juillet 31, 2024

Etats de siège

  Dodes'kaden d'Akira Kurosawa (1970).

  Forteresses cachées.

Vouloir rapprocher l’image du bidonville de celle d’un territoire assiégé peut paraître hasardeux tant les deux figures s’opposent: d’un côté, un espace ouvert, où se confondent souvent dehors et dedans, le principe même de l’extériorité; de l’autre, un espace fermé, terrain d’affrontement où l’enjeu est justement d’assurer la clôture du lieu. Cinématographiquement parlant, le siège jouerait volontiers sur le rapport champ/contrechamp là où le bidonville convoquerait davantage le hors-champ. C’est qu’un bidonville, agglomérat miséreux de tout ce que la cité ne peut ou ne veut intégrer — et dès lors rejette hors de ses murs —, n’est pas à proprement parler assiégeable. Comment assiéger une "ville" ouverte aux quatre vents? Et surtout, pourquoi l’assiéger quand il est si facile de la raser? Faute d’offrir la moindre prise, le bidonville apparaît paradoxalement comme le lieu de résistance idéal à la notion de siège. C’est ce que montrent nombre de films ayant pour cadre un bidonville, ainsi Dodes’kaden d’Akira Kurosawa et Invasion Los Angeles (They Live) de John Carpenter, des films où l’espace du bidonville n’est pas seulement géographique, déterminé par l’étendue du territoire occupé, mais reconfiguré aux dimensions psychique, esthétique, politique, que prend le bidonville pour ses habitants, faisant de celui-ci — le "quartier sans soleil" aux couleurs bariolées dans Dodes’kaden, "Justiceville", le camp d’exclus dans Invasion Los Angeles — moins le lieu du dénuement qu’une zone de dévoilement, quelque chose à la fois de fragile, puisqu’à la merci de la première pelleteuse venue, et d’inaltérable, car inscrit au cœur même de l’humain.

Chez Kurosawa, l’idée de siège fait écho à la folie de ses personnages. Certains fuient la réalité par la puissance de leur imagination, aux confins de l’hallucination, tel Rokkuchan, le jeune garçon qui se prend pour un tramway, scandant ses déplacements en imitant le bruit — "dodes-kaden, dodes-kaden…" — que font les roues d’un tram sur les rails, ou encore le père et son enfant, construisant mentalement, du fond de la vieille 2 CV où ils habitent, la maison de leurs rêves. D’autres, au contraire, sous l’emprise d’un réel terrifiant, traversent le film comme des zombis, à l’image du mari abandonné par son épouse, déchirant mécaniquement les vêtements de celle-ci, ou de la jeune fille exploitée par son oncle, fabriquant jusqu’à l’épuisement des fleurs en papier. Il y a là comme une forteresse cachée qui protège les personnages autant qu’elle les enferme. Le bidonville est représentatif de ce double état de protection et d’enfermement. De protection, parce que la menace vient toujours du dehors: l’enfant, le seul à communiquer avec l’extérieur, en allant quémander quelques restes de nourriture, en fait la cruelle expérience (il meurt empoisonné). D’enfermement, parce que le bidonville n’a lui-même rien de réel: tout y est faux, depuis le soleil, peint sur une toile, jusqu’à l’ombre des baraques, dessinée au sol. Même les couleurs — les premières chez Kurosawa — sont si criardes, si violentes, qu’elles ne font que renforcer l’aspect artificiel d’un dispositif qui n’ouvre sur aucun horizon, redoublant l’impression de réclusion dégagée par les personnages.
Serge Daney parlait à propos du cinéma de Kurosawa "d’emboîtements impossibles d’espaces divers", précisant que dans ses films le cinéaste "s’ingénie à filmer des personnages qui, sur l’appréhension de l’espace, ne sont jamais unifiés" (1). Il prenait comme exemple la rencontre entre Rokkuchan et le peintre, lequel, pour avoir installé son chevalet trop près des rails imaginaires que suit le jeune fou, manquait de se faire "écraser". Dans cette séquence, "la position de Kurosawa […] consistait à trouver le lieu d’où les deux espaces (celui de l’enfant psychotique et celui du peintre névrosé) pouvaient sembler s’emboîter l’un dans l’autre, constituant à eux deux un espace homogène. Mais pas exactement, d’où le gag." Une position qui renvoie à la question du hors-champ, étant entendu que pour Daney le hors-champ n’est pas "la partie du champ que [le personnage] ne peut pas voir", mais "ce qui du champ n’a pas été vu", des autres personnages comme du spectateur; une sorte de "hors-champ interne" — toujours le thème de la forteresse cachée — qui "ne nous hante (et avec lui le regard qui se perd, la contemplation, tout ce qui postule un au-delà) que parce que nous ne savons plus voir". Fortement influencé par Lacan et son concept du non-rapport, Daney trouvait dans les films de Kurosawa l’illustration de ce qu’il appelait la "jouissance-cinéma", ou encore "la jouissance de la chose-cinéma" — l’opposant au "plaisir pris à l’effet-cinéma", où l’on confond le réel et le représenté —, et dont l’apparition, scandaleuse, n’est possible que dans l’hétérogénéité, celle des êtres et des choses, dans la disjonction entre le cinéaste et ce qu’il filme, entre lui et ses personnages, entre les différents espaces que chacun d’eux approfondit. Ce qui ferait de Dodes’kaden, œuvre singulière s’il en est, film à part dans la filmographie même de Kurosawa, le seul qu’il ait tourné en dix ans (au décours d’une longue période de dépression que l’échec du film, l’abandon de certains projets et, plus généralement, l’impossibilité de trouver de nouveaux financements ont largement entretenue, conduisant le cinéaste au bord du gouffre), comme le plus extraordinaire des films de siège, le seul qui soit aller aussi loin dans la disjonction et l’hétérogène, dissociant l’espace en autant de petites zones qu’il y a de personnages, le creusant d’une multitude de mini sièges, l’allégeant des représentations habituelles de la folie au cinéma — toutes ces métaphores pesantes de la forclusion que sont, par exemple, le labyrinthe ou la toile d’araignée — pour atteindre l’essentiel: la scission qui existe dans tout état de siège non seulement entre assiégeants et assiégés, mais surtout entre chacun des assiégés qui, loin de ne former qu’un bloc de résistance collectif et abstrait, se battent seuls contre leurs propres angoisses.

(1) Serge Daney, "Un ours en plus", Cahiers du cinéma n°274, mars 1977.

Invasion Los Angeles (They Live) de John Carpenter (1988).

La folie est également présente chez Carpenter, mais sans la dimension schizoïde qui caractérise le film de Kurosawa. Invasion Los Angeles renoue avec l’esprit des films de science-fiction américains des années cinquante, marqués par leur rapport paranoïaque au monde, où l’autre symbolisait, sous les traits de l’envahisseur, la menace communiste. Au péril rouge de l’époque succède ici un péril plus insidieux, puisque intérieur, celui non pas du capitalisme américain (Carpenter se définit lui-même comme capitaliste) mais de ses excès qui, sous l’ère reaganienne, ont appauvri, jusqu’à l’exclure du système, toute une frange de la population. Le propos est simple, volontairement naïf, en accord avec le genre abordé: le monde est sous le contrôle d’extra-terrestres qui, pour asseoir leur domination, instillent dans les livres et les affiches publicitaires des messages subliminaux — "obéissez", "consommez", "regardez la télé", "restez endormi", etc. —, de vrais commandements au sens religieux du terme (prolongeant, sur ce thème, Prince des ténèbres, réalisé l'année d'avant), ce qui n’a rien d’étonnant tant le cinéma de Carpenter est imprégné de religieux. A l’instar du Zombie (Dawn of the Dead) de Romero qui, lui, fustigeait plutôt l’Amérique de Nixon, la société de consommation est bien au centre d’Invasion Los Angeles. Les humains du film sont assaillis de publicités et quand bien même ils ne seraient pas concernés, tels les gens du bidonville, ils continuent d’en subir, via la télévision, les effets pervers. C’est à ce niveau que se situent le siège et la question qui lui est corollaire: comment résister à un système qui, loin de satisfaire uniquement les besoins qu’il suscite, finit par confisquer aux plus pauvres les biens qui leur sont nécessaires? La réponse est là aussi moins collective (le bidonville et la petite église, où s’était organisée la résistance, sont rapidement détruits, ne laissant subsister que les postes de télé, comme sera détruit par la suite le repaire des "terroristes") qu’individuelle, à travers la révolte du personnage principal dont le nom, Nada, atteste évidemment de son caractère socialement insignifiant, mais confère surtout au film une dimension anarchisante.
Si le siège est un thème récurrent du cinéma de Carpenter, depuis Assaut, son remake urbain de Rio Bravo, c’est qu’il lui permet, à travers la figure de l’assiégeant, de s’attaquer aux principales tares de la société américaine. Sauf qu’ici l’ennemi est invisible, du moins a-t-il pris l’apparence des assiégés, celle, humaine, du bon consommateur. Il faut des lunettes spéciales pour voir — en noir et blanc — son vrai visage, un visage hideux, au regard effrayant, autrement dit persécuteur, ce qui renforce le caractère paranoïaque du film. Le principe du siège est corrompu. On ne retrouve aucune ligne de défense susceptible de bloquer l’accès aux assaillants. Le territoire se révèle au contraire des plus perméable, permettant à l’ennemi de s’infiltrer, au point que le monde semble reproduire à grande échelle le bidonville initialement détruit. Une image en accord avec la représentation habituelle du monde chez Carpenter, cette société chaotique que le cinéaste confronte, non sans humour, à la puissance maléfique de ses dirigeants. Dans Invasion Los Angeles, le dérèglement du siège est tel qu’il rend illusoires les petits moyens pour contrer l’ennemi, tous ces bricolages — ainsi le brouillage des émissions télévisées — pour résister à la propagande. Seule la lutte armée semble à même de stopper l’ennemi. Le personnage principal troque rapidement son image de citoyen lambda pour celle, plus virile, du combattant inflexible, fidèle en cela à la typologie du héros américain. Mais la lutte est inégale. Les extra-terrestres sont comme des corps étrangers disséminés dans un organisme sans défense, l’endormant à petit feu sous l’action de slogans anesthésiants. Comment s’y opposer? Comment lutter efficacement contre un ennemi aussi dangereux, et d’autant plus dangereux qu’il épouse la forme de ses adversaires? Car, et c’est bien là le dilemme, l’alien n’est finalement rien d’autre que la face cachée de celui qui le combat, sa part obscure. L’autre se confond avec le même, et le détruire, c’est se détruire soi-même (il y a toujours un effet-miroir dans l’interprétation paranoïaque). En faisant exploser la station de télévision d’où venaient les messages, Nada fait acte d’héroïsme, il donne un sens à son existence, de "rien" il devient quelqu’un, mais libère-t-il pour autant l’individu de son asservissement à l’idéologie consumériste? Pour Carpenter, il semble que l’on ne puisse rien faire contre la grande machine capitaliste, sauf à tout faire sauter, un geste plus symbolique que salvateur. Et si beaucoup ont vu derrière la critique de la société de consommation celle de l’industrie hollywoodienne (la femme qui est une figure habituellement négative dans les films de Carpenter se nomme Holly), imposant ses produits formatés, à l’aune de la position marginale qu’occupe le cinéaste à Hollywood, cela ne fait que nous conforter dans l’idée que pour Carpenter, cinéaste pessimiste s'il en est, on ne peut espérer vaincre un système qui s’est infiltré en nous, dans notre façon de vivre comme dans notre manière de penser.

Dodes’kaden, Invasion Los Angeles: deux états de siège. Le premier, sous la forme de personnages reclus, enfermés dans leur folie, si coupés du monde que le siège s’en trouve démultiplié, faisant des corps-bidonvilles des forteresses inviolables; le second, sous la forme d’aliens anonymes, fondus dans la masse, si bien assimilés que le siège s’en trouve annihilé, faisant du monde-bidonville une forteresse sans rempart. Dans les deux cas, un même souci: aller au-delà des représentations attendues du siège, et de ses oppositions classiques (assiégeants/assiégés, extérieur/intérieur…), pour mieux révéler les forces secrètes qui le sous-tendent.

juillet 20, 2024

Ford, 1933


Pilgrimage de John Ford (1933).

Le bouquet.

Ça débute comme du Murnau (celui de l’Aurore, avec ces paysages inondés de brume), un peu saupoudré de Borzage (la neige de The River), le tout sur une charpente solidement griffithienne, autant dire que la première partie du film nous révèle un Ford sous influence, pas un débutant (il a déjà près de soixante-dix films au compteur dont un chef-d’œuvre absolu, le génial 3 Bad Men, en attendant les "Will Rogers"), mais un cinéaste encore à l’étroit dans sa manière de conduire une intrigue. Bref le début n’est pas très fordien. Seul l’est le personnage de la mère, vieille mule et grande gueule (c’est dit dans le film), donc typiquement fordien, mais surtout mère possessive depuis que son mari est mort, qui préfère envoyer son fils à la guerre plutôt que de le voir se marier (la suite est attendue: la fille tombe enceinte et le jeune homme, lui, au champ d’honneur).
Dix ans ont passé: la mère en veut toujours à son fils, déteste plus que jamais la jeune femme, qu’elle rend responsable de ce qui est arrivé, et garde ses distances vis-à-vis de l’enfant. Par défi, elle accepte pourtant de faire, avec d’autres mères de soldats morts au combat, un "pèlerinage" en France, l’occasion de recevoir une médaille et surtout de se rendre sur la tombe du fils. Fin de la première partie ponctuée par le plus beau plan du film: le jour du départ, alors que la mère est dans le train, la jeune femme sur le quai, accompagnée de son garçon, lui tend un petit bouquet de fleurs pour qu’elle le dépose sur la tombe. On ne voit pas la mère, juste sa main gantée de noir sortir par la fenêtre et saisir le bouquet. Magnifique.

Et puis changement de registre, comme s'il y avait là aussi pour Ford une sorte de pèlerinage, abandonnant l’esthétique du muet pour entrer de plain-pied dans celle du parlant. Le film devient plus bavard, plus enjoué (les Français, des Parisiens en l’occurrence, ressemblent bizarrement à des Italiens, ils parlent avec les mains), plus drôle aussi (cf. la séquence chez le coiffeur où l’une des mères, celle qui fume la pipe, ressemble à une Méduse avec tous ces fils chauffants fixés sur la tête, ou encore la séquence de tir à la carabine où, avec l’héroïne, elles font un véritable carton, démolissant même le stand)... Jusqu’au moment où la mère rencontre un jeune Américain qui vit avec une fille la même situation douloureuse que son fils il y a dix ans. On imagine la suite: prise de conscience, remords, pardon, et réconciliation une fois rentré dans son Arkansas natal.
Ford ne laisse pas trop durer les scènes mélodramatiques, c’est une des forces du film, d’autant que l’interprétation est un peu plombée par le jeu très théâtral de l’actrice Henrietta Crosman (normal, me direz-vous, c’était une actrice de théâtre). McBride, dans son livre sur Ford, souligne l’étrangeté des gros plans dans le film où les acteurs semblent fixer la caméra et pour le coup porter un regard accusateur sur le public. Sauf Henrietta Crosman, dit-il. Or, j’ai bien regardé, elle aussi fixe la caméra. Au point que je me demande si ce n’est pas, au contraire, parce que l’actrice, trop habituée à jouer devant un public, n’arrivait pas à détacher son regard de la caméra lors des gros plans que Ford a décidé d’imposer le même type de regard aux autres acteurs. C’est une hypothèse, mais elle se tient. La preuve? La scène sur le paquebot où l'héroïne montre en rigolant, à sa partenaire, la photo qui est sur son passeport. On la voit les yeux écarquillés, comme éblouie par l’objectif.

juillet 15, 2024

Le printemps du monde


  Le Mirage de Jean-Claude Guiguet (1992).

  Dans le rouge du couchant.

La montagne, des cimes enneigées, le gris du ciel. Pas de doute, nous sommes en hiver. Mais dans la vallée, c’est déjà le printemps. Le Mirage s’ouvre sur cette image impossible d’une nature à la fois hiémale et germinale, à la manière de ces grains de pollen — des fleurs de peuplier, nous apprend un peu plus tard Fabienne Babe — voltigeant au gré du vent comme des flocons de neige, ce qui n’est pas sans évoquer moins les fameuses "manine" de l’amarcord fellinien que l’idée même de la mort, d’une mort à venir, peut-être même déjà là, sous les traits souriants d’un printemps trop précoce. Idée du reste confirmée par la musique qui accompagne ces premiers plans (et qui reviendra ensuite régulièrement, véritable leitmotiv, jusqu’au finale): le dernier des quatre LiederIm Abendrot, littéralement "dans le rouge du couchant" — que Richard Strauss composa à la fin de sa vie, adieu serein non seulement à la vie, mais aussi à la musique, à travers ce retour au lied comme forme la plus pure, la plus blanche (une femme, une voix), de la musique, loin des excès ténébristes qui firent du romantisme allemand le socle idéologique des horreurs que l’on sait.
D’entrée le paysage que nous donne à voir Jean-Claude Guiguet serait donc un mirage, comme l’est le sentiment éprouvé par l’héroïne (Louise Marleau, dans son plus beau rôle, forcément) de redevenir femme le jour de ses cinquante ans, pour avoir pris pour des menstruations (miracle de la nature) ce qui, en fait, était le saignement d’une tumeur. Le cinéaste s’en est lui-même expliqué: le Mirage est né de l’image de sa propre mère qui lui était apparue soudainement rajeunie peu de temps avant de mourir. Mais tournant son film une dizaine d’années plus tard, il dut prendre en compte une autre réalité, celle du sida — encore inconnu au début des années quatre-vingt — qui le vit perdre entre temps de nombreux amis (le film est dédié à Jacques Davila). On peut voir ainsi le voyage sur le lac Léman, vers la fin du film, comme un dialogue avec des morts, ou plutôt des fantômes, à l’instar des passagers du tramway qui traverseront son dernier long métrage.
Ce lac est bien un mirage, le vrai mirage du Mirage. A l’héroïne qui dit l’aimer plus que tout, le fils répond qu’elle est victime des apparences, que ce lac a perdu sa transparence, qu’il n’est qu’une illusion: "depuis une vingtaine d’années, une algue microscopique y prolifère, l’oscillatoria rubescens (…), ce qui signifie "le sang des Bourguignons", en souvenir de Charles le Téméraire, parce que cette algue colore l’eau en rouge". De ce rougissement nous ne voyons rien, évidemment. Car trop réaliste, à la différence des reflets rouges qui illuminaient les eaux du canal dans Faubourg Saint-Martin. Ici tout est noyé dans une blancheur diffuse, rendant l’invisible plus frémissant encore. On pense à Grémillon, bien sûr. Mais si nulle rougeur n’apparaît à la surface du lac (puisque c’est dit, inutile de le montrer — c’est pourquoi, également, on ne voit aucune image de crépuscule, la musique de Strauss s’y employant), le rouge n’est pas pour autant absent du film, apparaissant, par exemple, sous la forme d’une tache de sang sur une nappe blanche, conséquence d’un verre brisé, ou encore d’un rouge à lèvres dont l’application, tel un coup de poignard, semble précipiter la mort de l’héroïne.
Il y a toujours du fantastique dans les films de Guiguet, ce que le cinéaste reconnaissait lui-même, après coup, une fois le film terminé, lorsque de celui-ci il devenait son propre spectateur, comme s’il lui fallait prendre une certaine distance avec l’œuvre pour que surgisse enfin toutes ces choses qu’il y avait mises, inconsciemment. Certes, le fantastique chez lui n’a rien de commun avec ce que l’on définit habituellement comme fantastique. Les miroirs ne sont pas traversés et nulle colombe ne vient métaphoriquement occuper l’écran. Pourtant il existe bien ce fantastique — à la fois discret et obstiné, à l’image de l’auteur —, s’immisçant dans la matière de ses films, et cela jusque dans les recoins d’un paysage, une manière finalement de sceller ce pouvoir de transfiguration qu'il revendiquait pour le cinéma. C’est que son œuvre, si lyrique soit-elle, ne se contente pas de célébrer la beauté du monde, elle en perçoit aussi les aspects mortuaires, dans une sorte d’hyperconscience qui est celle de la mélancolie, éprouvant la mort au cœur même du vivant. Par ce double mouvement, contemplatif et mélancolique, fait de ravissement autant que de cruauté, le cinéma de Guiguet échappe à tout panthéisme béat comme il échappe aux écueils du pathos romantique. Ses paysages apparaissent éclairés de l’intérieur, brillant d’une lueur secrète qui les transforme, mondes incertains, hantés par le souvenir des êtres que le cinéaste a aimés.
Ici, c’est dans la lumière vaporeuse d’un lac que s’opère la métamorphose. Comment? Par la musique, plus exactement la musicalité qui, chez Guiguet (comme chez Thomas Mann dont la dernière nouvelle, Die Betrogene, a inspiré le film), confère au paysage un doux sentiment d’inquiétude. Dans la scène sur le bateau, Fabienne Babe, qui tient le rôle d’une artiste — elle est peintre et, à ce titre, peut être considérée comme la porte-parole, sinon le double, du cinéaste —, lit à son jeune frère d’origine allemande un passage du Gai savoir de Nietzsche: "D’où vient que les vents chauds et pluvieux apportent avec eux le goût de la musique?". Puis elle regarde, attendrie et inquiète, sa mère, adossée au bastingage, fredonner une mélodie aux côtés du jeune américain — personnage trop parfait pour ne pas être lui aussi un mirage (1) — qui lui fait connaître à nouveau l’ivresse de l’amour. Soit précisément ce qu’écrit ensuite Nietzsche dans le passage en question (puisque c’est filmé, inutile que ce soit lu), à savoir que ces vents sont aussi ceux "qui donnent aux femmes des pensées amoureuses". Et le cinéaste alors de nous montrer, dans un même plan voilé de blanc, le lac et les montagnes (que seul le bateau, en traversant le plan, permet de distinguer), et une représentation possible des pensées amoureuses d’une femme. Un rendu assez proche en fin de compte du sfumato, cet équivalent atmosphérique du "sourire léonardien" dont Barthes disait, dans son cours sur le Neutre, qu’il est la figure de "l’extase, de l’énigme, du rayonnement doux et du souverain bien". Autant dire qu’ici paysage et visage se confondent. Ce que vient confirmer le dernier plan du film, le plus beau de toute l’œuvre guiguetienne (aux dires mêmes du cinéaste), qui voit la caméra quitter le visage asphyxié de la mère, attraper au passage celui de la fille, submergée de douleur, pour finalement s’échapper par la fenêtre, laissée ouverte — au contraire du finale, lui aussi admirable, de la Visiteuse où Françoise Fabian restait perdue dans les profondeurs d’une effroyable mélancolie —, et permettre ainsi de saisir, une dernière fois, les beautés ravageantes du monde.

(1) Le personnage a, malgré son air angélique, quelque chose de diabolique qui n’est pas sans rappeler celui d’Hélène Surgère dans les Belles Manières, provoquant à sa façon la déchéance du héros, ou encore de Patachou, éteignant à la fin du Faubourg toutes les lumières, comme si elle avait été la grande ordonnatrice du destin des autres.

juillet 08, 2024

Da⁶li


  Daaaaaalí! de Quentin Dupieux (2024).

  Faites "aaaa..."

Que sont tous ces "a" qui composent le titre? Et pour commencer (pour rire aussi, Dupieux oblige), quelques bons mots, lesquels, d'accord, ne nous mèneront pas bien loin. Qui voudraient par exemple que Daaaaaalí! renvoie à "Daaaaalas" et fasse écho à l'univers impitoyable de l'artiste, concernant son narcissisme, sa mégalomanie et, plus encore, à ce que la chanson évoque, à savoir la gloire et l'argent (Dalí aura su toute sa vie cultiver son goût immodéré de la pub comme son sens des affaires, ce que montre le film à travers l'histoire du faux Dalí, le petit tableau peint par le prêtre — on connaît par ailleurs le surnom "Avida Dollars", anagramme de Salvador Dalí, que lui avait trouvé André Breton). Poursuivons, plus sérieusement, avec le constat que la démultiplication des "a" n'est là que pour reproduire les intonations de Dalí, artiste totaaaal s'il en est, ou simplement allonger le titre, préfigurant ainsi ce que seront le rêve du prêtre et la fin du film; pour arriver au fait que les six "a", évidemment, correspondent aux six "figures" de Dalí qu'incarnent avec plus ou moins de bonheur, pour le plus, Edouard Baer et Jonathan Cohen, un peu moins, Gilles Lellouche, et nettement moins, Pio Marmaï, pas vraiment à l'aise dans le rôle (parce que troublé, peut-être, que Dalí, sous les traits de Baer, y avoue détester la... marmaille); soit quatre Dalí + deux: un vieux Dalí, un "vieux lui" en chaise roulante (figure importante, j'y reviendrai) et un autre Dalí, le dernier des six, pas ressemblant pour un sou, qui ne semble là que pour être le sixième, pour qu'il y ait six personnages, à l'instar du film de Todd Haynes, I'm Not There, et ses six Bob Dylan, voire les six personnages du Charme discret de la bourgeoisie de Buñuel dont le film s'inspire, en tout cas "six personnages en quête d'auteur" (Dalí en tant qu'auteur de sa propre image).

Mais encore. Est-ce que tous ces petits "a" n'auraient pas une autre fonction? Avant de répondre, et pour mieux répondre, faisons comme le film: empruntons d'autres chemins.

Il y a Dalí dans Mohamed Ali, "il y a mon nom dans son nom", dit à un moment donné Salvador Dalí à un visiteur (le personnage n'est pas identifié, mais c'est censé être Luis Buñuel — ainsi qu'il est crédité au générique de fin — l'acteur Philippe Caulier qui l'incarne lui ressemblant d'ailleurs beaucoup), sous-entendu "moi mais Dalí", autrement dit "moi mais pas n'importe quel moi, le moi de Dalí!". Parce que le film, parmi les traits les plus connus du personnage, s'attache d'abord au plus évident: le trait égocentrique. A conjuguer ensuite avec le reste: excentrique, mystique, cosmique, paranoïa-critique... Et pour cela, épouser une structure, celle typiquement buñuélienne, et par-là dupieussienne, de la poupée russe (Dalí dans "moi mais Dalí"), du rêve dans le rêve, mais aussi du "rêve qui se déplie sans fin" (Buñuel l'avait représenté dans une scène de la Montée au ciel), à l'instar ici du rêve du père Jacques, lors du dîner (et son ragoût infâme) offert par le jardinier, inspiré donc du Charme discret de la bourgeoisie (plus que de Viridiana)... mais sans le rideau qui se lève à la fin car, pour ce qui est de la révélation que tout ça c'est du théâtre, Dupieux nous l'a déjà servi dans Au poste! et que, là, il s'agit de rester jusqu'au bout sur l'idée du truc qui n'en finit pas (de finir), au risque de rendre la fin, justement, un peu poussive (péché mignon chez Dupieux), en accord avec le gimmick du "superlatif" que le réalisateur ajoute systématiquement dans ses films: dans Daaaaaalí!, "le rêve le plus long de l'histoire du cinéma (combiné à "la plus grosse caméra" et à "la fin la plus interminable"), comme il y a eu "le meilleur gémissement" ou "l'histoire la plus horrible", et qu'il y aura (dans le Deuxième Acte) "le travelling le plus long", etc., la liste est... sans fin.

Tout ça pour dire, que si le sujet c'est Dalí, la forme choisie pour en faire le portrait c'est plutôt Buñuel, ce qui n'est pas en soi une surprise, connaissant la complicité des deux, du moins au début (via le surréalisme et les deux films qu'ils ont réalisés ensemble) et, plus généralement, l'influence de Buñuel sur le cinéma de Dupieux. De sorte que si, au détour d'un plan, on retrouve la peinture de Dalí (le générique avec la Fontaine nécrophilique coulant d'un piano à queue, les deux scènes où Dalí est en train de peindre: La Harpe invisible, fine et moyenne et Dalí de dos peignant Gala de dos, de même que la référence à Œufs sur le plat (sans le plat), le surréalisme (et ses cadavres exquis), qui va d'une "chèvre mangeant des fleurs dans une chambre d'hôtel" à une "pluie de chiens morts tombant du toit", est davantage buñuélien (à l'image donc du rêve du prêtre et du petit tableau qui y renvoie: le cow-boy tirant sur le prêtre monté sur son âne, mais aussi de la séquence où Dalí s'exerce au ball-trap avec de vrais pigeons à la place des plateaux), ajouté à une pincée de Lynch (le couloir de l'hôtel, interminablement parcouru, lui aussi, comme si le personnage avançait sur un tapis roulant à l'envers, ou encore la voix déformée de Gala, la "super-femme" de Dalí) que purement daliesque.

Soit l'univers "intérieur", complètement zinzin (1), de Salvador Dalí ("un grand excentrique en même temps concentrique, anarchiste et monarchiste"), plus passionnant que son œuvre picturale proprement dite (lui-même le reconnaît, se considérant comme un peintre médiocre), personnalité où se révèle encore mieux que dans ses peintures l'artiste absolument unique (sinon génial) qu'il est (j'ai déjà traité de la question du dandysme chez Dupieux), ce dont témoignent, outre sa demeure de Figueras, ici minutieusement reconstituée, les nombreux entretiens télévisés qu'il a accordés dans sa vie, à commencer par le plus célèbre, celui (cultissime) avec Denise Glaser (ah, les fauteuils psychédéliques!) dans l'émission Discorama — cf. — qui sert de référence à l'interview que cherche désespérément à réaliser la journaliste (Anaïs Demoustier). Mais un univers qui est aussi celui de Dupieux, qui passe par sa période de prédilection: les années 70-80 avec ces intérieurs maronnasses (comme dans le Daim), ces téléviseurs cathodiques (c'est la finale de Roland-Garros entre Noah et Wilander qu'on y voit, soit 1983), ces gros téléphones à fil... et tous les anachronismes, que rappelle Gala à Dalí quand il la peint (le tableau date de 1972), et indirectement à Dupieux (placé hors-champ, derrière lui) dont on sait le malin plaisir à mélanger les périodes, comme à recourir à ses fameuses boucles temporelles, rembobinant le temps à défaut de le remonter, qui voit par exemple Anaïs/Judith, perdue entre rêve et réalité, avaler et en même temps recracher (?) ses spaghettis comme si c'était des bandes de Möbius qu'elle avait dans la bouche. Le tout, rythmé par une autre boucle, celle concoctée par Thomas Bangalter (de Daft Punk), cet entêtant morceau de guitare (très hispanique), dans l'esprit de la boucle de Glass qui accompagnait Réalité (le film de Dupieux auquel fait le plus écho Daaaaaalí! — voir l'affiche du film dans le film: un œuf avec les moustaches de Dalí) ou des petites pièces de Bach jouées sur un orgue Farsifa dans Incroyable mais vrai.

Et nos petits "a" alors? Si on tient compte de ce qui précède, il apparaît que les "a", oui c'est doux, mais aussi que, ainsi répétés, ils servent surtout à mieux examiner l'homme Dalí, moins sa gorge d'ailleurs, qui, "déployée", lui permet de jouer avec les "a", que son cerveau, carburant toujours à plein, et que dans le film de Dupieux, c'est de cela qu'il s'agit: rendre compte du mystère Dalí, sans chercher à le percer (L'Enigme sans fin est aussi un de ses tableaux), et que six fois Dalí, tels six angles pour en faire le tour, ce n'est pas de trop. Six angles, comme six façons de "regarder" Dalí, de la même manière que dans Dalí de dos peignant Gala de dos, celle-ci est "éternisée par six cornées virtuelles provisoirement réfléchies dans six vrais miroirs" (titre complet du tableau). Qui font que l'on est bien dans une optique "surréaliste", avec sa réalité altérée, où chacune des six cornées, réfléchies dans six miroirs, traduirait la multiplicité du regard dalien (à l'égal de celui d'une mouche qui, on le sait, a des yeux derrière la tête), regard qui, par le jeu des miroirs, se trouve lui-même réfléchi; soit, pour le dire autrement, et plus simplement, la confirmation que le moi, étant par essence paranoïaque (puisque c'est dans la dépendance à l'autre, ainsi que le révèle Lacan avec le stade du miroir, que le moi prend naissance), si on le multiplie par 6, comme ici, on touche à la pure structure paranoïaque (penser à tous ces yeux dans le rêve de Spellbound conçu par Dalí pour Hitchcock). Parce que les six "a" de Daaaaaalí! sont autant de "a" alignés qu'un même "a" à la puissance 6. Et ce "a" n'est autre qu'un objet lacanien, l'objet a, qui a à voir avec le désir mais aussi l'angoisse.

(Revoilà Lacan, revoilà l'angoisse. Je n'y peux rien, c'est la faute à Dupieux. Si parler de Lacan, à propos de Dalí et de Buñuel, n'a rien d'une hérésie, le psychanalyste les ayant côtoyés tous les deux dans les années 30, il s'avère aussi que choisir pour le film des tableaux peints en 1932 — tels que la Fontaine, la Harpe et les Œufs, au contraire du Dalí de dos... peint en 1972-73, ce pourquoi d'ailleurs Gala dit que "c'est anachronique", et non par rapport au Roland-Garros de 1983 qui pour Dupieux renvoie à la même époque, les années 70-80 — oui, eh bien, choisir ces tableaux-là, de 1932, sachant, sans le savoir, que c'est l'année où Lacan publie sa thèse De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, c'est forcément établir, toujours sans le savoir, un lien entre le "moi" fort — et pour cause — du "moi mais Dalí" et l'idée lacanienne selon laquelle le moi est fondamentalement paranoïaque).

Donc des objets a, dont le premier est, ça va de soi, l'objet regard, et le deuxième, tout aussi manifeste, l'objet voix... Dalí c'est ça: des yeux qui roulent, un regard féroce, dévorant (lire )... accompagné de son bel accent, grave, de Catalan et sa voix d'olive, comme l'écrivait Garcia Lorca ("¡Oh, Salvador Dalí, de voz aceitunada!"), ce regard (plus travaillé chez Cohen) et cette voix (plus travaillée chez Baer) qui définissent le personnage Dalí, et à partir desquels se déclinent, comme des objets dérivés, les autres petits "a" du film que sont l'objet oral (la nourriture, si dégueulasse soit-elle), l'objet anal (cette même nourriture-merde qu'en plus il faut chier — on sait l'importance de la scatologie chez Dalí) et son équivalent, l'argent (l'or-excrément)... Reste le phallus, à ne pas confondre avec le phallique, telles ces moustaches dressées à 10h10 que l'artiste entretenait avec de la pommade hongroise (je passe sur la grosse caméra)... le phallus en tant que ce qui manque, et donc l'angoisse qui va avec, l'angoisse de castration dans les œuvres de Dalí, ici plutôt l'angoisse de la mort, qui en est l'analogon et se manifeste à travers la figure récurrente du vieux Dalí impotent (symbole de mort sexuelle?), figure toute simple (Dupieux n'appuie jamais), mais magnifique, qui ébranle à chaque fois le personnage — "J'ai quel âge?" demande-t-il — et confère à Daaaaaalí! une réelle profondeur que ne sauraient voir, comme toujours, ceux qui réduisent le cinéma de Dupieux à son côté potache.

(1) La folie de Dalí que Dupieux ne traite jamais de façon complaisante, comme seraient tenter de le faire beaucoup, cherchant plutôt à la suggérer par touches allusives. Ainsi, au début du film, l'eau Perrier (et ses "petites bulles"), ce qui nous renvoie automatiquement au célèbre slogan "Perrier c'est fou!", sauf que la pub qu'en fit Dalí n'était pas celle-là; elle concernait, sous la forme d'une affiche, un autre thème, celui de la soif, ce dont il est question dans le passage du film, Dupieux confondant ainsi subtilement soif et folie. Pour le plaisir, cette autre publicité de Perrier, réalisée en 2009, inspirée du tableau Persistance de la mémoire (les "montres molles").

juillet 03, 2024

La main gauche de la nuit


Vas-tu renoncer? de Pascale Bodet (2021-2024).

Un tempérament.

Dix ans après la Dernière Major où elle accompagnait Serge Bozon dans son projet, Pascale Bodet revient à Beaubourg pour son projet à elle, sa "dernière major" pourrait-on dire, qui lui permet de mettre en lumière son propre cinéma, cinéma des plus singulier où se marient l'esprit Diagonale, exemplairement Vecchiali, mais aussi Biette, en accord avec sa passion des acteurs et l'importance que joue la parole dans ses films (fictions autant que documentaires), et une forme de burlesque (je pense à des films comme Complet 6 pièces et Manutention légère ou encore, bien sûr, Horezon, sa première fiction qui, en matière de burlesque — Oh raison! — ouvrait déjà de sacrés horizons) que, pour ma part, je rattacherais volontiers à un cinéaste comme Mocky (décédé peu de temps avant le tournage, il n'est pas impossible que, consciemment ou non, le film lui rende quelque part hommage), mélange vecchialo-mockyen (auquel la présence de Marianne Basler fait écho), incarné ici par le duo que forment Edouard le peintre (Benjamin Esdraffo) et Charles le poète (Pierre Léon), avatars contemporains de Manet et Baudelaire, dont l'amitié s'est compliquée, chacun se trouvant en proie aux critiques de l'époque, des critiques violentes, vécues de façon détachée, sinon stimulante, par Charles, au contraire d'Edouard qui, lui, totalement abattu, se disant "diffamé", cherche le soutien de son ami (parti un moment à Bruxelles comme en son temps Baudelaire), lequel, en retour, s'agace de ce qu'il considère chez Edouard comme une "faiblesse de caractère" (cf.  un petit résumé de leurs rapports).

Vas-tu renoncer? confronte ainsi, à travers différents lieux de Paris, deux manières d'appréhender la pratique de son art, entre doutes et certitudes, amour-propre et humilité... qu'il faut savoir dépasser, au-delà les critiques et les caricatures, via le personnage pour le moins étrange joué par Serge Bozon, un étranger — d'origine turque? (il se prénomme Gulcan) — qui ne maîtrise pas le français (son parler relève du charabia, malgré quelques progrès sur la fin) et dont le rôle dans le film apparaît multiple, à la fois "double innocent" d'Edouard (lors de leur première rencontre, il lui renvoie son image, tel un miroir, en imitant ses gestes) et messager incertain entre Edouard et Charles dont il porte un moment le masque (c'est lui qui transmet — et "récite" en partie — la fameuse lettre qu'avait écrite Baudelaire, excédé, à Manet), en même temps qu'il incarne, par-delà cette impayable perruque noire dont est affublé l'acteur (plus fort encore que Delon dans le Gang), l'image de l'altérité: pas tant le gitan (quoique, cf. la chanson de Marie Möör qui sert de support au film, tel un script) que le migrant (faisant lien avec Porte sans clef), ou encore, pour rester dans le domaine artistique, l'orientalisme qui régnait à l'époque de Baudelaire et Manet, de sorte que, par rapport à l'Olympia et au scandale que suscita le tableau, réduit ici à une esquisse, il serait l'équivalent "moderne", masculin et... poilu d'Olympia (Edouard l'invite lors d'une séance de pose à être son "Olympio"), improbable "odalisque" (en slip), voire, si l'on se réfère à la tignasse du personnage, au chat noir du tableau, présent également dans l'esquisse (tout comme l'allusion érotique, expliquant que Charles, après avoir coupé le dessin en deux — acte poétique s'il en est, à la manière d'une césure — épingle au mur sa moitié la moins "noble", celle avec le chat près du corps nu de la femme, l'animal comme métaphore sexuelle), autant dire que le personnage, belle invention, "figurerait" la peinture, mieux: l'art en général, en tant que mimésis (le réel qu'on imite, via les gestes, les mots... comme au début) puis catharsis (le réel qu'on recrée, avec ses propres mots, ses propres gestes), le tout intégré à ce comique de situation, typique du cinéma de Pascale Bodet, qui confère à Vas-tu renoncer? une cocasserie de plus en plus émouvante à mesure que le film avance.

Le "renoncement" se situe peut-être là: "briser le langage pour toucher la vie", disait Artaud. Ne serait-ce pas ce à quoi s'attèle le film à travers le personnage de Gulcan, dans la mesure où, si la question posée par le titre ne lui est évidemment pas adressée, il en est toutefois l'agent? La séquence des regards, filmée en très gros plans et qui clôt le film, ne dit pas autre chose. D'abord par une égalité de regards, placés sur la même ligne, qu'il s'agisse de celui, tourmenté (cerné de mauve), de l'artiste, de celui de l'exégète (Marc Barbé) qui, lui, sait parler "art", et de celui qui les regarde tous les deux, les observe, sans forcément comprendre, mais artiste à sa manière (Gulcan rappelle finalement le personnage d'Horezon interprété par Christophe Degoutin), au sens primitif, l'artiste ramené à sa part d'enfance, avec le babil pour langage; l'art dans ce qu'il a d'originel, d'intuitif, appelé à "grandir" mais sans se départir de ce qui fait l'authenticité d'une œuvre, parce que, refusant aussi bien — comme "Barbé d'Aurilleby" — l'objectivité (trompeuse) du naturalisme que les trompe-l'œil (faciles) du romantisme, elle dit vrai; et en cela, indépendante du regard des autres, ce qui ne veut pas dire indifférente, seulement suffisamment à l'écart — position dont témoignent les "pas de côté" du film (voire les "entre-chats", si on reste sur place) — pour que les contraintes (telles les subventions, toujours à quémander) ou les mauvais coups (les moqueries dont l'œuvre est l'objet) soient moins violemment vécus. Si "renoncer c'est abandonner", comme il est dit à la fin du film, à quoi est-il demandé à Edouard de renoncer? Moins à son art qu'à sa manière de le vivre, trop chargée d'émotivité ("les lacunes de son tempérament", pour parler baudelairien: "mais il a un tempérament, c'est l'important"). Reste que c'est aussi le mode de vie de l'artiste que le film interroge, qui a trait ici au dandysme, et auquel Edouard ne saurait renoncer, puisque c'est sa façon d'être au monde, de se protéger des assauts du réel que constituent, par exemple, les réactions critiques lorsqu'elles sont railleuses, méprisantes voire insultantes. Renoncer à s'en indigner, à crier à l'injustice, n'est pas leur donner raison, c'est simplement — au-delà de toute manifestation d'orgueil — resserrer un peu plus la cuirasse, sachant que c'est le temps qui donne raison aux œuvres.

"La main gauche de la nuit" (Marie Möör):

Les yeux d'un gitan quelque part
Une homélie, un au revoir
Une rencontre sur un trottoir
C'est la main gauche de la nuit
La solitude des grands boulevards
Une vie versée dans un regard
Une musique comme un départ
C'est la main gauche qui agit
Une âme surgie de nulle part
Un exercice du hasard
Qui vous donne l'envie de croire
A la main gauche de la nuit
Vois avant qu'il ne soit trop tard
Une embellie, un tendre espoir
Le miracle même de la vie
Et dans la main gauche de la nuit
La faucheuse en reste ébahie
Tant de résistance au mépris
Vois ce qu'endure un cœur meurtri
Par la main gauche de la nuit
C'est le côté irraisonnable
Le nec plus ultra adorable
Que certains se sont interdits
Retiens la main gauche de la nuit
C'est elle qui écrit la fable
Elle qui rejette sur le sable
Les cormorans, les corps maudits
C'est la main gauche de la nuit
C'est elle qui sauve, qui condamne
Quand dans le mauve l'âme se damne
C'est la magie, la féérie
Attrape la main gauche de la nuit
Tu connaîtras le paradis
Vivre la vie quand elle s'écrit
Tu deviendras sauveur de vie
Par la main gauche de la nuit
Dans le souterrain de nos âmes
A chaque lune elle sévit
Viens te réchauffer à la flamme
De la main gauche de la nuit