avril 27, 2025

Hitchcock sans fard

1. Le titre de l'article fait référence à un des rares dossiers publiés par une revue française, en l'occurrence Tausend Augen, sur Hitchcock et la théorie féministe. C'était en 1999, un bail.

2. Le présent texte fait suite à celui consacré à Blackmail. .

... Ainsi apparaît dès Blackmail la problématique majeure — le sort réservé à la femme — soulevée par la théorie féministe des années 70-80 à l'encontre du cinéma d'Hitchcock (de Laura Mulvey à Teresa de Lauretis, en passant par Tania Modleski et Janet Bergstrom), théorie trop lourdement psychanalytique, ce qui en limite la portée, expliquant qu'elle se soit peu à peu éteinte, même dans les pays anglophones où elle est née et s'est développée, à une époque qui le favorisait (le milieu universitaire) au même titre que la psychanalyse en général et la sémiologie; aussi parce que dans le cas de Mulvey, pionnière en la matière, ses textes freudo-marxistes relevaient moins de la théorie que du manifeste, avec des mots-clés — "gaze", "visual pleasure", etc. — qui depuis ont fait florès, prélude chez elle à d'autres formes d'expression, telle la réalisation de ses propres films. Il faut dire que les films d'Hitchcock — emblématiques de ce cinéma patriarcal que fut le cinéma classique, américain ou autre — se prêtent idéalement à une approche psychanalytique (surtout freudienne pour ne pas dire œdipienne, cf. Raymond Bellour). Mais de façon presque trop évidente, ce qui a conduit les féministes à des interprétations sinon erronées du moins très schématiques, comme Mulvey (nonobstant, répétons-le, son apport décisif sur la question du regard au cinéma et les rapports entre écran et spectateur/spectatrice), là où d'autres, comme Bergstrom, davantage théoriciennes, se sont révélées plus nuancées, mettant en avant l'ambivalence d'Hitchcock vis-à-vis de la féminité, pour le coup ni misogyne ni féministe (sachant que la misogynie au cinéma n'est pas en soi un problème si elle se trouve mise à l'épreuve et débordée par toutes ces "contradictions internes" dont regorge une œuvre).

La vérité est que le cinéma d'Hitchcock, beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît, ne se réduit pas à une opposition entre regardant/dominant, qui correspondrait à l'homme (le personnage comme le spectateur) et regardé/dominé, statut dévolu à la femme (pour le coup passive) sur laquelle l'homme (nécessairement actif) exercerait son pouvoir, trouvant du plaisir, au mieux à la contempler (voyeurisme), au pire à la brutaliser (sadisme). Et que si les spectatrices éprouvent elles aussi du plaisir à regarder des films d'Hitchcock, ce n'est pas par pur masochisme, ni en rapport avec leur "masculinité" (ces traits qui se sont constitués dans l'enfance avant de s'effacer et qui, à l'occasion — un bon Hitchcock —, se remanifesteraient sous une forme imaginaire), voire la bisexualité des femmes... mais, plus prosaïquement, parce que, pour Hitchcock, soucieux de tout contrôler, son art comme le spectateur, celui-ci, manipulable à souhait, est une entité abstraite, non-sexuée, qu'il faut "dominer", émotionnellement parlant, pour assurer au film son maximum d'efficacité. Au point que c'est d'efficace, plus que d'efficacité, qu'il faudrait parler. L'efficace en tant que "force agissante" par laquelle une chose (en l'occurrence un plan) produit son effet. C'est dire si le cinéma d'Hitchcock est d'abord une histoire de forces, non seulement physiques, du côté masculin, avec souvent quelque chose d'immature, mais aussi morales, intellectuelles, davantage du côté féminin, justifiant le titre, excellent, du livre de Modleski, devenu bizarrement un sous-titre dans l'édition française: "Les femmes qui en savaient trop".

Alors oui, bien sûr, on trouvera des raisons biographiques, et du coup psychanalytiques, pour expliquer la récurrence de tous ces thèmes, à valeur de symptômes, qui spécifient le cinéma d'Hitchcock (présents dès ses premiers films, et tout particulièrement Blackmail, je me répète), il n'en reste pas moins que le plaisir (sinon la jouissance, dans le cas de North by Northwest) procuré par la vision de ses films tient en premier lieu au mouvement qu'Hitchcock y dessine pour chaque plan (déjà storyboardé), qu'il s'agisse des corps mais aussi des regards, à diriger suivant le bon axe, dans la bonne direction. Une "vectorisation" que le spectateur ne perçoit pas spécialement mais dont il subit l'effet, inconsciemment, favorisant, davantage que l'identification au personnage, une sorte de subordination visuelle, qui fait qu'il (le spectateur) s'engage lui aussi, par le regard, dans la direction souhaitée. Ce par quoi il sort de sa passivité (position que certains diront féminine), signifiant qu'il n'est pas "l'idiot" (que d'autres diront masculin) du proverbe chinois, puisque regardant non pas le doigt du "sage" Hitchcock (pas si sage que ça du fait de sa névrose et de ses phobies), mais ce que le doigt désigne: la "lune", soit la force irradiante du plan. Et que si chez Hitchcock la femme subit davantage la "violence" de l'homme qu'elle ne lui témoigne un plus grand savoir, c'est aussi que l'efficace ne se mesure pas en quantités. L'impact d'une scène, isolée parce qu'inattendue, où une femme fait comprendre à l'homme qu'elle en sait plus que lui, et plus encore qu'elle en sait trop, est aussi fort sinon plus que les conséquences, elles attendues, qui voit l'homme essayer par tous les moyens de l'empêcher de parler (et nul besoin, pour expliquer l'angoisse qu'une telle menace crée chez l'homme, de remonter à la "peur de la castration").

Le paradoxe est là. La misogynie d'Hitchcock n'existe pas, non parce qu'il sait pointer par endroits la résistance de femmes au pouvoir patriarcal, mais parce que ces phases d'empathie totale pour la femme, le plus souvent circonscrites mais parfois occupant la majeure partie du film (cf. dans Blackmail, oui encore, j'insiste, l'état psychologique de l'héroïne après le double trauma qu'ont représenté la tentative de viol + le meurtre), seraient comme des lâcher-prise dans la mise en scène, résonnant avec une telle force qu'ils semblent traduire un profond sentiment d'angoisse, voire de culpabilité, non seulement chez la femme, mais également chez l'homme (par effet de miroir) et peut-être même Hitchcock, par rapport à quoi? je ne m'aventurerai pas... en tout cas si forts que s'en trouvent effacées, comme oubliées, les questions qu'on était jusque-là en droit de se poser en regardant le film, quant à la misogynie de Hitch et au rôle dominant, patriarcal, du regard masculin dans son œuvre.

avril 20, 2025

Voyages en Italie

  Voyages en Italie de Sophie Letourneur (2023).

  On est comme on est.

Ah Voyages en Italie... ce film est un délice, comme peut l'être une citronnade ou un sorbet à la mandarine, sachant que, à ce niveau, tout est dans le dosage et qu'il ne faut pas grand-chose pour que la chose soit ratée. Il en est de même du cinéma de Sophie Letourneur dont les films se situent toujours au point d'équilibre, avançant périlleusement sur la ligne, au risque de tomber dans ce qu'on appelle le "trou de l'insignifiance", en fait se tenant au bord, penchés en avant pour regarder dedans — dans le trou. C'était limite dans des films que je n'aime pas beaucoup, comme le Marin masqué et les Coquillettes, mais dans ses petits films sur l'adolescence (Manue bolonaise, Roc & Canyon) et ses longs, tels la Vie au ranch et Enorme (celui-ci dans un esprit certes différent, plus Comedy Channel), Letourneur s'en sortait merveilleusement bien, témoignant d'un regard "sociologique" (et non sociologisant) ainsi que d'une vis comica qui la rapprochent de Bretécher. Voyages en Italie marque un nouveau sommet. Je ne reviens pas sur le travail très en amont, empilant plusieurs moments dans l'écriture et le "maquettage" du film, ni sur les techniques de tournage qui donnent à la réalisation un côté spontané, faussement improvisé, la plupart des critiques s'en sont chargés. Je n'insiste pas non plus sur l'aspect volontairement trivial du film, avec ces petites touches d'impudeur (un couple dans sa plus stricte intimité: elle, Sophie, belle plante qui prend avis de tout; lui, Jean-Phi, pas sexy pour un sou, éternel inquiet et gros grincheux), ça aussi la critique l'a pointé. Que dire alors? Eh bien, ce qui fait justement la richesse de cette comédie mal peignée, voire ingrate par instants, et prétendument insignifiante.
Commençons par son titre, Voyages au pluriel, qui sous-entend qu'il y aura d'autres voyages par la suite — le film inaugure une trilogie (italienne) avec l'Aventura, bientôt sur les écrans, et Divorce à l'italienne — mais surtout que dans ce film il y a trois voyages, le divisant en trois parties égales: 1) le futur voyage, celui dont on aspire pour "sortir de l'ordinaire" — c'est en tout cas le souhait de la femme —, voyage qu'il reste alors à déterminer, non sans hésitations (Italie ou Espagne?) et autres questions à résoudre, quant aux raisons du choix final — la Sicile — mais plus encore en ce qui concerne l'enfant que les parents du couple vont devoir garder, un enfant qu'on ne voit jamais mais qui, par ses cris, est toujours à réclamer, signe de ce que peut avoir de tyrannique un enfant — pas cool le Raoul — sur le quotidien d'un couple; 2) le voyage proprement dit, en Sicile donc, s'apparentant au plus banal des voyages touristiques (le tourisme de masse), Routard en poche pour oublier la routine... qui nous emmène d'Agrigente à Taormina en passant par Vulcano, ses bains de boue, les balades en vespa et l'ascension du Stromboli; 3) le voyage au passé, le vrai "présent" du film — qui passe alors de l'image "camescope" à celle, plus moelleuse, du 35mm — révélant que ce qui a été vu précédemment n'était que la remémoration, d'où l'aspect décousu, de tous ces petits événements qui ont rythmé le voyage, avec leurs détails incongrus, comme chez Hong Sang-soo (le matelas Sealy, le doseur à spaghetti, les cailloux noirs du volcan...), travail effectué du fond du lit (lieu privilégié du film, comme un écho à la Nouvelle Vague), Sophie Letourneur y dévoilant par-là sa méthode (pas qu'elle a besoin de son lit pour écrire, de ça je ne sais rien, mais qu'elle doit écrire et revivre ce qu'elle a vécu avant de le réécrire). Trois temps qu'on pourrait inscrire dans une démarche dialectique, ou, plus simplement, qui témoigneraient des trois grands moments qui "font" un film (écriture, tournage, montage), mais, par la façon dont c'est articulé, j'y verrais bien aussi les trois mouvements d'une petite pièce musicale, avec son ouverture au ton vif et impatient, la partie centrale au rythme plus nonchalant, disinvolto, et un dernier mouvement, le moins convaincant peut-être de ce point de vue, puisque ajoutant à l'effet de reprise (de ce qu'on a donc déjà vu mais sous un autre angle) une "extension" du récit, quant à la fin du voyage, étirant ainsi (trop) longuement la coda.
Reste la question qu'on est en droit de se poser, à travers là encore le titre et le fait que le sujet est lui-même évoqué dans le film, même si c'est pour rapidement l'évacuer: quid de Rossellini? Que Sophie Letourneur élude la question, via une petite moue, sous prétexte qu'elle n'a vu ni Voyage en Italie ni Stromboli, au grand étonnement de Philippe Katerine, n'implique nullement que tout ça est accessoire. Bien au contraire. Je crois même que Rossellini est la figure centrale bien qu'absente du film, pas au sens de l'hommage bien sûr (comme le fait Moretti dans Caro diario, qu'évoque d'ailleurs indirectement le film de Letourneur lors des séquences en scooter), mais à travers ce qu'il représente en termes de cinéphilie, monument forcément écrasant, qu'on ne vient pas affronter sur ses terres, il ne manquerait plus que ça, mais auquel il s'agit, quand même, d'opposer une sorte de contrechamp. Non pas au cinéma de Rossellini en tant que tel, exemplaire à bien des égards, mais à la sacralisation auteuriste dont il a fait et fait toujours l'objet de la part notamment de ceux qui méprisent les petits films dits "sans hauteur" qui s'accommodent trop facilement des clichés, quant à notre façon de vivre, et de tous ces défauts qui pourtant nous caractérisent si bien. Voyages en Italie serait alors à voir comme un film anti-auteuriste, peut-être même le film anti-auteuriste par excellence. Et qu'il y a-t-il de mieux pour railler l'auteurisme, appliqué à Rossellini et ses Bergman-films — eux-mêmes élevés au rang d'œuvres d'art (digne du Bernin dans le cas de Stromboli) — que de se placer sur le même terrain, celui du sublime.
Le sublime, nous y voilà. C'est de cela qu'il s'agit aussi dans Voyages en Italie, avec un s, donc, comme pour les chroniques de Stendhal qui se posait également la question du sublime, mais sur son versant romantique, ce qui n'est le cas ni chez Letourneur ni chez Rossellini. Le sublime au sens premier du mot, formé de sub, marquant le mouvement de bas en haut, et de limis, "oblique" en parlant du regard, ainsi que l'entendait Lacan: "le point le plus élevé de ce qui est en bas". Et ce qui est en bas, c'est la "bêtise", pas la bêtise fondamentale (dont se délecte le cinéma de Dupieux), mais la bêtise qu'est notre vie ici-bas, et dont rend compte admirablement Sophie Letourneur, la bêtise qui s'exprime d'abord par le langage, le langage courant, fait de phrases souvent inachevées ou mal construites, genre "est-ce qu'on fait quoi?", qui évidemment ne visent pas au sublime, mais qui, dans une approche qu'on pourrait qualifier de burkienne, opposée à la beauté et à son modèle de perfection, se trouvent néanmoins élevées, par le travail d'écriture et de mise en scène de l'auteure (non auteuriste, on est d'accord), à un niveau supérieur, de moindre bêtise dirait Lacan: le sublime de la bêtise. C'est tout le sens de la scène de la Vallée des Temples à Agrigente — cf. l'affiche du film — où Sophie se fait photographier, comme la majorité des touristes, devant la statue en bronze d'Icare (couché après sa chute), une statue moderne qui a été ajoutée au site, reléguant au second plan, et probablement hors du cadre de la photo, le Temple en question. Sublime de la bêtise, que la réalisatrice pousse à son plus haut degré, via la connotation sexuelle que prend la scène, quand Sophie au contact du sexe de l'Icare, bouillant à cause du soleil, se brûle le bas du dos.
Ces clins d'œil sexuels courent tout le long du film (de "ZiziJet", ainsi que le prononce Philippe Katerine, et ses vols à "69" euros, à l'enseigne "Bibite", en passant par l'Eros Hotel à Vulcano et la découverte du Stromboli dont le cratère "n'est qu'un trou"... sans oublier le plan où Letourneur, en soulevant la couette, dévoile fugacement le sexe de Katerine), autant d'éléments qui sont là comme témoins d'une vie sexuelle appauvrie chez ce couple de quadras (un manque qui sera comblé à la fin, c'était le but non avoué du voyage, lors d'une jolie scène de sexe), mais qui sont là aussi comme marques de dérision — mieux: d'auto-dérision car Letourneur s'y inclut sans ménagement, c'est la part autofictionnel de ses films — vis-à-vis de ce type de couple au désir émoussé mais qui, par la forte complicité dont les deux font preuve, arrive à durer, pour le meilleur et pour... le moins bon; plus encore, si je suis le fil de ma démonstration, vis-à-vis du couple rossellinien, lui vraiment en crise dans Voyage en Italie, crise qu'il ne surmonte qu'à la faveur d'une révélation chez Ingrid Bergman: l'"apparition", lors de la visite de Pompéi, d'un couple enseveli depuis deux mille ans, soit deux corps unis pour l'éternité; alors que dans Stromboli, mariée sans amour, Bergman devait affronter seule son destin, s'en remettant à Dieu après avoir gravi, véritable chemin de croix, le Stromboli, celui-là même qui, rappelle Letourneur, "entre en éruption toutes les vingt minutes". Loin de la dimension mystique que prend chez Rossellini le volcan — que ce soit le Vésuve ou le Stromboli —, Sophie Letourneur propose soixante-dix ans après, avec l'humour qu'on lui connaît et le regard malicieux qui l'accompagne (je pense tout d'un coup au jeu avec les lunettes de soleil qu'elle n'arrête pas de retirer et de remettre, au volant de sa voiture, parce que la route n'est qu'une succession de tunnels)... une vision pour le moins béotienne de la vie de couple, de la Sicile et de ses splendeurs, dans la mesure où, comme Bretécher, ce qui l'intéresse avant tout n'est pas l'extraordinaire qui s'extrait de l'ordinaire, mais l'ordinaire — celui des gens même si, pour Katerine, lui et Sophie ne sont pas les gens — qui demeure en chacun de nous et n'a que faire de l'extraordinaire. A ce titre, Voyages en Italie n'était qu'une "mise au point", comme le chante Jakie Quartz dans le film, sur une étape de la vie (que représente la trilogie), semblable à tant d'autres, dans un des plus beaux décors du monde, à l'image de Syracuse, comme le chante Henri Salvador (via Philippe Katerine), une chanson que Sophie ne connaissait pas non plus, ce qui finalement n'a pas d'importance. On est comme on est... surtout ne pas changer.

avril 14, 2025

La blouse roumaine

  Qu'est-ce qui fait de Rohmer un cinéaste matissien, plus encore que Demy et Godard?
— Que Matisse ait connu, là-bas en Polynésie, à l'époque de Tabou, Murnau, le cinéaste de chevet de Rohmer?
— Que chez Rohmer, l'œuvre soit composée de cycles, de suites et de variations sur des thèmes identiques ou avoisinants, comme chez Matisse qui, d'ailleurs, à propos de ses propres "thèmes et variations", parlait de cinématographie?
— Que l'œuvre soit empreinte de couleurs pures, élémentaires, mais aussi de courbures: voir sur la photo, la position que prend Amanda Langlet dans la scène du restaurant de Pauline à la plage (1983), reproduisant sans le vouloir le tableau de Matisse, La Blouse roumaine (1940), dont l'affiche ornait sa chambre, comme elle ornera plus tard le bureau de Rohmer, avenue Pierre-1er-de-Serbie... faisant du tableau, et de l'image de la femme à laquelle il renvoie, l'équivalent en termes de douceur et de mélancolie de La Joconde chez Oliveira?

Tout ça est vrai, mais ce qui rapproche peut-être le plus Rohmer et Matisse, c'est une vision similaire de leur travail, Rohmer gardant une trace de toutes les étapes qui ont marqué l'élaboration de ses films, ainsi que le montre (sous l'œil amusé de Jean Douchet), le film d'André S. Labarthe, Eric Rohmer, preuves à l'appui (la première partie: ). Des "preuves" sous forme de dossiers: des cahiers d'écoliers remplis de notes, des bouts d'essais aussi, qu'il s'agisse de petits films tournés en Super 8 ou d'enregistrements audio, rangés dans des cartons à chaussures... à l'instar des photographies prises par Matisse pour témoigner de l'évolution de La Blouse roumaine et de son objectif avoué: une simplification toujours plus poussée — accumuler pour mieux soustraire et ainsi aller à l'essentiel.

avril 05, 2025

Post covid

  Hard Truths (Deux Sœurs) de Mike Leigh (2024).

  Secrets et mensonges.

Deux Sœurs, le titre français du dernier Mike Leigh (en écho peut-être à Deux Filles d'aujourd'hui, "traduction" française de Career Girls), tend à imposer une vision binaire et simpliste du film, celle qui se contenterait d'opposer l'irascibilité de Pansy à la bonne humeur de Chantelle, là où le titre original, Hard Truths (comme il y a eu High Hopes), ouvre une tout autre voie, interrogeant ce que sont ces "vérités", aussi "dures" à dire qu'à entendre dans le film, ce qui nous renvoie trente ans en arrière, à Secrets and Lies (curieusement traduit par Secrets et Mensonges, oui je me moque) dans lequel jouaient déjà Marianne Jean-Baptiste et Michele Austin. Parce que toutes ces paroles acerbes, coléreuses, haineuses, que déverse Pansy à longueur de journée, et à tout le monde, sont ses "vérités" à elle, livrées sans filtre (Pansy = pensée en anglais), qui traduisent sa détestation de la vie (comme le lui fait remarquer sa sœur) en même temps qu'elles viennent meubler (en s'adressant à l'autre) le terrible sentiment de solitude dans laquelle elle vit. La force de Hard Truths est là qui rend le personnage de Pansy malgré tout attachant.
De sorte que ce qui ressort peu à peu du film c'est, au-delà de cette opposition très (trop) marquée entre les deux sœurs, ce qui au contraire fait lien — on pense à Tchekhov — via la relation (inégale et injuste) que leur mère entretenait avec chacune, un secret qu'elles partagent, et plus encore, à travers leur mode de vie, aussi bien du côté de Pansy, enfermée dans sa paranoïa (traitant les Noirs comme elle traiterait les Blancs), à laquelle renvoie l'intérieur de sa maison, à la propreté maladive, symbole de pureté, que du côté de Chantelle, apparemment plus libérée mais seulement dans le cadre de sa communauté: elle est coiffeuse dans un salon où personnel et clientèle sont tous noirs, à l'image d'ailleurs du casting du film. A l'abri du "regard blanc" — seule exception (qui confirme la règle), le personnage de la cheffe de projet que doit affronter une des filles de Chantelle —, un regard qui se trouve soit annulé, car confondu avec n'importe quel autre (Pansy), soit ignoré, car suffisamment loin, maintenu qu'il est à distance (Chantelle). En tant que Blanc, Mike Leigh, 82 ans, ne saurait évidemment s'affranchir de ce fameux "regard blanc" dont parlait Toni Morrison, la tension que crée chez le sujet noir le sentiment de se voir à la fois comme Noir et tel que le Blanc le perçoit (la "double conscience"). Mike Leigh n'est pas Spike Lee (même si ça sonne pareil). Mais en laissant pour ainsi dire hors champ le regard blanc, il libère ses personnages d'une telle menace. A la condition toutefois de s'effacer lui-même, non pas en tant qu'auteur, mais justement parce que c'est un auteur et qu'à ce titre il se montre capable de nous faire oublier que tous ces personnages noirs sont regardés par un cinéaste blanc. Dures (et belles) vérités.

Reste une hypothèse, pas la plus immédiate vu que Hard Truths ne l'évoque à aucun moment (du moins explicitement), mais pas si absurde que ça quand on y repense. Qui veut que, de toutes les (dures, cruelles...) vérités que le film énonce (via Pansy essentiellement), la plus générale, permettant de réunir les deux sœurs et de les faire tenir ensemble dans un même contexte, est celle qui ferait de Hard Truths une métaphore de ce que fut la pandémie de covid. Déjà, quand on sait qu'elle obligea Mike Leigh à repenser une nouvelle version de son film, les plans de tournage prévus initialement ayant dû être annulés. Surtout, connaissant la façon dont le réalisateur anglais (également metteur en scène de théâtre) prépare ses films, en peaufinant ses personnages de concert avec celles ou ceux qui vont les interpréter, il est probable que ce long travail en amont s'est effectué à une époque où l'épidémie était encore très vivace. Et de voir le côté "entre-soi" des personnages et du film lui-même (au casting quasi exclusivement noir), comme un écho au confinement vécu. Qui ferait pour le coup du "corps blanc" vis-à-vis de la communauté noire, l'élément exogène: un corps étranger, pas nécessairement hostile, mais suffisamment "autre" pour qu'il faille s'en méfier, sinon s'en protéger (en le maintenant hors champ). Et qui, dans le contexte de l'après-covid (celui du film), susciterait deux types de réaction: chez Pansy, qui souffrait déjà d'un mal-être chronique, une exacerbation de ses troubles paranoïaques (d'où l'obsession, limite compulsive, de la propreté, sa phobie de tout ce qui est sale, ce que traduit l'utilisation du mot "hantée" pour expliquer à sa sœur, dans la séquence du... cimetière, comment elle se sent), surtout si on admet qu'elle a peut-être réellement contracté le virus et qu'elle souffre dorénavant d'un syndrome post-covid (expliquant qu'elle se dise plusieurs fois "fatiguée", jusqu'à devoir se recoucher dans la journée); chez Chantelle, au contraire, une libération, une fois la pandémie éloignée, qui la révèle rayonnante, avec ses filles comme dans son travail, d'autant plus sociable et enjouée qu'elle l'était déjà naturellement. 

avril 02, 2025

Mon journal 3

  Crespià (the Film Not the Village) d'Albert Serra (2003).

  Notes de mars.

4 mars
Mickey 17, plutôt marrant la première heure, ne tient pas la distance, cédant de plus en plus à la grosse satire bien lourdingue, comme souvent chez Bong Joon-ho dès qu'il s'agit d'enfoncer le clou pour dénoncer ces tares qui menacent nos sociétés, nos démocraties, notre planète... (se rappeler le très surestimé Parasite dont on ne peut pas dire que le cinéaste sud-coréen y allait de main morte dans sa façon d'opposer les deux familles). De sorte que le meilleur de Mickey, le plus drôle en tout cas, vient peut-être "après", au générique de fin, quand on découvre que c'est Anna Mouglalis qui a prêté sa voix à celle, rauquissime, de la "mama crawler" (haha).

9 mars
Un grognement lointain. Sur Porcile de Pier Paolo Pasolini (1969).

15 mars
Les espions qui s'aimaient. Sur Black Bag de Steven Soderbergh.

24 mars
C'est quoi l'Unheimliche, qu'on traduit de manière impropre, en tout cas imparfaite, par "inquiétante étrangeté"? C'est par exemple quand, écoutant Rock Bottom de Robert Wyatt et qu'arrivé au dernier morceau Little Red Robin Hood Hit the Road, je me mets à penser furieusement à Lost Highway de Lynch, non seulement parce que le morceau fait écho, comme dédoublé, à l'autre piste de l'album "Little Red Riding Hood Hit the Road", qui se terminait par ses paroles: "We roll down the highway towards the setting sun", mais plus encore parce que ledit morceau est lui-même coupé en deux, exactement au milieu, et que, après la première partie où il est question d'un mal de tête et d'hallucinations diverses ("Can't you see them?" est-il longuement répété), eh bien la seconde partie évoque musicalement (en l'anticipant) le "Heirate mich" de Rammstein (qui dans Lost Highway accompagne la projection d'un film porno), le morceau — et l'album par la même occasion — finissant sur cette phrase: "Now I smash up the telly and what's left of the broken phone" ("Maintenant je détruis la télé et ce qui reste du téléphone cassé"), ponctué d'un rire qui n'est pas sans rappeler celui de l'homme mystère. Si ça ce n'est pas de l'Unheimliche...

25 mars
En attendant Tardes de soledad, j'ai découvert Crespià (the Film Not the Village), le premier film d'Albert Serra (2003) que je pensais être son "vrai" premier documentaire, en fait un docu-fiction, genre Strip-tease à la catalane, une chronique villageoise censée se passer dans les années 80, dans la province de Gérone d'où est originaire Serra, pas très loin où vécut Dalí — Crespià est à une vingtaine de minutes en bus de Figueras —, autant dire que c'est joyeusement foutraque... mais aussi volontairement mal foutu, incroyablement mal joué/improvisé, un film qui pourtant n'est pas sans charme, notamment lors des parties musicales, nombreuses, qui rythment (façon de parler) le film. A voir donc, par curiosité, pour sa rareté aussi, et enfin parce que s'y devine déjà le goût de la provocation chez Serra, qui consiste ici à filmer n'importe comment, sachant que ce "n'importe quoi", qui privilégie les plans hyper serrés et désarticulés, vise j'imagine à supprimer le regard faussement objectif de l'auteur (normalement derrière la caméra), auteur pour le coup absent, et atteindre ainsi à une certaine vérité. Reste à savoir si, dans le cas présent, la fin — faire non pas le portrait d'un village (expliquant le complément apporté au titre: "the Film Not the Village") mais un faux film de débutant, qui filmerait comme un manche — justifie les moyens.

30 mars
La mort à l'œuvre. Sur Tardes de la soledad d'Albert Serra.