septembre 15, 2025

The Fly

  La Mouche (The Fly) de David Cronenberg (1986).

  Un bug dans la machine.

Je suis un insecte qui rêve
qu'il a été un homme et a aimé ça.

The Fly constitue à n'en pas douter le sommet de la première période de Cronenberg, celle des années 70-80, qui mêle science-fiction et horreur, de Frissons à Vidéodrome en passant par Rage, The Brood (Chromosme 3) et Scanners. C'est par The Fly, qui clôt cette période (1), que Cronenberg accède à la renommée internationale, aussi bien critique que publique, donnant ses lettres de noblesse au body horror, sous-genre du cinéma d'horreur dont il fut l'un des pionniers. The Fly, on le sait, est le remake d'un film américain (en français la Mouche noire), réalisé en 1957 par Kurt Neumann à partir d'une nouvelle de George Langelaan, un ancien agent secret franco-britannique devenu écrivain. La grande différence avec le film de Cronenberg, outre une mise en scène très académique, est que dans la première version l'homme et le mouche se retrouvent fusionnés chacun de son côté, l'homme étant transformé en un monstre hybride mi-homme mi-mouche, figuré par une tête (dans un premier temps dissimulée sous un tissu) et une patte de mouche sur un corps d'homme, alors que du côté de la mouche, c'est l'inverse, la tête, avec sa tache blanche, devenant à la toute fin celle du héros, soit un homme avec un corps de mouche, qu'on découvrait alors pris dans une toile d'araignée et prêt à être dévoré — "help me", hurlait-il, avant d'être écrasé sous une pierre (2). Y manquait l'essentiel selon Cronenberg: la transformation lente et progressive du personnage — après une phase où il se révélait surpuissant à la fois physiquement et sexuellement, tel un surhomme aux capacités équivalentes à celles d'une mouche XXL — en une créature monstrueuse dont ne persistait plus d'humain que le regard. C'est le devenir-insecte, plus précisément le devenir-chose du héros, jusqu'à l'abject par la fusion opérée, que privilégiait Cronenberg, conférant à l'histoire d'amour, qui nourrit par ailleurs The Fly, entre Brundle et Veronica/Ronnie (incarnés par Jeff Goldblum et Geena Davis, au demeurant couple à la ville à l'époque du film) un impact émotionnel infiniment plus fort. Cet aspect "évolutif" est du reste ce qui caractérise tout le cinéma de Cronenberg, non seulement à l'intérieur de ses films mais aussi d'un film à l'autre, le cinéaste canadien offrant à chaque nouveau film une approche organique toujours plus complexe de ce qu'est le corps humain, vu aussi bien de l'extérieur que de l'intérieur, et généralement sous l'angle de la maladie, que celle-ci soit contagieuse ou tumorale (proliférative), ce qui assimile — métaphoriquement — le processus à une forme précipitée de sénescence, plus exactement de dé-générescence (qu'ici Brundle cherchera à surmonter par la "procréation"), conduisant à la mort inéluctable du héros.

Ainsi la "transformation" dans The Fly, où le processus est suivi jusqu'au bout — à ce niveau on peut parler de "jusqu'au-boutisme" chez Cronenberg — associe-t-elle deux temps: celui, rapide, de la mutation, suite à l'accident survenu lors de la téléportation (qui se déroule elle-même en trois temps: analyse moléculaire, décomposition et recomposition du code génétique, ce qui, dans le cas présent, provoque la recombinaison des gènes de Brundle avec ceux de la mouche), puis le temps gradué de la métamorphose, au sens étymologique du mot (metá = après + morphé = forme), soit le stade ultime de la transformation; au sens également "entomologique" du mot, mais ici de façon détraquée, dans la mesure où ce qui sort à la fin du télépod (dont la forme s'apparente à celle d'un œuf), après la phase où "Brundlefly" est débarrassé de sa pupe, ne ressemble plus à rien, sinon cet effroyable machin fondu avec la machine (les effets spéciaux sont dûs à Chris Walas qui réalisera The Fly II). C'est en cela que la "chose" de Cronenberg se distingue non seulement de "celle" de Carpenter (1982), comme de "celle" au préalable de Nyby et Hawks (1951), davantage axées sur le principe de l'assimilation et le thème de la paranoïa (collective), mais aussi de l'Ungeziefer de Kafka, le mot utilisé par l'écrivain pour définir, au début de La Métamorphose (Die Verwandlung, littéralement "La transformation"), l'aspect pris par Gregor Samsa, tel que le personnage se découvre ("un beau matin au sortir de rêves agités") et dont la traduction française varie de "véritable vermine" (Vialatte) à "bestiole immonde" (dans la nouvelle édition de la Pléiade), en passant par "énorme cancrelat" ou encore "monstrueux insecte" (3)... Avec derrière, cette volonté chez Kafka de produire d'emblée auprès du lecteur non seulement une impression de saisissement mais surtout une réaction d'horreur et de dégoût, ce que Kafka renforce ensuite à travers sa description du corps de Samsa, qui renvoie à l'image que l'écrivain avait de lui-même, ce double sentiment de l'exclusion (par rapport au monde) et de l'indistinction (avec l'espèce animale). C'est à ce niveau que le film de Cronenberg ferait toutefois écho à la nouvelle de Kafka. Non pas que Cronenberg ait la même image de lui-même que Kafka, mais que son personnage de scientifique, qui est un peu lui au départ — on connaît l'intérêt de Cronenberg pour les sciences et la médecine; il tient dans The Fly le rôle d'un gynécologue (celui qui, dans le cauchemar de Veronica, "accouche" celle-ci d'une larve géante), comme d'ailleurs dans Dead Ringers —, se situe socialement à l'écart du monde, et que l'hubris qui le gagne progressivement, marqué par l'orgueil et l'arrogance ainsi que l'agressivité (qui est celle de l'animal livré à ses instincts), le détache de plus en plus de l'espèce humaine.

Dans The Fly, le mouvement associe donc, à partir d'une mutation produite accidentellement, une lente transformation, pour le coup pathologique, menant à l'état "métamorphique" final, qui mêle l'immonde à l'informe, avec néanmoins un reste d'humain, ce regard qui accompagne la supplique de Brundle (non verbalisée, simplement par un geste des plus explicite) pour que Veronica le tue et mette fin à ses souffrances, ce regard dont on peut dire qu'il est au centre de The Fly, depuis le premier plan du film qui, prolongeant le générique, correspond à une mise au point, un réglage optique, sur un groupe d'invités à une soirée scientifique, avec le contrechamp que représente le gros plan sur le visage de Goldblum (et son regard globuleux), cette première "mise au point" préludant celle où Veronica filme l'avancée des travaux de Brundle, sur la téléportation de la matière vivante et le credo qui l'accompagne: "Je n'en sais pas assez sur la chair. Je dois apprendre", ce qui pourrait servir d'exergue à nombre de films de Cronenberg, jusqu'aux Crimes du futur de 2022, alors que le tout dernier, The Shrouds (2024), viserait à le dépasser (la chair post-mortem). Quoi qu'il en soit, un regard qui relève d'abord du registre de l'observation, préalable à toute expérimentation, d'autant que chez Cronenberg celle-ci est toujours périlleuse (c'est la "dangerous method" qui caractérise tous ses films); et qu'illustrent également dans The Fly les moments où Brundle s'observe dans une glace, dans le but, du moins au début, de comprendre (en tant qu'homme de science) ce qui lui arrive, l'amenant ainsi à "recueillir", comme on prélève des échantillons, les morceaux de son corps qu'il vient à perdre (ongles, oreilles, dents...), image même du "corps morcelé", dans son rapport à la science, de la dissection anatomique d'autrefois à l'imagerie médicale d'aujourd'hui... geste qui surtout vient traduire l'extrême mélancolie qui gagne le film (cf. la réplique placée en exergue du texte), Brundle finissant par se comparer à une "relique", considérant tous ces bouts de corps qu'il enferme dans l'armoire à pharmacie comme les vestiges d'une époque révolue — Cronenberg disait de son film qu'il était comme "une histoire d'amour de quarante ans compressée en trois semaines", du fait de la déchéance accélérée d'un des deux amants.

Je ne m'attarderai pas sur la dimension "politique" du film, quant aux errements et dérives de la science et toutes les questions bioéthiques que cela soulève, concernant notamment les manipulations génétiques et les transformations corporelles, non que ces questions n'ont pas d'intérêt, mais qu'elles sont systématiquement débattues à propos de tous ces films qui mettent en avant le côté démiurgique du savant. On rappellera toutefois (avec une pointe d'ironie) la tirade où Brundle, de plus en plus "insecte", dit à Veronica, dans un curieux moment de lucidité, que l'insecte n'a pas de politique, qu'il est brutal, sans compassion ni compromis et qu'on ne peut lui faire confiance. Je laisserai également de côté l'aspect plus sociologique qui fait correspondre chez Cronenberg organe biologique et organe social dans une sorte d'organicisme, pointant l'interdépendance, encore plus marquée de nos jours, entre ces deux types d'organe. Pour m'intéresser, plus spécifiquement, à deux autres aspects: le premier qui touche au nom "Brundlefly" et le second, qui lui est en quelque sorte corollaire, concernant le désir de Brundle, plus exactement Brundlefly à l'approche de la mort, de fusionner avec Veronica lorsqu'il apprend que celle-ci est enceinte.

— A quel moment Brundle, comprenant que son changement (physique, psychique, comportemental) vient du fait que son code génétique a fusionné avec celui d'une mouche... à quel moment, se nomme-t-il "Brundlefly" et met-il ainsi un nom sur quelque chose qui jusque-là n'avait jamais existé? Non pas au moment de la révélation par l'ordinateur de ce qui s'est passé ("fusion de Brundle et la mouche au niveau moléculaire et génétique"), mais quelque temps après, quand, une fois passé la phase dépressive, son goût de la recherche, qui est la passion même du chercheur, sa raison de vivre, mêlée à l'ambition de devenir un scientifique de renom, qui mérite le Prix Nobel (il a failli l'obtenir dans le passé)... eh bien fait retour dans une sorte de délire mégalomaniaque: "Brundlefly", la créature qui, en tant que progrès de la science (et donc "substitut" à la téléportation), le ferait accéder à la postérité. C'est tout le sens de la scène où Brundlefly, "mouche de 80 kilos", explique, face caméra, donc face au monde, comment il arrive à digérer les aliments solides grâce à un enzyme corrosif (appelé dans la version originale "vomit drop") qui, en liquéfiant sa nourriture, lui permet de l'aspirer.
On le voit, donner un nom à la chose, c'est une façon pour Brundle de revendiquer la "paternité" de sa découverte: un nouvel être formé à partir de lui-même, soit le fantasme de l'auto-engendrement (biaisé ici puisqu'il faut la présence de la femme et de l'enfant à naître, mais selon une perspective quand même non-œdipienne), ainsi que l'explorait The Brood, sauf que cette reconnaissance s'inscrit également dans un réflexe de survie, et d'autant plus que s'est greffé chez Brundlefly, on l'imagine volontiers, l'instinct de survie de l'insecte. C'est que le film conjugue admirablement, à travers la lente dégénérescence de l'homme-mouche, l'intrication qui existe entre pulsion de vie et pulsion de mort. Si la trajectoire suivie s'apparente à une forme d'agonie, au sens de l'agonia, qui associe angoisse de la mort et lutte contre la mort, expliquant les réactions, par moments contradictoires, du personnage, qui voit alterner poussées délirantes, de type paranoïaques, et crises d'angoisse avec l'ironie comme moyen de défense... elles témoignent d'une jouissance mortifère de plus en plus massive à mesure que l'on passe de Brundle à Brundlefly et que s'efface inexorablement la composante humaine. Jusqu'au désir de fusion avec Veronica et le bébé qu'elle porte.

— Ce désir/délire de fusion est l'étape ultime. Pas tant pour former le Un parfait que pour permettre à Brundlefly par le biais de l'auto-engendrement, de retrouver, via Veronica, un "vrai lui" et par-là réussir la fusion idéale, cette fusion à laquelle il aspirait (sans jeu de mot) depuis le début. Si elle échoue, sur le registre du Un, parce qu'elle n'est que délire (ce qu'on extrapolera facilement à l'illusion du Un expliquant le "non-rapport sexuel" lacanien), il n'en demeure pas moins qu'une fusion a lieu, celle grotesque de Brundlefly avec la porte et les câbles du télépod, conséquence de la folie démiurgique du héros mais surtout "aboutissement" logique et grandiose de ce qui a couru tout au long du film.  Le motif de la fusion est en effet ce qui structure The Fly, qu'il s'agisse de marier esthétiquement une image très réaliste (le quartier et le loft pour le moins lugubres où vit Brundle, figure au départ des plus fade) et les métamorphoses que subit le personnage... ou d'adjoindre au glauque de l'histoire une dimension, au final, puissamment tragique, et en cela digne d'un opéra (4). Surtout, la lente évolution (involution) du personnage permet de mieux saisir les éléments qui, formant le film, apparaissent, dans le mécanisme même de la transformation, comme des "pièces détachées" (des molécules) à recomposer. Avec en point d'orgue, ce qui constitue dans le finale la fusion des fusions, qui fait de The Fly un chef-d'œuvre tous genres "confondus", la fusion de deux genres au départ opposés (aussi opposés qu'un homme et une mouche), à savoir la romance (cette histoire d'amour à laquelle on a un peu de mal à croire à mesure que le film avance) et le body horror.

PS. Outre ce qui relève du body horror, largement abordé ailleurs, j'aimerais pointer ce qui chez Cronenberg est une part non négligeable de son cinéma, à savoir l'humour, un humour pas toujours bien perçu (cf. la réception de ses deux derniers films) et dont on peut dire que, absent, la révulsion provoquée par certaines scènes serait difficilement tenable. De sorte que la question à poser concernant le body horror de Cronenberg est moins celle du dégoût proprement dit que celle du bon dosage entre humour et dégoût, sachant que l'humour ne peut être qu'à petites doses (sinon on tombe dans la parodie) mais qu'insuffisamment présent il peut amener le film au bord de l'écœurement. Dans The Fly, le dosage est parfait, fort de ces traits d'humour judicieusement répartis, depuis la révélation que le découvreur de la téléportation souffre depuis l'enfance du mal des transports, jusqu'à son addiction au sucre, une fois fusionné avec la mouche, en passant par ses cinq vestes grises, tristement identiques, pour, comme Einstein, ne pas avoir à se demander chaque jour laquelle porter (scène qui au passage annonce la question du "même" posée ensuite avec la téléportation), de même que le couplet sur la "poésie du steak" ou encore la scène avec le babouin agacé par la mouche. L'humour est parfois à peine perceptible, ainsi quand Veronica récupère son bas (composé de nylon et de silicone) dans le deuxième télépod et que sa forme rappelle celle larvaire d'un gros insecte, un bas que Veronica laisse en souvenir à Brundle, préfigurant ainsi la suite... Cet humour est celui de Cronenberg, qu'il ne faut pas confondre avec l'ironie dont il dote son personnage, une fois celui-ci devenu Brundlefly, de cette ironie qui permet à ce dernier, on l'a dit, de se défendre contre l'angoisse... et se manifeste dans sa manière de voir les choses, quant à ces nouvelles aptitudes physiques (arpenter le plafond en est une) ou encore lorsqu'il plaisante à propos du livre pour enfants que pourrait écrire Veronica sur "la vie et les mœurs de Brundlefly". The Fly est un film terrifiant et en même temps très drôle.

(1) Dead Ringers (Faux-semblants), qui, lui, clôt la décennie, emprunte au body horror, via les aberrations corporelles qui y sont filmées, mais de manière plus indirecte, annonçant déjà, par son côté "halluciné" et la structure du film, proche du thriller, le film suivant: The Naked Lunch d'après Burroughs. Sur le body horror, cf. le dossier de Julien Djoubri sur sont site Point'n think.

(2) Fidèle en cela à l'image disons "mythologique" du monstre, là où chez Cronenberg le monstre relève davantage de la tératologie. Sinon comparez les deux fins: celle de Neumann qui ressort de la pure terreur, par le choc produit; et celle de Cronenberg, autrement plus puissante, qui dépasse la notion même d'horreur, par tout ce qu'elle rassemble de ce que le film a drainé jusque-là, et qu'elle excède en tant qu'apothéose, rendant le finale si bouleversant. A toutes "fins" utiles, on précisera que dans la nouvelle de Langelaan (où le savant, en réitérant la téléportation sur lui, se retrouve avec la tête à la fois de la mouche et du chat disparu dans une précédente expérience!) on apprend que l'épouse, internée après avoir expliqué comment elle avait réussi à écraser la "tête" puis le "bras" de son mari avec le marteau-pilon, s'est suicidée avec une capsule de cyanure. Une fin qui ne pouvait qu'être censurée.

(3) Sachant que dans l'incipit Kafka joue avec les sonorités, l'assonance que forme le mot "ungeziefer" avec "unruhigen" (litt. non calme = "agité") et "ungeheueren" ("énorme", "monstrueux"), de sorte qu'il n'y a pas de traduction idéale, seulement approximative, qui fasse correspondre phonétiquement les trois termes.

(4) Cronenberg a d'ailleurs mis en scène en 2008, à partir du film, un opéra composé par Howard Shore, son musicien attitré, sous la direction musicale de Plácido Domingo et dans des décors de Dante Ferretti.