèbres, que l'auteur propulse sur les routes de France (la carte routière est un motif récurrent dans son œuvre) pour que s'exprime, au-delà du pittoresque (ruralité, excentricité, marginalité...) qui les accompagne et leur confère, par endroits, un petit côté célinien, le caractère universel de leurs aventures (les relations entre hommes dans Passe Montagne, la rencontre avec la femme dans Double Messieurs, la recomposition d'une famille dans Mischka). Une manière en définitive de faire voler en éclats, via les déflagrations du récit, toute une imagerie de la France profonde. C'est la grande force du cinéma de Stévenin. La France profonde n'y est pas que révélée, elle sert aussi de révélateur. Non seulement Stévenin nous invite à découvrir, par l'acuité de son regard, la France dans ce qu'elle a de plus profond, de plus profondément humain, à travers entre autres l'esprit hâbleur, râleur, gouailleur, qu'il y fait régner, mais il réussit également, par sa façon minutieuse d'assembler tous ces petits rouages qui assurent le bon fonctionnement du récit (il y a de l'horloger comtois chez lui), à recréer une France dans laquelle tout le monde peut, à un moment donné, se reconnaître. Car la France de Stévenin n'est pas que traversée en zigzag ou en diagonale, à l'instar du fou sur son échiquier, elle est surtout inventée, au sens où, selon Julien Green, c'est par l'invention (cf. le travail sur le son), et non par l'observation et le souvenir qui ne font que la nourrir, que l'œuvre s'apparente à la vie. Etant entendu aussi que les personnages, au départ très stéréotypés, finissent toujours par acquérir, au fil de leurs pérégrinations, une épaisseur romanesque. Mischka est sur ce point exemplaire. Les quatre "routards" du film se révèlent, au bout du compte, très différents de l'image qu'ils offraient initialement. Le vieux Mischka n'est pas si impotent que cela. Et derrière l'image convenue du pauvre invalide qu'on abandonne en plein été sur une aire d'autoroute (lieu privilégié pour les rencontres chez Stévenin), se dessine progressivement le portrait complexe d'un personnage bourru, xénophobe — il déteste les "Boches" — et pourtant capable par sa seule présence de redonner du sens à la vie des autres, à commencer par celle de Gégène, l'infirmier alcoolique. Quant au personnage de Müller, qui est un peu le souffre-douleur de Mischka et de Gégène — rappelant ainsi le "Kuntch", le copain d'enfance qu'on ne voit jamais dans Double Messieurs —, il est emblématique du cinéma de Stévenin. A lui seul, il cristallise la relation empathique qui lie le cinéaste à ses personnages. Il est le doux dingue du film, personnage en marge et néanmoins central puisque c'est par lui que se fait la rencontre avec Johnny Hallyday. La jonction entre ces deux extrêmes — l'idiot et l'idole — constitue le plus beau moment du film. On apprend de Müller qu'il y a plusieurs années, lorsqu'il était pompier, il avait été la première personne que Johnny avait vue en reprenant connaissance après un accident de la route. Depuis le chanteur lui rend visite chaque été. Cette fois encore, il est venu (en hélicoptère). On le voit même soigner la blessure que l'autre arbore au visage. Par ce geste, magnifique, c'est la France dans sa totalité qui se trouve embrassée.