Eephus de Carson Lund (2024).
Fin de partie.
De tous les lancers pour le moins excentriques qu'on connaît au baseball, telle la "balle fronde" ou la "balle papillon", il en est deux particuliers: 1) la balle tire-bouchon (screwball) qui a donné son nom à un type bien connu de comédie américaine (de Frank Capra à Howard Hawks), comédie à la fois speed (quant aux réparties) et loufoque (quant aux situations), centrée le plus souvent sur des histoires de divorce et de remariage, aux codes sociaux inversés, la femme se révélant la personnalité forte, sinon dominante, du couple; 2) la balle arc-en-ciel (Eephus), son contraire, par la courbe qu'elle décrit (comme il y a la "palombella rossa" au water-polo, chère à Nanni Moretti) et la lenteur qui en résulte... effet qu'on pourrait attribuer aujourd'hui à un autre type de comédie US, volontairement alanguie. Ainsi du génial Eephus de Carson Lund, dans lequel d'ailleurs apparaît Bill "Spaceman" Lee, un ancien joueur des Red Sox de Boston, connu justement pour son excentricité et adepte, qui plus est, du lancer Eephus (qu'il avait rebaptisé pour le coup Leephus).
Si Eephus peut se voir comme une anti screwball comedy, c'est donc autant pour sa lenteur, sa courbe à faible amplitude, équivalent au mouvement du soleil à l'automne (le film se déroule dans les années 90, même si ce n'est pas précisé, en tout cas un dimanche 16 octobre, si j'ai bonne mémoire, démarrant dans la matinée pour se conclure la nuit tombée, et ce, à Douglas, Massachusetts, au Soldiers Field, le terrain de baseball de la ville, voué à disparaître, un collège devant être construit à la place)... que parce qu'il s'agit d'un guys movie, un film "sans femmes" (elles demeurent à la périphérie du film, comme du terrain), et qu'il est empreint d'une douce mélancolie, opposée en cela au réenchantement (post-krach) que visait la screwball comedy dans les années 30. Là, il est plutôt question de désenchantement, via cette "dernière partie" que jouent les deux équipes, constituées pour l'essentiel d'amateurs rouillés et bedonnants, les Adler's Paint (en rouge) vs. les Riverdogs (en bleu) (1), la règle au baseball voulant qu'un match ne peut se terminer sur un score d'égalité, obligeant les joueurs à "jouer les prolongations" (comme au théâtre), quitte, dans le film, à devoir utiliser les phares de leurs voitures pour éclairer le stade, alors plongé dans l'obscurité. Toute la beauté d'Eephus tient à cette forme d'épuisement que revêt ainsi la partie en s'éternisant, ce que la lumière lentement déclinante de la photo vient magnifier, sentiment d'autant plus fort qu'on ne comprend pas grand-chose à la partie, celle-ci se résumant, en dehors des classiques actions de jeu (et leur lot de gamelles et d'engueulades) qui égayent un match, à une suite de répliques sans enjeu narratif: considérations diverses, sur le baseball et les grands joueurs de l'histoire — de Lou Gehring à Joe DiMaggio en passant par Babe Ruth — par le biais de quelques phrases marquantes, mais aussi sur la famille et la vie en général, entrecoupées des vannes habituelles qu'on se lance entre joueurs, moins pour déstabiliser l'adversaire que pour signifier à quel point on aime se retrouver et jouer ensemble (le terrain comme "cour de récré"), le tout accompagné de l'inévitable bière que les joueurs s'enfilent une fois revenus sur le banc, pendant qu'à l'autre bout du terrain se morfond dans son camion le vendeur de... pizzas!
De cette insignifiance, que représentent donc des gars "genre plombiers" en train de jouer leur dernier match de baseball sur un terrain old-style, ce à quoi renvoie également le terme Eephus — pour expliquer le lancer en question, son inventeur ou plutôt un de ses coéquipiers le décrivit comme un truc insignifiant: "eephus ain't nothing"—, de cette insignifiance, disais-je, aurait pu naître un film lui-même insignifiant. Il n'en est rien. D'abord parce que ce qu'on pourrait appeler le "rien" du film — son eephus — correspond à quelque chose de foncièrement américain (le baseball, la casquette, la bière, les hot-dogs...), à l'image d'un idiome, expliquant qu'il soit impossible à traduire, mais plus encore, parce que dans "eephus", il faut entendre "effusion". Et que toute la part sublime du film est là, dans cette mélancolie qui vous accroche dès le début (par la voix de Tom Waits et la chanson Ol' '55, ou encore celle de Frederick Wiseman, 95 ans le jour où est sorti le film en France, annonçant à la radio la prochaine démolition du stade) et qu'elle ne vous lâchera plus, culminant à la fin quand, le match terminé, chacun part de son côté, délaissant le feu d'artifice (on ne le voit même pas) qu'avait prévu un des joueurs, le dernier à quitter les lieux étant le vieux Franny (qui était aussi le premier arrivé), un fan de baseball qui depuis des années suivait scrupuleusement les matches, y tenant le rôle du scoreur, et à qui, pour l'ultime match, sera demandé d'arbitrer les dernières frappes (l'arbitre étant parti faute de luminosité suffisante), séquence des plus émouvante, d'une incroyable tendresse, qui le "voit" s'appliquer à bien voir dans le noir la fin de la partie, et de décider si le point est marqué ou pas... Ce qu'on ressent à ce moment, c'est cela: une effusion, au sens non pas de ce qui déborde mais de ce qui s'est répandu, sans heurts, tout le long du film, s'écoulant ainsi inexorablement: soit le temps qui passe et qu'on ne rattrapera pas, d'abord parce qu'il n'a pas été perdu, consacré qu'il fut à une véritable passion (chez les joueurs comme chez Franny), ensuite parce que ce qui a été vécu pleinement, on accepte plus facilement qu'il se termine, certes sans gaieté de cœur, mais avec une certaine philosophie, conscient que c'est dans le cours des choses et qu'on n'y peut rien. Eephus est une pure merveille.
1) Le choix de Soldiers Field est lié au fait que Carson Lund, qui fut un joueur de baseball assidu, est originaire de la Nouvelle-Angleterre, mais aussi que le stade fut le théâtre, juste après la guerre, d'un match-exhibition entre les Red Sox de Boston (couleur rouge et bleu) et les Yankees de New York (couleur bleu marine), soit les deux principales franchises, à la rivalité légendaire, du baseball nord-américain.