Aucun ours de Jafar Panahi (2022).
Omid*.
(*Espoir en persan)
A l'heure où en Iran les femmes, au péril de leur vie, continuent de braver courageusement la dictature des mollahs (1), il est bon de revoir Trois Visages (2018) et Aucun ours (2022), les deux derniers films de Jafar Panahi.
Si dans Trois Visages, Panahi rend comme d'habitude hommage à son maître Kiarostami, en s’appuyant sur un ensemble de motifs typiquement kiarostamiens (la voiture-caméra, le paysage, les routes en zigzag...), ce qui rend l’hommage par moments un peu trop manifeste (cf. la scène de la tombe), il enracine plus profondément encore son film dans la culture iranienne, comme s’il fallait passer par Kiarostami, son œuvre, pour nous parler de l’Iran d'aujourd’hui, plus précisément de la femme iranienne, à travers ces trois figures d’actrices qui composent Trois Visages: la grande vedette de séries télé; la jeune fille des montagnes, empêchée par sa famille et son village d’aller au conservatoire; l'ancienne gloire du cinéma iranien, celui d’avant la révolution, et depuis bannie, vivant recluse à l’écart du village. Cette dernière, Shahrzad (de son vrai nom Kobra Saeedi), existe réellement, point aveugle du film — on ne la voit pas, ce n'est qu'une silhouette — et en même temps ce vers quoi tend le film, dont elle constitue le centre fuyant, la ligne que trace Panahi, dans le rôle du conducteur-traducteur (du persan à l'azéri et inversement), jusqu'à ce plan incroyable — véritable stase dans le film — qu'est la rencontre entre les trois femmes, filmée de loin la nuit (juste des ombres chinoises, en train de danser derrière une fenêtre), moment sublime qui transcende les conditions de tournage, l'assignation à résidence de Panahi (avant son emprisonnement), l'hommage à Kiarostami, pour atteindre à la pure poésie, anticipant par là le poème écrit par Shahrzad, que celle-ci récite en voix off à la fin du film, la poésie comme espace de liberté, qui s'oppose à ce qui régit encore et toujours la société iranienne (le poids des traditions, le pouvoir masculin...) et offre à la femme l'espoir d'une autre vie, à l'instar de Marziyeh, la plus jeune des trois, dévalant la route, tout voile dehors, vers de nouveaux horizons.
(1) Je pense en dernier lieu à cette étudiante de l'université Azad de Téhéran qu'on voit sur X (anciennement Tweeter), tête nue et en sous-vêtements, peut-être en proie à une crise psychotique (elle déambule devant l'université et semble parler toute seule), ce qui bien sûr ne remet pas en cause la valeur symbolique d'un tel geste — la scène capturée sur leur portable par d'autres étudiantes nous rappelle les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof, film qui d'ailleurs se nourrit lui-même de ce type de vidéos diffusées sur les réseaux sociaux.
L'homme qui a vu l'ours.
On sait le contexte dans lequel Aucun ours a été réalisé: à l'époque Panahi était toujours assigné à résidence et interdit de tournage, avant d'être de nouveau emprisonné à la prison d'Evin — pour avoir indirectement manifesté son soutien à Rasoulof, lui-même en prison — puis libéré après une grève de la faim et finalement autorisé à quitter l'Iran. Panahi qui aurait pu s'exiler depuis longtemps mais qui préférait résister de l'intérieur, dans son pays, l'Iran, ainsi qu'il apparaît dans Aucun ours, lorsque le personnage qu'il incarne (lui-même, comme d'habitude, dans son propre rôle) se retrouve en pleine nuit à la frontière (de l'autre côté, c'est la Turquie où son équipe tourne le film qu'il dirige à distance, via Internet), et que, effrayé à l'idée non pas de transgresser l'interdit mais de contrevenir à sa règle de conduite, il fait marche arrière et retourne dans le village (Jaban, tout au nord de l'Iran) où il s'est installé le temps du tournage. Et comme toujours chez Panahi, cette intelligence du dispositif qui dit l'essentiel avec le minimum de moyens. A un premier niveau, c'est l'Iran traditionnel, loin de Téhéran, avec ses rituels ancestraux (le lavage des pieds des futurs fiancés, mais aussi l'obligation pour une femme d'épouser celui qu'on lui a destiné à la naissance, exemple parmi d'autres — ils sont nombreux — de cette soumission à laquelle est contrainte la femme iranienne, l'empêchant d'épouser celui qu'elle aime — en ce sens, Aucun ours prolonge Trois Visages avec lequel il forme un fabuleux diptyque); à un second niveau, l'Iran d'aujourd'hui, privé de libertés et sans avenir, où règne la torture (qu'elle soit blanche ou physique), pays que dès lors beaucoup cherchent à fuir, par tous les moyens — deux voies sont possibles, dit son assistant à Panahi: la contrebande, avec le risque de se faire escroquer, ou les passeurs, avec le risque d'être tué.
Ces deux niveaux, Jafar Panahi les imbrique à travers deux histoires: 1) l'histoire du film que son personnage est donc en train de réaliser, qui est celle d'un couple en quête de vrais-faux passeports pour rejoindre la France (l'homme a un faux air de John Cazale), une sorte de docu-fiction puisque c'est la vraie vie du couple qui est filmée, sauf que ça ne se passe pas comme prévu et que la sincérité de Panahi est même mise en doute par la femme, autant d'éléments qui vont conduire au drame; 2) l'histoire d'une photo que Panahi aurait prise dans le village (ce qui est probable mais le film ne le montre pas), celle d'un autre couple d'amoureux, mais "illégitime" celui-là, photo que réclament les hommes du village pour confondre le garçon, mais que Panahi ne peut/ne veut leur donner, affirmant ne pas avoir fait de photo du couple, allant même, pour le prouver, jusqu'à remettre au maire la carte mémoire de son appareil, ce qui en fait ne prouve rien (la photo, il l'a probablement supprimée — c'est mon avis — mais le film, là non plus, ne le montre pas), expliquant qu'à la fin on lui demande de prêter serment (une tradition dans le village pour mettre fin à un conflit — il est même toléré de mentir si c'est pour la bonne cause), autant d'éléments qui, là aussi, vont conduire au drame... Au cœur de ces deux histoires, le pouvoir ambigu des images, entre vérités et mensonges, qui fait de Panahi le digne héritier de Kiarostami (avec les clins d'œil habituels, ici, par exemple, l'obligation pour le cinéaste d'aller sur la colline avec son ordinateur portable pour avoir du réseau, ce qui rappelle le documentariste dans Le vent nous emportera), à la différence toutefois que l'humanisme de Panahi est plus chaleureux que celui de Kiarostami dont l'œuvre avec le temps tendait de plus en plus à l'abstraction. Cela tient d'abord à la présence de Panahi devant la caméra, et à sa bonhomie, mais aussi à ce besoin chez lui de proximité, d'être près des gens, ce dont témoigne ici le désir exprimé par son personnage d'être le plus proche possible du lieu de tournage, des décors, certes de l'autre côté de la frontière mais tout à côté, désir irraisonné puisque compliquant la supervision du tournage, en plus que de se révéler dangereux...
Le titre fait référence à un passage du film où l'un des personnages, après avoir mis en garde Panahi du danger qu'il y a à s'aventurer seul la nuit à cause des ours, lui avoue qu'en fait il n'y a pas d'ours, que les ours c'est juste pour faire peur. La réalité, c'est qu'il y a bien des ours dans cette région de l'Iran (qu'ils soient de Syrie ou du Caucase, peu importe), mais surtout que ces "ours" qui font peur, ce sont les "yeux" du pouvoir iranien, qu'on ne voit pas mais qui sont bien là, vous observant en permanence, où que vous soyez, au courant de tout, comme le sont également les villageois (la poussière sur le 4x4 de Panahi n'est pas celle qui recouvre habituellement le tracteur du village, elle signe la virée nocturne du cinéaste du côté de la frontière par le même chemin que celui, poussiéreux, qu'empruntent les passeurs)... des villageois craignant qu'on les épie à leur tour, parce que dans une dictature, la suspicion finit par gagner tout le monde. Jafar Panahi rend compte admirablement de ce sentiment d'oppression qui, à des degrés divers et selon les modes de vie, imprègne toute la société iranienne, sentiment que le cinéaste traduit, au niveau narratif, par ces deux histoires qui s'emboîtent, et sur le plan formel par tout un jeu avec le cadre (ici plutôt de traviole), tous ces "cadres-dans-le-cadre", comme il y a le "film-dans-le-film", telles les grilles d'une prison. Il en ressort un film réellement stupéfiant. On y devine l'urgence (à filmer) d'un cinéaste empêché (de tourner) et c'est prodigieux. A la toute fin du film, "invité" à quitter les lieux, Jafar Panahi passe en voiture près de la rivière où la cérémonie du lavage des pieds avait été filmée au début par celui qui l'hébergeait (c'était mal filmé, sans technique, mais c'était du cinéma "vrai")... à la place: un drame (mis en scène cette fois), après celui qui vient de conclure la première histoire. On incite de nouveau Panahi à partir. Il s'exécute... Mais au bout de quelques secondes, alors que résonne une alarme (il n'avait pas attaché sa ceinture de sécurité), il stoppe brusquement sa voiture. Pour attacher sa ceinture? Non. Plutôt pour nous rappeler que — quoi qu'il arrive — son pays c'est l'Iran et qu'il ne partira pas... du moins le plus tard possible, ajouterons-nous avec le recul.