Lost Highway de David Lynch (1997).
Plier-déplier.
Le pli à l'infini rattache Lynch au courant baroque de la modernité si bien décrit par Deleuze, dans lequel "la forme ne limite plus un volume, mais embrasse un espace illimité dans toutes ses directions". Et Deleuze de citer le sculpteur Tony Smith et son modèle esthétique, très leibnizien: "une voiture fermée parcourant une autoroute que seuls ses phares éclairent, et sur le pare-brise de laquelle l’asphalte défile à toute allure" (Le Pli. Leibniz et le baroque, 1988). "C'est une monade, poursuit Deleuze, avec sa zone privilégiée (si l'on objecte que la clôture n'est pas absolue en fait, puisque l'asphalte est au-dehors, il faut se rappeler que le néo-leibnizianisme exige une condition de capture plutôt que de clôture absolue; et même ici la clôture peut être considérée comme parfaite dans la mesure où l'asphalte de dehors n'a rien à voir avec celui qui défile sur la vitre)."
On reconnaît là le générique de Lost Highway, réalisé par Jay Johnson à partir de l'idée de "lost highway" (l'autoroute perdue), une expression déjà utilisée par Barry Gifford, le coscénariste du film, dans un de ses précédents romans, et qu'avait beaucoup aimée David Lynch: la bande uniface (dite aussi de Möbius) se déroulant à l'infini, sur "I'm Deranged" de David Bowie et Brian Eno. C'est l'asphalte révélé par les phares qu'on voit défiler sur le pare-brise, et non l'asphalte tel qu'il existe au dehors, le plan matérialisant bien une "clôture".
Funny how secrets travel...
Oui mais chez Lynch, on devine aussi la pâte, les recoins obscurs de la matière (la texture), tant l’œuvre nous apparaît proche physiquement. Dans Mulholland Dr., le spectateur est si prêt qu’il pourrait "saisir" le film et, à son tour, le malaxer — le retourner dans tous les sens — à la manière de ces chewing-gums mâchés que Lynch collectionnait jadis dans des bocaux. Qu’il s’agisse de plier ou de déplier, de mêler ou de démêler, le jeu de la forme est toujours une invitation à rejoindre l’œuvre. Et quel plus beau jeu que celui qui permet ainsi au spectateur de faire corps avec l’œuvre.
D'où la question: si l'Univers lynchien est une monade du côté de l'auteur (enclos qu'il serait également au niveau sonore par tous ces bruits sur lesquels travaille Lynch: bourdonnements, stridences, etc.), qu'est-il vraiment pour le spectateur?
Complément sur Twin Peaks: The Return (2017).
:-) ALL.
Un peu de Munch, pour le cri mais aussi l’homme divisé, un peu de Kubin pour le côté monstrueux (et l’Empire du rêve), un peu de Kafka, ça va sans dire, et beaucoup de Lynch, le meilleur de Lynch, qui mêle comme chez les deux derniers l’absurde et l’étrange, et plus encore: l’énigme à l’état pur, l'aenigma: "ce qu’on laisse entendre" (au double sens du mot: à la fois comprendre et percevoir par l'ouïe, le plaisir que l’on prend, non pas à trouver des réponses à toutes ces questions que la série accumule — esprits cartésiens, s'abstenir! —, mais au contraire à se laisser envahir par le film (comme disait Cocteau à propos du cinéma en général) par tous ces mystères — l'inouï — dont Lynch se repaît avec une évidente gourmandise, des mystères dont il s'agira dans un second temps de faire ressortir, à défaut de logique, la cohérence — la co-errance? —, celle qui, du point de vue structurel, fait tenir un film; qui mêle aussi, à la part onirique de l'univers lynchien (où Cocteau n'est pas loin non plus), une image plus réaliste, qui est celle de l'Amérique d’aujourd’hui, l’Amérique de l'âge atomique (Lynch est né en 1946), sorte d’americana à la Norman Rockwell mais rongée de l’intérieur, l’autre côté du rêve américain, ainsi que le montraient déjà Blue Velvet et Wild at Heart.
L’Amérique donc, sous l'emprise du Mal, autrement dit BOB, l’entité maléfique, sous les traits de Leland Palmer, le père incestueux et meurtrier de Laura, ou de Mr C, le doppelgänger psychopathe de Dale Cooper (qui, lui, a disparu dans la Black Lodge), entité capable en fait de s’immiscer partout (sur la bande monoface), en n’importe qui, de circuler à travers le temps et l’espace, via les univers parallèles et l’électricité, monde terrifiant mais dans lequel persistent — heureusement, la série ne tiendrait pas sinon — quelques îlots d’amour, quelque nébuleuse empreinte de bonté et de bienveillance, à l’instar de la petite troupe qui entoure le shérif Truman (l’adjoint Hawk, Andy et Lucy...), de la Dame à la bûche (personnage proche de la mort, comme l’actrice qui l’interprétait, rendant la scène d’adieu bouleversante), et bien sûr de Dougie Jones (Kyle MacLachlan prodigieux), le double "capresque" de Dale Cooper... autant de figures qui sont celles du Bien, du Bien contre le Mal, jusqu’au super-héros (Freddie et son gant vert), surgi de nulle part, juste pour détruire le Mal (Bad Coop et ses pouvoirs de super-vilain), permettant une fois encore de modifier le passé, le passé qui conditionne le futur, mais cette fois de façon positive, et à Cooper-Orphée de sortir Laura des ténèbres, pour la ramener à la maison, là où vit sa mère, et ainsi la sauver, 25 ans après...
1992-2017: un trou immense (mais prévu: à la fin de la saison 2, Laura disait à Cooper: "Je te reverrai dans 25 ans") que Lynch a donc fini par combler, autant par la puissance de son récit, et ses fulgurances (visuelles, sonores), que par la magie de ses acteurs-personnages, tous revenus, après tout ce temps, enfin la plupart, certains transformés, parfois très différents, mais le plus souvent tels qu’on les avait quittés, simplement vieillis (et ça c'est déjà merveilleux), alors que ceux qui entre-temps ont disparu, eh bien demeurent présents malgré tout (et ça c'est très beau aussi), fantômes traversant la série, au gré des épisodes, parmi les spectres et les tulpas...
25 ans, le temps finalement nécessaire à Lynch pour retrouver Laura, ce qui passait peut-être par la réalisation d’autres films, ainsi la trilogie Lost Highway — Mulholland Dr. — Inland Empire, pour que Cooper, une fois redevenu lui-même, qu'il a retrouvé puis reperdu Diane (l’amante qui n’était pas qu’un dictaphone), aille chercher Laura, là-bas dans les limbes, qu’il la guide à travers la forêt, vers la lumière, sauf que lui aussi, comme le poète, se retourne, de sorte que...
Twin Peaks est un puits sans fond.