janvier 27, 2025

Dark waters

  Dark Waters de Todd Haynes (2019).

  Le diable s'habille en Téflon.

Retour sur Dark Waters, peut-être le meilleur film de l'année 2020, si tant est que parler de meilleur film en 2020 ait un sens vu le peu de films sortis cette année-là — et de bons encore moins —, crise sanitaire oblige. Ce qui est sûr, c'est que le film de Todd Haynes est bien plus qu'un bon film, c'est un grand film. Dans la lignée de l'oscarisable et oscarisé Erin Brokovitch de Steven Soderbergh, pour ce qui est du sujet, et surtout du sous-estimé Promised Land de Gus Van Sant, pour ce qui est de l'acteur principal, Mark Ruffalo — initiateur du projet (il est le coproducteur du film) comme l'avait été Matt Damon pour le Van Sant — et de son personnage, amené progressivement à changer de camp et ainsi se ranger du bon côté, celui de la bonne cause... Dark Waters se révèle un film magistral, à la fois limpide et implacable, qui voit Haynes s'effacer idéalement derrière son sujet, la force de celui-ci interdisant toute envie d'en rajouter. Telle une plaidoirie d'avocat sans les effets de manche, le film se concentre sur le dossier qu'il a à défendre et rien d'autre, à l'image de Ruffalo (mono-expressif à souhait, deux ou trois expressions pas plus) dans le rôle de Bilott, l'avocat qui batailla de longues années pour faire condamner DuPont, le géant de la chimie (1).
Si le film ne cherche pas à impressionner, il impressionne pourtant, justement par sa rigueur, son refus du spectaculaire, où tout se retrouve à l'unisson. Haynes s'est inspiré des grands films paranoïaques des années 70, comme ceux de Pakula, mais il ne se contente pas d'en épouser le style. Il se dégage de Dark Waters une densité rare qui ancre le film dans la matière terreuse, noire, où le "diable" semble s'être logé, conférant à l'œuvre une dimension quasi tellurique: celle d'abord de la pollution qui durant plusieurs décennies a pourri les eaux situées à proximité du site d'enfouissement des déchets de l'usine DuPont (à Parkersburg, Virginie-Occidentale), la toxicité de ces déchets (risque cancérigène et de malformations congénitales) ayant été suspectée par l'entreprise elle-même, à l'occasion d'études internes mais restées confidentielles pour ne pas "ternir" l'image du Téflon — la substance toxique, le PFOA, appelé aussi C8, sert à sa fabrication —, vendu, lui, comme le "meilleur ami de la ménagère", notamment pour ses propriétés antiadhésives qui rendaient (et rendent encore) les poêles de cuisson si "merveilleuses" à l'usage. Le film se densifie à mesure que s'additionnent, recueillies par Ruffalo/Bilott, les preuves de la toxicité du PFOA, depuis les vaches du fermier à l'origine de l'affaire, celles-ci se transformant en véritables monstres (dents noires, yeux rouges...) avant de mourir, de même que tout animal buvant régulièrement l'eau contaminée, jusqu'aux ouvriers/ouvrières (ainsi que leurs bébés) de l'usine où est produit le Téflon, développant de nombreuses pathologies, ce qui sera le cas aussi de tout consommateur exposé de façon prolongée au PFOA; une densité qui tient également à Ruffalo, dont le personnage est originaire de Virginie-Occidentale (l'Etat des péquenauds pour les Etats voisins), de sorte que l'enquête lancée initialement depuis Cincinnati dans l'Ohio (où le personnage vit dorénavant) prend peu à peu l'allure d'un retour aux sources (ce qu'entérinera son ralliement à la cause des plaignants), et ce avec d'autant plus de force que le personnage se montre entêté (il ne se décourage pas à l'idée de devoir éplucher plus de 100 000 documents non classés que lui a perfidement envoyé le groupe industriel), obsédé par l'affaire, au détriment de sa vie privée et du cabinet qui l'emploie. Lui, fait son job — servir la vérité —, à mille lieues de toute velléité d'héroïsme (c'est le côté "eastwoodien" du personnage), ce qui lui donne cette massivité, les deux pieds solidement au sol, que rien, maintenant que la vérité est là, ne pourra faire fléchir (2); densité, enfin, que l'on retrouve dans le choix de la lumière et des cadrages qui enveloppent les personnages dans l'épaisseur de l'hiver, avec ces couleurs froides, gris bleu, en accord avec l'horreur de ce qui nous est rapporté, si effroyable qu'elle laisse sans voix, annihilant pour le coup, comme engourdis, les effets dramaturgiques auxquels aurait peut-être cédé un autre réalisateur. Ici pas d'effets, juste des faits — le réel — qui rendent Dark Waters plus terrifiant encore.

(1) Pour l'anecdote, Ruffalo, c'était le champion olympique de lutte qui, dans Foxcatcher de Bennett Miller (2014), était assassiné par John du Pont — joué par Steve Carell — le fameux milliardaire héritier de la famille DuPont, devenu superviseur en même temps que mécène de l'équipe américaine.

(2) En 2017, le groupe DuPont sera condamné à payer plus de 670 millions de dollars pour les victimes du PFOA dont le lien avec leur maladie aura pu être établi.

Bonus:
l'article de Nathaniel Rich, paru en 2016 dans le New York Times, qui a mis en lumière, à travers le portrait de Rob Bilott, le scandale du Téflon.
The Devil We Know, le documentaire d'investigation réalisé par Stephanie Soechtig et Jeremy Seifert (2018) sur les effets délétères du PFOA et la responsabilité du groupe DuPont.

janvier 18, 2025

Le pli


  Lost Highway de David Lynch (1997).

Plier-déplier.

Le pli à l'infini rattache Lynch au courant baroque de la modernité si bien décrit par Deleuze, dans lequel "la forme ne limite plus un volume, mais embrasse un espace illimité dans toutes ses directions". Et Deleuze de citer le sculpteur Tony Smith et son modèle esthétique, très leibnizien: "une voiture fermée parcourant une autoroute que seuls ses phares éclairent, et sur le pare-brise de laquelle l’asphalte défile à toute allure" (Le Pli. Leibniz et le baroque, 1988). "C'est une monade, poursuit Deleuze, avec sa zone privilégiée (si l'on objecte que la clôture n'est pas absolue en fait, puisque l'asphalte est au-dehors, il faut se rappeler que le néo-leibnizianisme exige une condition de capture plutôt que de clôture absolue; et même ici la clôture peut être considérée comme parfaite dans la mesure où l'asphalte de dehors n'a rien à voir avec celui qui défile sur la vitre)."

On reconnaît là le générique de Lost Highway, réalisé par Jay Johnson à partir de l'idée de "lost highway" (la grande route perdue), une expression déjà utilisée par Barry Gifford, le coscénariste du film, dans un de ses précédents romans, et qu'avait beaucoup aimée David Lynch: la bande uniface (dite aussi de Möbius) se déroulant à l'infini, sur "I'm Deranged" de David Bowie et Brian Eno. C'est l'asphalte révélé par les phares qu'on voit défiler sur le pare-brise, et non l'asphalte tel qu'il existe au dehors, le plan matérialisant bien une "clôture".

Funny how secrets travel...

Oui mais chez Lynch, on devine aussi la pâte, les recoins obscurs de la matière (la texture), tant l’œuvre nous apparaît proche physiquement. Dans Mulholland Dr., le spectateur est si prêt qu’il pourrait "saisir" le film et, à son tour, le malaxer — le retourner dans tous les sens — à la manière de ces chewing-gums mâchés que Lynch collectionnait jadis dans des bocaux. Qu’il s’agisse de plier ou de déplier, de mêler ou de démêler, le jeu de la forme est toujours une invitation à rejoindre l’œuvre. Et quel plus beau jeu que celui qui permet ainsi au spectateur de faire corps avec l’œuvre.

D'où la question: si l'Univers lynchien est une monade du côté de l'auteur (enclos qu'il serait également au niveau sonore par tous ces bruits sur lesquels travaille Lynch: bourdonnements, stridences, etc.), qu'est-il vraiment pour le spectateur?

Complément sur Twin Peaks: The Return (2017).

:-) ALL.

Un peu de Munch, pour le cri mais aussi l’homme divisé, un peu de Kubin pour le côté monstrueux (et l’Empire du rêve), un peu de Kafka, ça va sans dire, et beaucoup de Lynch, le meilleur de Lynch, qui mêle comme chez les deux derniers l’absurde et l’étrange, et plus encore: l’énigme à l’état pur, l'aenigma: "ce qu’on laisse entendre" (au double sens du mot: à la fois comprendre et percevoir par l'ouïe, le plaisir que l’on prend, non pas à trouver des réponses à toutes ces questions que la série accumule — esprits cartésiens, s'abstenir! —, mais au contraire à se laisser envahir par le film (comme disait Cocteau à propos du cinéma en général) par tous ces mystères — l'inouï — dont Lynch se repaît avec une évidente gourmandise, des mystères dont il s'agira dans un second temps de faire ressortir, à défaut de logique, la cohérence — la co-errance? —, celle qui, du point de vue structurel, fait tenir un film; qui mêle aussi, à la part onirique de l'univers lynchien (où Cocteau n'est pas loin non plus), une image plus réaliste, qui est celle de l'Amérique d’aujourd’hui, l’Amérique de l'âge atomique (Lynch est né en 1946), sorte d’americana à la Norman Rockwell mais rongée de l’intérieur, l’autre côté du rêve américain, ainsi que le montraient déjà Blue Velvet et Wild at Heart

L’Amérique donc, sous l'emprise du Mal, autrement dit BOB, l’entité maléfique, sous les traits de Leland Palmer, le père incestueux et meurtrier de Laura, ou de Mr C, le doppelgänger psychopathe de Dale Cooper (qui, lui, a disparu dans la Black Lodge), entité capable en fait de s’immiscer partout (sur la bande monoface), en n’importe qui, de circuler à travers le temps et l’espace, via les univers parallèles et l’électricité, monde terrifiant mais dans lequel persistent — heureusement, la série ne tiendrait pas sinon — quelques îlots d’amour, quelque nébuleuse empreinte de bonté et de bienveillance, à l’instar de la petite troupe qui entoure le shérif Truman (l’adjoint Hawk, Andy et Lucy...), de la Dame à la bûche (personnage proche de la mort, comme l’actrice qui l’interprétait, rendant la scène d’adieu bouleversante), et bien sûr de Dougie Jones (Kyle MacLachlan prodigieux), le double "capresque" de Dale Cooper... autant de figures qui sont celles du Bien, du Bien contre le Mal, jusqu’au super-héros (Freddie et son gant vert), surgi de nulle part, juste pour détruire le Mal (Bad Coop et ses pouvoirs de super-vilain), permettant une fois encore de modifier le passé, le passé qui conditionne le futur, mais cette fois de façon positive, et à Cooper-Orphée de sortir Laura des ténèbres, pour la ramener à la maison, là où vit sa mère, et ainsi la sauver, 25 ans après...

1992-2017: un trou immense (mais prévu: à la fin de la saison 2, Laura disait à Cooper: "Je te reverrai dans 25 ans") que Lynch a donc fini par combler, autant par la puissance de son récit, et ses fulgurances (visuelles, sonores), que par la magie de ses acteurs-personnages, tous revenus, après tout ce temps, enfin la plupart, certains transformés, parfois très différents, mais le plus souvent tels qu’on les avait quittés, simplement vieillis (et ça c'est déjà merveilleux), alors que ceux qui entre-temps ont disparu, eh bien demeurent présents malgré tout (et ça c'est très beau aussi), fantômes traversant la série, au gré des épisodes, parmi les spectres et les tulpas... 25 ans, le temps finalement nécessaire à Lynch pour retrouver Laura, ce qui passait peut-être par la réalisation d’autres films, ainsi la trilogie Lost HighwayMulholland Dr. — Inland Empire, pour que Cooper, une fois redevenu lui-même, qu'il a retrouvé puis reperdu Diane (l’amante qui n’était pas qu’un dictaphone), aille chercher Laura, là-bas dans les limbes, qu’il la guide à travers la forêt, vers la lumière, sauf que lui aussi, comme le poète, se retourne, de sorte que...

Twin Peaks est un puits sans fond.

janvier 17, 2025

La cybernétique de Bernie

  Bernie de Richard Linklater (2011).

"Je vins à Carthage, partout autour de moi je ressentais l'effervescence des passions honteuses."
Saint Augustin

Bernie (1) est un mockumentaire, un documenteur aurait dit Agnès Varda, enfin bref, une parodie, du faux où ça "moque" un max, sur les gens du Texas (dont est originaire Linklater — il est né à Houston comme Wes Anderson et vit à Austin comme Jeff Nichols), plus précisément du Texas de l'Est (qui jouxte la Louisiane), à ne pas confondre avec le reste du Texas... et, concernant cette partie "sudiste" de l'État, sur les gens de Carthage où se passe le film, à ne pas confondre avec ceux de San Augustine (2) où a été délocalisé le procès du héros (Bernie), de crainte qu'un jury composé de "carthaginois" ne soit trop partial (à l'image de Linklater lui-même, devenu ami avec le vrai Bernie), sauf qu'à San Augustine, comme le dit méchamment un habitant de Carthage, "c'est peuplé de débiles qui ont plus de tatouages que de dents") — pour ce qui est de la réalité, puisque c'est inspiré d'un fait divers bien réel, on se reportera au texte de Jonathan Rosenbaum. Mais Bernie, c'est surtout un film avec Jack Black (qui, lui, vient de Californie), l'hénaurme Jack Black et ses prestations XXL (extra-large, devrais-je dire), sa seconde collaboration avec Linklater après le tonitruant School of Rock — en l'occurrence très "angusyoungien": cf. le générique de fin.

Donc Bernie: une "black comedy", sous forme de reportage, sur Bernie Tiede, un entrepreneur de pompes funèbres très apprécié de ses concitoyens (pour sa gentillesse et son côté prévenant, surtout envers les veuves), spécialiste de la toilette mortuaire (géniale séquence d'ouverture où Bernie nous explique comment coller avec de la glu les paupières du mort), et qui un jour a tué de quatre coups de fusil — une carabine 22 Long Rifle qui servait à chasser le tatou, on notera au passage que c'est l'emblème du Texas (le tatou, pas la 22 Long Rifle) —, qui donc a tué de quatre balles dans le dos (même pas cinq, tempère une habitante) une riche veuve de 81 ans, personne, elle, détestée de toute la ville, décrite comme une vraie peau de vache, de surcroît raciste et grippe-sou (c'est Shirley McCaine qui s'y colle dans le rôle de l'horrible bonne femme), avec qui néanmoins Bernie vivait depuis la mort du mari — en dépit de leur différence d'âge: plus du double! — et dont il a par la suite caché le corps pendant plusieurs mois dans un congélo tout en dépensant sa fortune, non pas à des fins personnelles mais pour la communauté. Etait-ce un meurtre au premier degré (c.-à-d. avec préméditation), comme le plaide le procureur, celui qui s'essuie la bouche dans sa cravate avant de prendre la parole (Matthew McConaughey, lequel retrouve pour l'occasion Linklater avec qui il avait débuté dans Dazed and Confused)? Ou la conséquence de l'emprise de plus en plus étouffante qu'exerçait la vieille bique sur Bernie, jusqu'au jour où...? Peu importe, serait-on tenté de dire, le film est trop à l'avantage de Bernie pour qu'on puisse sereinement juger de la chose, l'intérêt est ailleurs: d'abord dans la description (peu valorisante, c'est le moins qu'on puisse dire) que nous fait Linklater de ce Texas-là, via les témoignages de ses habitants (ceux de Carthage ne valent pas mieux finalement que ceux de San Augustine qui ont condamné Bernie à perpète), des administrés triés sur le volet, on l'imagine, mais aussi interprétés par de vrais acteurs, pour donner plus de piment au film (la palme à Sonny Carl Davis qui est également directeur de casting); ensuite, et surtout (je me répète), dans l'incroyable performance de Jack Black dont l'allure et la rondeur de gros bébé se doublent de toute une panoplie de petits gestes maniérés, suggérant par là, sans jamais appuyer le trait, le côté gay du personnage (c'est encore Sonny Davis, je crois, qui, à propos du personnage, dit qu'il était un peu léger dans ses mocassins), de sorte qu'on pense moins au vrai Bernie, qu'on ne connaît pas de toute façon, qu'au bon gros Hardy de Laurel et Hardy (cf. le dernier plan du film, Bernie, vu de dos, s'éloignant dans le couloir) que tout le monde connaît et adore, à l'image de ce qu'était Bernie Tiede pour les gens de Carthage (et l'était resté quinze ans après quand le film a été tourné). La vis comica de Black s'y exprime avec une infinité de nuances, à laquelle s'ajoute une force d'émotion que l'acteur n'avait peut-être jamais encore explorée, qui rend son personnage si foncièrement attachant. C'est raccord avec la dimension libertaire du cinéma de Linklater, inaugurée avec l'expérimental Slacker, qu'on retrouve dans nombre de ses films, jusqu'au sous-estimé (parce que cette fois plus académique que rock?) et pourtant magnifique Last Flag Flying (Steve Carell y est bouleversant), et dont Jack Black se révèle chez Linklater l'incarnation idéale, initialement sous une forme débridée, "metalleuse" (School of Rock), ici plus intériorisée, plus ambivalente aussi, via le thème de la justice et de son corollaire: la vérité, ce qui n'est pas sans conférer au film, pour ce qui est de sa philosophie, un petit air eastwoodien (3). On peut trouver le propos un peu court, il n'en reste pas moins que Linklater nous offre avec ce film le portrait généreux d'un personnage (lui-même généreux) qui jusqu'au bout sera resté une énigme... et rien que cela, c'est très beau. Mais encore?

Bernie bon voisin.

Au-delà du jeu de mots facile qui associe Bernie et "bon voisin", à l'instar du leader de Trust — ce qui fait lien aussi avec le personnage AC/DCien que jouait Jack Black dans School of Rock —, il y a cette réalité: Bernie est un film sur le voisinage, se déployant sur plusieurs niveaux, à travers cette question: "comment voisiner avec l'autre". Une question qui concerne en premier lieu Bernie et ses concitoyens, et tout particulièrement la peu amène (euphémisme) Marjorie Nugent. Mais aussi Carthage et la "romaine" San Augustine... le Texas de l'Est et le "reste" du Texas... l'Etat du Texas, fief du Parti Républicain — pas tant trumpiste d'ailleurs que bushien (4) —, et les autres Etats, etc., on pourrait continuer: les Etats-Unis et le Mexique (ou le Canada), l'Amérique et le reste du monde... Tout ça pour dire que ce que met en avant Bernie, ce qu'il met en branle, en termes de mouvement, c'est une véritable cybernétique du voisinage. Au sens premier, wienerien, du mot: ce qui gouverne "mécaniquement" les êtres humains dans leurs relations, à travers les notions d'information, de communication, voire de rétroaction. Mais également dans ce que la cybernétique, appliquée aux sciences sociales, promeut pour lutter contre l'entropie (le désordre), vision jugée utopique par ses opposants, ce dont témoignerait in fine Bernie dans la mesure où le personnage reste identique à lui-même tout au long du film (d'où l'impression de ressassement que fustigent certains — à tort), qu'il s'agisse de sa relation avec un cadavre (qu'il faut conserver comme s'il était encore vivant), de celle avec la pire compagne qui soit (peu importe en fin de compte qu'elle soit vieille et riche), ou encore de celles, en prison, qu'il entretient avec les autres détenus (et qui le voit poursuivre une activité comparable à ce qu'il faisait dehors)... autant de relations qui tendent à niveler les antagonismes (bon/méchant, victime/bourreau, liberté/prison), tel un bug dans la machine relationnelle, expliquant le retour de l'entropie (ce que représente le meurtre, dans sa forme la plus extrême — 5). Et cela, dans une optique non pas révolutionnaire mais conforme à la vision humaniste qui est celle de Linklater. "Un meurtrier, c'est d'abord un être humain", rappelait Jack Black dans le préambule. "Et un être humain, ce n'est pas une machine", aurait-il pu ajouter. Bernie s'attache à le démontrer. Et y réussit pleinement, avec tout le brio d'un acteur d'exception.

(1) Le film réalisé en 2011 n'était jusque-là jamais sorti en France, du moins en salles, ce dont s'était étonné Linklater quand il était venu l'an dernier tourner son film Nouvelle Vague. C'est dorénavant chose faite. Linklater s'en félicite, en préambule, dans la copie qui est projetée actuellement.

(2) Le choix de San Augustine, écho à saint Augustin, n'est pas anodin. Voir la citation placée en exergue.

(3) Le titre de l'article, rédigé par Skip Hollandsworth (spécialiste des histoires de crimes) dans Texas Monthly, qui relatait l'affaire Bernie Tiede et a servi pour le scénario, s'intitulait "Midnight in the Garden of East Texas", en référence au film d'Eastwood et au roman de Berendt dont il était l'adaptation.

(4) Il est amusant de noter que dix ans après Bernie, qui le vit sortir du trou (critique) dans lequel il était tombé et enchaîner les rôles à succès (période de renaissance appelée non sans ironie "The McConaissance"), le beau McConaughey (avec son profil à la David Ginola), mais à la plastique devenue moins sexy, envisagea, en tant que Texan lui aussi, de briguer le poste de gouverneur, une idée qu'il a depuis abandonnée.

(5) Si le fait de placer le corps dans un congélateur est en accord avec le métier d'embaumeur de Bernie, c'est aussi, d'un point de vue thermodynamique, une façon de prolonger l'entropie (je plaisante).

janvier 04, 2025

Eephus


  Eephus de Carson Lund (2024).

Fin de partie.

De tous les lancers pour le moins excentriques qu'on connaît au baseball, telle la "balle fronde" ou la "balle papillon", il en est deux particuliers: 1) la balle tire-bouchon (screwball) qui a donné son nom à un type bien connu de comédie américaine (de Frank Capra à Howard Hawks), comédie à la fois speed (quant aux réparties) et loufoque (quant aux situations), centrée le plus souvent sur des histoires de divorce et de remariage, aux codes sociaux inversés, la femme se révélant la personnalité forte, sinon dominante, du couple; 2) la balle arc-en-ciel (Eephus), son contraire, par la courbe qu'elle décrit (comme il y a la "palombella rossa" au water-polo, chère à Nanni Moretti) et la lenteur qui en résulte... effet qu'on pourrait attribuer aujourd'hui à un autre type de comédie US, volontairement alanguie. Ainsi du génial Eephus de Carson Lund, dans lequel d'ailleurs apparaît Bill "Spaceman" Lee, un ancien joueur des Red Sox de Boston, connu justement pour son excentricité et adepte, qui plus est, du lancer Eephus (qu'il avait rebaptisé pour le coup Leephus).
Si Eephus peut se voir comme une anti screwball comedy, c'est donc autant pour sa lenteur, sa courbe à faible amplitude, équivalent au mouvement du soleil à l'automne (le film se déroule dans les années 90, même si ce n'est pas précisé, en tout cas un dimanche 16 octobre, si j'ai bonne mémoire, démarrant dans la matinée pour se conclure la nuit tombée, et ce, à Douglas, Massachusetts, au Soldiers Field, le terrain de baseball de la ville, voué à disparaître, un collège devant être construit à la place)... que parce qu'il s'agit d'un guys movie, un film "sans femmes" (elles demeurent à la périphérie du film, comme du terrain), et qu'il est empreint d'une douce mélancolie, opposée en cela au réenchantement (post-krach) que visait la screwball comedy dans les années 30. Là, il est plutôt question de désenchantement, via cette "dernière partie" que jouent les deux équipes, constituées pour l'essentiel d'amateurs rouillés et bedonnants, les Adler's Paint (en rouge) vs. les Riverdogs (en bleu) (1), la règle au baseball voulant qu'un match ne peut se terminer sur un score d'égalité, obligeant les joueurs à "jouer les prolongations" (comme au théâtre), quitte, dans le film, à devoir utiliser les phares de leurs voitures pour éclairer le stade, alors plongé dans l'obscurité. Toute la beauté d'Eephus tient à cette forme d'épuisement que revêt ainsi la partie en s'éternisant, ce que la lumière lentement déclinante du film vient magnifier, sentiment d'autant plus fort qu'on ne comprend pas grand-chose à la partie, celle-ci se résumant, en dehors des classiques actions de jeu (et leur lot de gamelles et d'engueulades) qui égayent un match, à une suite de répliques sans enjeu narratif: considérations diverses, sur le baseball et les grands joueurs de l'histoire — de Lou Gehring à Joe DiMaggio en passant par Babe Ruth — par le biais de quelques phrases marquantes, mais aussi sur la famille et la vie en général, entrecoupées des vannes habituelles qu'on se lance entre joueurs, moins pour déstabiliser l'adversaire que pour signifier à quel point on aime se retrouver et jouer ensemble (le terrain comme "cour de récré"), le tout accompagné de l'inévitable bière que les joueurs s'enfilent une fois revenus sur le banc, pendant qu'à l'autre bout du terrain se morfond dans son camion le vendeur de... pizzas!

De cette insignifiance, que représentent donc des gars "genre plombiers" en train de jouer leur dernier match de baseball sur un terrain old-style, ce à quoi renvoie également le terme Eephus — pour expliquer le lancer en question, son inventeur ou plutôt un de ses coéquipiers le décrivit comme un truc insignifiant: "eephus ain't nothing"—, de cette insignifiance, disais-je, aurait pu naître un film lui-même insignifiant. Il n'en est rien. D'abord parce que ce qu'on pourrait appeler le "rien" du film — son eephus — correspond à quelque chose de foncièrement américain (le baseball, la casquette, les bières, le hot-dog...), à l'image d'un idiome, expliquant qu'il soit impossible à traduire, mais plus encore, parce que dans "eephus", il faut entendre "effusion". Et que toute la part sublime du film est là, dans cette mélancolie qui vous accroche dès le début (par la voix de Tom Waits et la chanson Ol' '55, ou encore celle de Frederick Wiseman, 95 ans le jour où est sorti le film en France, annonçant à la radio la prochaine démolition du stade) et qu'elle ne vous lâchera plus, culminant à la fin quand, le match terminé, chacun parti de son côté, délaissant le feu d'artifice (on ne le voit même pas) qu'avait prévu un des joueurs, le dernier à quitter les lieux étant le vieux Franny (qui était aussi le premier arrivé), un fan de baseball qui depuis des années suivait scrupuleusement les matches, y tenant le rôle du scoreur, et à qui, pour l'ultime match, sera demandé d'arbitrer la dernière manche (l'arbitre étant parti faute de luminosité suffisante), séquence des plus émouvante, d'une incroyable tendresse, qui le "voit" s'appliquer à bien voir dans le noir la fin de la partie, et de décider si le point est marqué ou pas... Ce qu'on ressent à ce moment, c'est cela: une effusion, au sens non pas de ce qui déborde mais de ce qui s'est répandu, sans heurts, tout le long du film, s'écoulant ainsi inexorablement: soit le temps qui passe et qu'on ne rattrapera pas, d'abord parce qu'il n'a pas été perdu, consacré qu'il fut à une véritable passion (chez les joueurs comme chez Franny), ensuite parce que ce qui a été vécu pleinement, on accepte plus facilement qu'il se termine, certes sans gaieté de cœur, mais avec une certaine philosophie, conscient que c'est dans le cours des choses et qu'on n'y peut rien. Eephus est une pure merveille.

1) Le choix de Soldiers Field est lié au fait que Carson Lund, qui fut un joueur de baseball assidu, est originaire de la Nouvelle-Angleterre, mais aussi que le stade fut le théâtre, juste après la guerre, d'un match-exhibition entre les Red Sox de Boston (couleur rouge et bleu) et les Yankees de New York (couleur bleu marine), soit les deux principales franchises, à la rivalité légendaire, du baseball nord-américain.