Du côté d'Orouët de Jacques Rozier (1969-1973).
Revoyant le film (c'est là), le passage où Bernard Menez, dans la cuisine, accompagné de sa bouteille de gros-plant, prépare pour les filles le congre qu'il a pêché l'après-midi (séquence géniale en termes de découpage et dans les prises de vues du fait de l'exiguïté de la pièce) — c'est à partir de 1h55 sur la vidéo —, je me suis rappelé l'entretien qu'avait donné Jacques Rozier pour l'émission "Cinéma Cinémas" et dans lequel il disait que s'il n'avait pas été cinéaste il aurait aimé être marin pêcheur, ou encore que le premier film qu'il a vu enfant (en tout cas, dont il se souvient), c'était un Laurel et Hardy — il a oublié le titre, le film c'est Bons pour le service (Bonnie Scotland) — et la fameuse scène où nos deux compères font cuire dans une chambre un gros poisson à l'aide d'une bougie placée sous la grille du sommier (le poisson finit ratatiné, réduit à la taille d'une sardine), une scène qui l'avait tellement fait rire qu'il en avait mangé ses gants! (le Laurel et Hardy on peut le voir là — la scène commence à 21'42)
Tout ça pour dire que chez Rozier, la mer, les îles, les vacances, de la Corse d'Adieu Philippine à l'île d'Yeu de Maine Océan en passant par Orouët et l'île de la Tortue, sont non seulement associées à un moment joyeux de l'enfance (Laurel et Hardy), ainsi bien sûr qu'au goût du large, au sens buissonnier et "gentiment anarchiste" du terme (le burlesque), mais plus encore à un désir particulier, celui qui consiste à travailler, mieux: cuisiner (avec ce que cela suppose d'artisanal) un matériau (là un poisson, ici une scène) qu'on a soi-même capturé (la "prise"). Vision autarcique (le mythe de l'île déserte), "defoesque" (la robinsonnade des Naufragés de l'île de la Tortue), comme aspiration à un autre mode de vie, un autre mode de jouir, pseudo sauvage, la vie loin de la société, en prise directe avec la nature, mais dont il apparaît au final qu'elle n'est qu'illusion, tant sa mise en pratique semble vouée à l'échec: le repas préparé par Menez se révèle un fiasco, certes parce que le poisson est trop cuit mais surtout parce que les filles, fatiguées et sans envie, n'ont plus faim, douce mélancolie précipitant le clash du lendemain.
Rozier roses et rosaces... (rosarum rosis rosis)
Coller et non couper. "(...) Il y a de ça dans le travail de Jacques Rozier, tel que ses films le laissent à voir: une sorte d'argument du pari, une forme de croyance, paisible mais absolue, en la matière même du film qui fait que le travail consiste dès lors moins à enlever qu'à tenter des agencements, des combinaisons, images et sons, paroles et musiques, visages et paysages, temps et tempi... C'est cette recherche, avec toute sa part d'aléatoire, qui explique sans doute la lente maïeutique dont procède chacun des opus de J.R., mais aussi, à l'arrivée, leur grâce, leur fragilité météorologique, leur respiration tremblée." (Hervé Le Roux, "Couper n'est pas coller", Jacques Rozier, Le funambule, 2001).
On pourrait dire aussi: couper (quand même, oui un peu) pour mieux "recoller" et faire proliférer l'ensemble... Comme on fait des boutures.