avril 05, 2025

Le hors-blanc

  Hard Truths (Deux Sœurs) de Mike Leigh (2024).

  Secrets et mensonges.

Deux Sœurs, le titre français du dernier Mike Leigh (en écho peut-être à Deux Filles d'aujourd'hui, "traduction" française de Career Girls), tend à imposer une vision binaire et simpliste du film, celle qui se contenterait d'opposer l'irascibilité de Pansy à la bonne humeur de Chantelle, là où le titre original, Hard Truths, ouvre une tout autre voie, interrogeant ce que sont ces "vérités", aussi "dures" à dire qu'à entendre dans le film, ce qui nous renvoie trente ans en arrière, à Secrets and Lies (curieusement traduit par Secrets et Mensonges, oui je me moque) dans lequel jouaient déjà Marianne Jean-Baptiste et Michele Austin. Parce que toutes ces paroles acerbes, coléreuses, haineuses, que déverse Pansy à longueur de journée, et à tout le monde, sont ses "vérités" à elle, livrées sans filtre (Pansy = pensée en anglais), qui traduisent sa détestation de la vie (comme le lui fait remarquer sa sœur) en même temps qu'elles viennent meubler (en s'adressant à l'autre) le terrible sentiment de solitude dans laquelle elle vit. La force de Hard Truths est là qui rend le personnage de Pansy malgré tout attachant.
De sorte que ce qui ressort peu à peu du film c'est, au-delà de cette opposition très (trop) marquée entre les deux sœurs, ce qui au contraire fait lien, via la relation (inégale et injuste) que leur mère entretenait avec chacune, un secret qu'elles partagent, et plus encore, à travers leur mode de vie, aussi bien du côté de Pansy, enfermée dans sa paranoïa (traitant les Noirs comme elle traiterait les Blancs), à laquelle renvoie l'intérieur de sa maison, à la propreté maladive, symbole de pureté, que du côté de Chantelle, apparemment plus libérée mais seulement dans le cadre de sa communauté: elle est coiffeuse dans un salon où personnel et clientèle sont tous noirs, à l'image d'ailleurs du casting du film. A l'abri du "regard blanc" — seule exception (qui confirme la règle), le personnage de la cheffe de projet que doit affronter une des filles de Chantelle —, un regard qui se trouve soit annulé, car confondu avec n'importe quel autre (Pansy), soit ignoré, car suffisamment loin, maintenu qu'il est à distance (Chantelle). En tant que Blanc, Mike Leigh, 82 ans, ne saurait évidemment s'affranchir de ce fameux "regard blanc" dont parlait Toni Morrison, la tension que crée chez le sujet noir le sentiment de se voir à la fois comme Noir et tel que le Blanc le perçoit (la "double conscience"). Mike Leigh n'est pas Spike Lee (même si ça sonne pareil). Mais en laissant pour ainsi dire hors champ le regard blanc — appelons ça le "hors-blanc" —, il libère ses personnages d'une telle menace. A la condition toutefois de s'effacer lui-même, non pas en tant qu'auteur, mais justement parce que c'est un auteur et qu'à ce titre il se montre capable de nous faire oublier que tous ces personnages noirs sont regardés par un cinéaste blanc. Dures (et belles) vérités.

avril 02, 2025

Mon journal 3

  Crespià (the Film Not the Village) d'Albert Serra (2003).

  Notes de mars.

4 mars
Mickey 17, plutôt marrant la première heure, ne tient pas la distance, cédant de plus en plus à la grosse satire bien lourdingue, comme souvent chez Bong Joon-ho dès qu'il s'agit d'enfoncer le clou pour dénoncer ces tares qui menacent nos sociétés, nos démocraties, notre planète... (se rappeler le très surestimé Parasite dont on ne peut pas dire que le cinéaste sud-coréen y allait de main morte dans sa façon d'opposer les deux familles). De sorte que le meilleur de Mickey, le plus drôle en tout cas, vient peut-être "après", au générique de fin, quand on découvre que c'est Anna Mouglalis qui a prêté sa voix à celle, rauquissime, de la "mama crawler" (haha).

9 mars
Un grognement lointain. Sur Porcile de Pier Paolo Pasolini (1969).

15 mars
Les espions qui s'aimaient. Sur Black Bag de Steven Soderbergh.

24 mars
C'est quoi l'Unheimliche, qu'on traduit de manière impropre, en tout cas imparfaite, par "inquiétante étrangeté"? C'est par exemple quand, écoutant Rock Bottom de Robert Wyatt et qu'arrivé au dernier morceau Little Red Robin Hood Hit the Road, je me mets à penser furieusement à Lost Highway de Lynch, non seulement parce que le morceau fait écho, comme dédoublé, à l'autre piste de l'album "Little Red Riding Hood Hit the Road", qui se terminait par ses paroles: "We roll down the highway towards the setting sun", mais plus encore parce que ledit morceau est lui-même coupé en deux, exactement au milieu, et que, après la première partie où il est question d'un mal de tête et d'hallucinations diverses ("Can't you see them?" est-il longuement répété), eh bien la seconde partie évoque musicalement (en l'anticipant) le "Heirate mich" de Rammstein (qui dans Lost Highway accompagne la projection d'un film porno), le morceau — et l'album par la même occasion — finissant sur cette phrase: "Now I smash up the telly and what's left of the broken phone" ("Maintenant je détruis la télé et ce qui reste du téléphone cassé"), ponctué d'un rire qui n'est pas sans rappeler celui de l'homme mystère. Si ça ce n'est pas de l'Unheimliche...

25 mars
En attendant Tardes de soledad, j'ai découvert Crespià (the Film Not the Village), le premier film d'Albert Serra (2003) que je pensais être son "vrai" premier documentaire, en fait un docu-fiction, genre Strip-tease à la catalane, une chronique villageoise censée se passer dans les années 80, dans la province de Gérone d'où est originaire Serra, pas très loin où vécut Dalí — Crespià est à une vingtaine de minutes en bus de Figueras —, autant dire que c'est joyeusement foutraque... mais aussi volontairement mal foutu, incroyablement mal joué/improvisé, un film qui pourtant n'est pas sans charme, notamment lors des parties musicales, nombreuses, qui rythment (façon de parler) le film. A voir donc, par curiosité, pour sa rareté aussi, et enfin parce que s'y devine déjà le goût de la provocation chez Serra, qui consiste ici à filmer n'importe comment, sachant que ce "n'importe quoi", qui privilégie les plans hyper serrés et désarticulés, vise j'imagine à supprimer le regard faussement objectif de l'auteur (normalement derrière la caméra), auteur pour le coup absent, et atteindre ainsi à une certaine vérité. Reste à savoir si, dans le cas présent, la fin — faire non pas le portrait d'un village (expliquant le complément apporté au titre: "the Film Not the Village") mais un faux film de débutant, qui filmerait comme un manche — justifie les moyens.

30 mars
La mort à l'œuvre. Sur Tardes de la soledad d'Albert Serra.