novembre 27, 2024

List


  List de Hong Sang-soo (2011).

List est un joli petit conte d'esprit très rohmérien que Hong a tourné juste après In Another Country, au même endroit (le village côtier de Mohang dans le district de Buan) et avec trois des acteurs du film restés sur place: de droite à gauche sur la photo: Jung Yu-mi, la future "Sunhi" (dans In Another Country, elle est la jeune fille qui écrit les trois différentes histoires que vit le personnage incarné par Isabelle Huppert), Youn Yu-jung (la mère) et Yoo Joon-sang (qui tient le rôle du lifeguard). On notera que les deux films débutent exactement pareils, ce sont les mêmes scènes que Hong utilise (seul le montage diffère): l'échange sur la terrasse entre la fille et sa mère puis le plan où elle rédige, là ses trois scénarios, là les douze choses à faire pour occuper sa journée du lendemain:

1. Faire un tour au village
2. Faire un tour à la plage
3. Déjeuner dans un restaurant célèbre
4. Trouver un joli coquillage, ou un beau souvenir
5. Voir si on peut visiter les vasières
6. Trouver quelqu'un avec qui jouer au badminton
7. Acheter de la viande et faire un barbecue
8. Regarder les étoiles avec mon télescope
9. Faire un massage à Maman
10. Pratiquer ma nouvelle méthode de brossage des dents
11. Dire à Maman que je l'aime avant de dormir
12. Penser au Prince Charmant et faire de beaux rêves.

Rappel sur In Another Country (2012):

Dans un autre pays. Huppert chez Hong, billet retour d'un précédent voyage: Hong chez Rohmer (Night and Day, 2008) (1). Si Huppert se révèle soluble dans le cinéma de Hong Sang-soo, c’est qu’elle y est parfaitement à l’aise, signe de son talent mais surtout du caractère étonnamment digeste de l'art hongien, qui permet d’intégrer un élément étranger, de l’assimiler à travers trois petits récits, comme autant de variations sur un même thème — la rencontre amoureuse et donc impossible entre une Française et un jeune lifeguard coréen — pour finalement le restituer, apparemment intact mais en fait profondément remanié, de l'intérieur, car nourri d'une expérience qu'on pourrait qualifier de méta-pata-physique (via un soupirant prisonnier de sa femme enceinte, un amant trop vieux et un moine bouddhiste attaché à... son stylo Mont Blanc), de sorte qu'à la fin, si on sait qu'il s'est passé quelque chose, plein de petites choses même, à la fois identiques et différentes, sérieuses et grotesques, on ne sait pas quoi exactement. Mais est-ce bien sûr? Pour qu'une telle structure, lâche, digressive et répétitive, résiste à l'effilochage narratif qui menace tout film de Hong Sang-soo, il faut une base solide sur laquelle elle puisse s'appuyer. Une base qui se construit en même temps que le film, de manière invisible mais bien réelle, conférant à l'ensemble cet équilibre faussement fragile qui caractérise le cinéma de Hong. Si le lieu et la météo (ici une petite station balnéaire, un temps plutôt maussade) servent toujours chez lui de points de départ pour lancer le récit, si l'alcool (ici le soju) y coule toujours à flots pour griser le récit, si les situations narratives, enrichies de leurs rimes visuelles (ici la figure "dragueuse" du maître-nageur, avec le phare comme image du désir, la ligne de crawl et la petite tente de camping comme motifs de séduction...), se démultiplient à l'envi, pour diffracter le récit, on devine derrière tout ça, et dans ce film plus encore que dans les précédents, l'image secrète qui alimente le récit. Récit non pas en creux, ni même en pointillé, mais saisi dans l'instant, et donc obligé, du fait même de cette instantanéité, de se répéter (en variant les points de vue) pour faire surgir quelque vérité. Et quelle vérité se révèle dans In Another Country que Hong Sang-soo ne connaissait pas encore au début de son film et qu'il a entrevue petit à petit, à mesure que le film se faisait? Il ne s'agit que d'une intuition, bien sûr, mais ce qu'on découvre ici, une fois rassemblées les trois parties du film — où se mêlent rêve, désir et mélancolie —, à travers le personnage d'Isabelle Huppert, actrice chabrolienne s'il en est, c'est que Hong Sang-soo nous a peut-être livré sa Madame Bovary.

(1) En 2017, Hong reviendra au pays de Rohmer (et d'Isabelle Huppert) avec la Caméra de Claire.

Qu'est-ce qui a présidé au désir de Hong Sang-soo de récrire, à partir d'un même point de départ (une jeune fille, pour tromper l'ennui, rédige non plus un scénario mais une liste de choses à faire), une variante, plus courte, de son film In Another Country? Une insatisfaction? Le sentiment de n'avoir pas suivi exactement avec ce film la direction qu'il aurait souhaité? On ne le saura pas. Toujours est-il que, le tournage terminé, il n'a pas tardé à tourner List, et sans Isabelle Huppert (repartie), comme si l'actrice française ne lui avait pas laissé, artistiquement parlant, les coudées suffisamment franches, lui donnant alors envie de reprendre le thème, mais sans le côté hétérogène (et donc pas si soluble que ça) que représentait dans In Another Country la présence d'Huppert — en même temps c'était tout l'enjeu du film... Soit une version cette fois 100% coréenne et encore plus ramassée, plus condensée, autour d'un personnage disons plus hongien. Allons plus loin: ne serait-ce pas l'image renvoyée par Isabelle Huppert, queue de cheval et silhouette gracile, au jeu ici un brin minaudier, qui aurait créé chez Hong ce désir de "refaire" le film avec la scénariste comme héroïne? Et ainsi d'offrir, via le portrait d'une jeune femme rêveuse (annonçant Haewon) et son drôle d'inventaire, non plus une Bovary, fut-elle coréenne, mais une sorte de croquis balzacien (donc rohmérien) de la jeune fille "à marier" (car toujours pas mariée à presque trente ans), affranchie de la "loi du père" (comme le sont souvent les jeunes femmes chez Hong Sang-soo) mais sous l'emprise inconsciente de la figure maternelle (voir ce qu'elle dit "en rêve" de sa mère à la fin du film)... faisant de ce court-métrage un petit roman de formation, simplement à l'état d'ébauche, soit le stade premier, encore sentimental, du personnage de la jeune fille, décrite comme "pure" par son soupirant. Par cet aspect d'esquisse parfaite (le film exécuté en 48 heures dure à peine trente minutes), List se révèle un des plus beaux Hong Sang-soo, plus beau finalement que l'expérimental In Another Country.

novembre 22, 2024

Pas si fiction

  Pacifiction — Tourment sur les îles d'Albert Serra (2022).

  Les inconnus du lagon.

Le film débute à la tombée du jour, par un travelling sur les quais d'un port polynésien, avant l'arrivée d'un zodiac duquel descendent un drôle d'amiral et quelques "gars de la marine", venus rejoindre le Paradise, le night-club du coin... et se termine deux heures quarante cinq plus tard, on suppose à l'aube, par quelques vues "paradisiaques" de l'île, après le départ des mêmes militaires, repartis comme ils étaient venus, en direction de leur base secrète, un sous-marin peut-être... Entre temps, pendant ces presque trois heures que dure le film: un rêve, comme on en fait la nuit, ou plutôt une rêverie, mi-diurne mi-nocturne... mieux encore: la matérialisation d'un fantasme, qui non seulement traverse le film, de part en part, mais surtout vient l'engloutir, peu à peu, au point qu'à la fin, il ne reste plus que ça: le fantasme.

Normal, me direz-vous, c'est du Serra, un cinéma où prévaut le fantasme, que celui-ci touche au chevaleresque (Don Quichotte), à la "mort qui ronge le vivant" (Louis XIV, Casanova, Dracula) ou à l'utopie libertaire (Sade). Qu'en est-il ici? Je dirais que dans Pacifiction le fantasme touche d'abord au colonial, à travers la figure du Haut-commissaire de la République (Benoît Magimel), personnage équivoque qui doit faire face à une rumeur — la rumeur, elle-même machine à fantasmes — et pas n'importe laquelle: la reprise, vingt-cinq après, d'essais nucléaires en Polynésie, rumeur à propos de laquelle il dit ne rien savoir, ce dont n'est pas convaincu le nouveau leader pro-indépendantiste de l'île. D'où ce climat de suspicion qui imprègne le film, lui conférant sa dimension paranoïaque, qui voit Magimel mener "benoîtement" son enquête, scruter la mer aux jumelles (y croyant voir quelque chose, un peu comme le monstre du Loch Ness), explorer le lagon en pleine nuit, tout en participant aux distractions locales (le spot de Teahupoo et sa célèbre vague, les danses traditionnelles qu'on répète pour les fêtes — ici une danse guerrière mimant un combat de coqs)... Qui voit encore d'étranges personnages, manifestement étrangers, en train d'observer (d'espionner?)... scène récurrente chez Serra, d'autant qu'il y adjoint celui qui lui sert de "double", je veux parler bien sûr de son quasi homonyme Lluís Serrat, présent dans tous ses films (dans le Chant des oiseaux, il y avait même deux Lluís Serrat, un dédoublement du double au sein des Rois mages, effet de mirage), comme si Serra se plaçait à côté de son film pour mieux le regarder. Un fantasme là aussi, celui de la modernité (la représentation de la représentation), qu'il adoucit néanmoins dans Pacifiction (probablement son meilleur film), via le personnage de Shannah, incarné par une actrice trans, l'assistante qui n'est là que pour observer et dont la présence, incroyablement suave, vient ajouter du trouble — passant ainsi du double au trouble — à un film pourtant déjà parfaitement trouble. Fantasme toujours.

Le "tourment" du (sous) titre, c'est ça, qui va au-delà de ce que nous raconte le film, cette histoire improbable, fantasmée, d'essais nucléaires, décidée en haut lieu et tenue secrète, expliquant que Magimel, simple petit préfet des îles, y joue le rôle de l'idiot... C'est le monde de la politique (internationale) que Serra/Magimel, parlant à son double, assimile à une discothèque, avec ses lumières trafiquées, lieu de l'artifice par excellence, donc du faux. On est là au cœur de Pacifiction, à travers cette question qui ouvre le film (la réalité des essais nucléaires), mais que Serra élargit au concept même de vérité — le fantasme du vrai, pourrait-on dire — et ce, par la voie de l'art et du witz, c'est-à-dire du "mot d'esprit", qui est propre à ses films, se déployant autant par déplacement (politique = discothèque) que par condensation, si l'on s'attache cette fois au titre définitif du film: "pacifiction", mot-valise qui, certes, conjoint Pacifique et fiction, mais surtout peut s'entendre autrement: pas si fiction, au sens où la fiction dans Pacifiction (pour ce qui est des essais nucléaires) ne le serait pas tant que ça (une fiction), plus exactement: au sens où la fiction ne relève pas que de l'imaginaire, qu'elle a aussi à voir avec la vérité, qu'elle a même valeur de vérité... une fiction qui ici se meut pacifiquement, paresseusement, mélancoliquement, comme noyée dans le bain "colonial" que Serra ravive (via le beau costume blanc de Magimel et toutes ces scènes marquées par la torpeur — cf. celles du début, très longues, volontairement étirées, avec le Portugais puis l'amiral, la tonalité y est presque durassienne), pour subitement s'en extraire, à la faveur d'une fulgurance, comme le witz: la beauté saisissante d'un plan, la troublante étrangeté d'une scène, par ailleurs teintée d'humour... C'est dans ces moments-là — le "pas si fiction" du film — qu'une vérité se dit, que quelque chose se dévoile, pour tout aussi vite se revoiler, de sorte qu'on ne sait pas, dans ce qu'on a vu et/ou entendu, si c'est la vérité ou seulement un fantôme. Et c'est magnifique.
25 novembre 2022.

novembre 20, 2024

Les bonheurs de Sophie


  Des filles et des chiens de Sophie Fillières (1991).

Dans Sophie Fillières, il y a "Fifi" coincé au milieu du nom, Fifi et pas fifille... Fifi comme il y a Fifi Brindacier, dans sa version originale, lindgrenienne, pas la française, toute édulcorée... non, là, une figure qui suivant la grammaire de Sophie Fillières ne s'exprime pas de façon affirmative mais par la double négation "pas pas" (se rappeler Judith Godrèche qui dans Grande Petite dit qu'elle n'a pas "pas de forces"), ce qui fait que lorsqu'on dit "gentille" il faut entendre "pas pas gentille", parce que "gentille" et "pas pas gentille" ce n'est pas pareil (ou pas pas différent, si vous préférez), la double négation sous-entendant une interrogation, un doute: l'est-elle vraiment (gentille), avant de conclure qu'elle l'est en effet. Dans Gentille, Fontaine (Emmanuelle Devos) — qui parfois d'ailleurs, dans un bel élan bartlebyen, "préfère ne pas" — n'est pas "pas gentille" parce que sa gentillesse, comme celle de Fifi, est distordue; no straight, ainsi de toutes les héroïnes un peu "fofolles" de Sophie Fillières, de Aïe (l'extraterrestre et son arbre) à Barberie Bichette en passant par — outre Fontaine — Célimène, Pomme et les deux Margaux. Cet aspect "Fifi", jusqu'au physique (les cheveux roux d'Agathe Bonitzer, les taches de rousseur de Sandrine Kiberlain), loin d'être lisse (ce n'est pas Fifi peau de pêche), témoigne au contraire d'un fort tempérament — parallèlement au fait que le redoublement de la syllabe atteste de l'affection portée au personnage — qui va de pair avec l'autre figure à laquelle renvoie l'héroïne filliérienne: l'Alice de Lewis Carroll (comme l'a bien vu Hervé Aubron), via tous ces motifs que décline à l'envi Sophie F., qu'il s'agisse des miroirs, des "changements" de taille (dans Grande Petite, mais aussi Aïe), des animaux (le chat, métaphoriquement dans Un chat un chat, le lapin dans Arrête ou je continue), mais surtout de tous ces jeux avec le langage et la logique, paradoxes en tout genre, du pur jeu de mots au jeu avec des mots (le Ruzzle ouvrant la Belle et la Belle), sans oublier les lapsus, il voit de ça, pardon, il va de soi, de même que les onomatopées, de "Aïe" aux trois parties du bouleversant Ma vie ma gueule: Pif, Paf, Youkou!

Alice et Fifi, autrement dit deux petites filles... et c'est vrai que les jeunes femmes de Sophie Fillières (de moins en moins jeunes, c'est normal, à mesure que l'œuvre avançait) ont quelque chose de l'enfance, de cette enfance qui persisterait en elles, les rendant à la fois fragiles et étonnamment fortes, d'une fragilité/force désarmante (surtout pour les hommes: Dussolier, Wilson et Todeschini, Amalric, Poupaud...), créant des moments de grâce jubilatoire ("les bonheurs de Sophie"), grâce d'autant plus jubilatoire qu'elle surgit toujours par surprise, via l'imprévu génial d'un plan (témoin généralement d'un rapport "inversé" au monde), d'une réplique, d'un regard (où se réfléchit celui incroyablement doux de la cinéaste)... cinéma merveilleux qui est là bien sûr pour masquer peurs et angoisses, de celles qui contrecarrent le désir, et dont il faut parfois s'affranchir par le biais d'une transgression qui, chez Sophie Fillières, touche à l'oralité (le besoin d'avaler) mais aussi son corollaire, le besoin d'expulser (par voie haute: Aïe ou par voie basse: Gentille, cf. l'hallucinante scène du caca), cette question du corporel, de l'organique et des matières, présente dès son premier film — Des filles et des chiens, un court très court, entièrement tourné autour du jeu du Would You Rather avec des choix de plus en plus saugrenus/surréalistes et dans lequel Hélène Fillières demandait à une camarade, sous l'œil mi-outré mi-amusé de Louise/Sandrine K: "tu préférerais manger une cuillerée de merde de chien... ou boire un demi-litre de pisse de Louise?" (cf. infra)... oui eh bien, pour moi la manifestation, osée, subjuguante, de la part mélancolique qui œuvrait chez Sophie Fi derrière ce goût immodéré du Witz, du pas de côté et de toutes ces situations "gentiment" loufoques dont elle parsemait ses films.

Sophie Fillières aurait eu 60 ans aujourd'hui, 20 novembre 2024.

Bonus: le dialogue de Des filles et des chiens.

Et toi tu préférerais...

L'amie de Louise (Hélène Fillières): — Hé tu me prêtes ton foulard pour ce soir?
Louise (Sandrine Kiberlain):  — Ouais.

L'amie de Louise: — Hé qu'est-ce que tu préférerais, faire la manche pendant une semaine ou que Christophe te largue?
Louise: — Faire la manche pendant une semaine. Et toi, tu préférerais avoir un accident de voiture et être un tout petit peu défigurée ou que ton père et ta mère divorcent?
— Etre un tout petit peu défigurée.
— Ouais moi aussi.
— Toi tu préférerais être obligée de faire piquer ton chien tout de suite ou rouler une pelle au prof de maths pendant une minute?
— Faire piquer mon chien tout de suite.
— T'es dégueulasse!
— Bah écoute, c'est toi qui es dégueulasse de me demander ça... Bon. Et toi tu préférerais réussir à sortir avec Thibaut mais rater ton bac ou alors réussir à avoir ton bac avec mention sans jamais réviser mais jamais sortir avec Thibaut?
— Putain... je crois avoir mon bac avec mention.
— Ouais moi aussi.
— Toi tu préférerais qu'on se voit pas pendant six mois ou que pendant un an t'es pas un centime d'argent de poche?
— Ni se téléphoner?
— Non.
— Bah pas avoir d'argent de poche pendant un an.
— Ben j'espère... Bon tu préférerais...
— Non c'est à moi. Tu préférerais prendre dix kilos et jamais réussir à les perdre ou traverser le Luxembourg en maillot de bain deux-pièces mais sans le haut du maillot?
— Traverser le Luxembourg.
— Ouais.
— Tiens y a Emmanuelle, qu'est-ce qu'elle fout là cette connasse?... Hé Emmanuelle, tu préférerais manger une cuillerée de merde de chien mais un chien que tu connais pas ou boire un demi-litre de pisse de Louise?
(Louise): — Oh t'es dégueulasse... T'es pas obligée de répondre, hein...
— Si t'es obligée, vas-y.
— Une cuillerée de merde.
Louise: — Sympa.
Emmanuelle (à l'amie de Louise): — Il est super beau ton foulard, tu veux pas me le prêter en échange de garder ma jupe blanche encore une semaine?
— Non je peux pas, on me l'a prêté.
— Ah oui d'accord, et vous faites quoi là?
Louise: — Bah on sait pas
L'amie: — Non on sait pas.
Emmanuelle: — Bon, de toute façon j'ai rendez-vous avec ma mère... T'oublie pas ma jupe demain, salut.
Louise et son amie (en chœur): — Salut.
L'amie: — T'as vu, quel porc... elle a répondu.
— Bah tu lui as dit qu'elle était obligée.
— Mais elle avait qu'à pas... Bon, c'est à qui?
— Bon c'est à moi mais tu veux pas qu'on arrête?
— Non non allez vas-y.
— Bon, alors tu préférerais qu'Emmanuelle sorte avec Thibaut ou moi?
— Quoi, Thibaut?
— Ah non, moi.
— Avec toi.
— Ouais moi aussi... Bon... mais tu préférerais coucher avec un garçon que tu connais pas ou me prêter ton vélo pendant un mois?
— Mouais, bah te prêter mon vélo mais ça marche pas, je le prête pas... Toi tu préférerais que ton père fasse faillite et qu'il trouve plus jamais de travail ou que plus jamais de ta vie un mec te dise je t'aime?
— Que mon père fasse faillite.
— Ouais moi aussi.
— Mais toi tu préférerais devoir coucher avec ton père ou devoir coucher avec ta mère?
— Je sais pas... De toute façon, mon dentiste est par là.
(Bises)
— Hé tu m'appelles ce soir?
— Non toi tu m'appelles.
— Ouais.

Post-scriptum:

Aïe et fines herbes.

Aïe c'est l'histoire d'un type (André Dussolier) dont l'ex (Emmanuelle Devos) vient d'accoucher (l'enfant n'est pas de lui) et avec qui il va progressivement renouer, par l'intermédiaire d'une autre fille (Hélène Fillières), l'Aïe en question, rencontrée au café et disposée, elle, à tomber amoureuse de lui (s'il le souhaite), une grande tige aussi "tordue" que l'arbre qu'elle dit connaître dans la forêt, en fait une "extraterrestre", qui plus est boulimique, donc qui se fait vomir, ce qui fait qu'après, bah, elle a l'haleine pas très fraîche — l'haleine de hyène de l'alien Hélène (ça c'est pas dans le film). Bref un cocktail rohmérien à la sauce BEE (Bret Easton Ellis), avec la petite touche de piquant ("aïe") qui sied si bien au cinéma de Sophie Fillières.

BEE parce que, à la fin, quand Aïe révèle à Robert (Dussolier) qu'elle est une extraterrestre, c'est directement inspiré d'une nouvelle de Bret Easton Ellis: "Au zoo avec Bruce" (sauf que dans la nouvelle, c'est Bruce, et pas la fille, qui confesse s'appeler Yocnor et venir d'une autre planète):
"En réalité je m'appelle pas Aïe ni Marie-Pierre, en réalité je m'appelle Yocnor, Y.O.C.N.O.R., je viens de la planète Arachnoïde qui est située dans une galaxie que la Terre n'a pas encore découverte et qu'elle ne découvrira vraisemblablement jamais. Je suis sur votre planète depuis ce qui équivaut à peu près pour vous à... quatre cent mille ans. En gros, j'ai été envoyée ici pour recueillir des informations destinées à permettre à notre galaxie de détruire toutes les autres galaxies, y compris la vôtre. Le peu que je sais c'est que quand ça arrivera ce sera une semaine de souffrances et de douleurs à un niveau que votre cerveau n'est même pas capable de concevoir. La Terre se désagrégera en particules infinies. Mais y a pas de quoi s'affoler ni d'avoir peur parce que vraisemblablement ça se passera au 24e siècle, tu seras mort depuis longtemps... (Tu peux me passer une cigarette)... Je sais, enfin je me doute, que tu vas trouver ça difficile à croire... mais pour une fois je te dis la stricte vérité... Voilà... On n'en reparlera plus jamais si tu veux bien."
Et le texte d'Ellis:
"Listen — my name is Yocnor and I am from the planet Arachanoid and it is located in a galaxy that Earth has not yet discovered and probably never will. I have been on your planet according to your time for the past four hundred thousand years and I was sent here to collect behavioral data which will enable us to eventually take over and destroy all other existing galaxies, including yours. It will be a horrible month, since Earth will be destroyed in increments and there will be suffering and pain on a level your mind will never be able to understand... I know you will find this hard to believe but for once I am telling you the truth. We will never speak of this again."

novembre 05, 2024

امید (Omid)


  Aucun ours de Jafar Panahi (2022).

Omid*.

(*Espoir en persan)

A l'heure où en Iran les femmes, au péril de leur vie, continuent de braver courageusement la dictature des mollahs (1), il est bon de revoir Trois Visages (2018) et Aucun ours (2022), les deux derniers films de Jafar Panahi.

Si dans Trois Visages, Panahi rend comme d'habitude hommage à son maître Kiarostami, en s’appuyant sur un ensemble de motifs typiquement kiarostamiens (la voiture-caméra, le paysage, les routes en zigzag...), ce qui rend l’hommage par moments un peu trop manifeste (cf. la scène de la tombe), il enracine plus profondément encore son film dans la culture iranienne, comme s’il fallait passer par Kiarostami, son œuvre, pour nous parler de l’Iran d'aujourd’hui, plus précisément de la femme iranienne, à travers ces trois figures d’actrices qui composent Trois Visages: la grande vedette de séries télé; la jeune fille des montagnes, empêchée par sa famille et son village d’aller au conservatoire; l'ancienne gloire du cinéma iranien, celui d’avant la révolution, et depuis bannie, vivant recluse à l’écart du village. Cette dernière, Shahrzad (de son vrai nom Kobra Saeedi), existe réellement, point aveugle du film — on ne la voit pas, ce n'est qu'une silhouette — et en même temps ce vers quoi tend le film, dont elle constitue le centre fuyant, la ligne que trace Panahi, dans le rôle du conducteur-traducteur (du persan à l'azéri et inversement), jusqu'à ce plan incroyable — véritable stase dans le film — qu'est la rencontre entre les trois femmes, filmée de loin la nuit (juste des ombres chinoises, en train de danser derrière une fenêtre), moment sublime qui transcende les conditions de tournage, l'assignation à résidence de Panahi (avant son emprisonnement), l'hommage à Kiarostami, pour atteindre à la pure poésie, anticipant par là le poème écrit par Shahrzad, que celle-ci récite en voix off à la fin du film, la poésie comme espace de liberté, qui s'oppose à ce qui régit encore et toujours la société iranienne (le poids des traditions, le pouvoir masculin...) et offre à la femme l'espoir d'une autre vie, à l'instar de Marziyeh, la plus jeune des trois, dévalant la route, tout voile dehors, vers de nouveaux horizons.

(1) Je pense en dernier lieu à cette étudiante de l'université Azad de Téhéran qu'on voit sur X (anciennement Tweeter), tête nue et en sous-vêtements, peut-être en proie à une crise psychotique (elle déambule devant l'université et semble parler toute seule), ce qui bien sûr ne remet pas en cause la valeur symbolique d'un tel geste — la scène capturée sur leur portable par d'autres étudiantes nous rappelle les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof, film qui d'ailleurs se nourrit lui-même de ce type de vidéos diffusées sur les réseaux sociaux.

L'homme qui a vu l'ours.

On sait le contexte dans lequel Aucun ours a été réalisé: à l'époque Panahi était toujours assigné à résidence et interdit de tournage, avant d'être de nouveau emprisonné à la prison d'Evin — pour avoir indirectement manifesté son soutien à Rasoulof, lui-même en prison — puis libéré après une grève de la faim et finalement autorisé à quitter l'Iran. Panahi qui aurait pu s'exiler depuis longtemps mais qui préférait résister de l'intérieur, dans son pays, l'Iran, ainsi qu'il apparaît dans Aucun ours, lorsque le personnage qu'il incarne (lui-même, comme d'habitude, dans son propre rôle) se retrouve en pleine nuit à la frontière (de l'autre côté, c'est la Turquie où son équipe tourne le film qu'il dirige à distance, via Internet), et que, effrayé à l'idée non pas de transgresser l'interdit mais de contrevenir à sa règle de conduite, il fait marche arrière et retourne dans le village (Jaban, tout au nord de l'Iran) où il s'est installé le temps du tournage. Et comme toujours chez Panahi, cette intelligence du dispositif qui dit l'essentiel avec le minimum de moyens. A un premier niveau, c'est l'Iran traditionnel, loin de Téhéran, avec ses rituels ancestraux (le lavage des pieds des futurs fiancés, mais aussi l'obligation pour une femme d'épouser celui qu'on lui a destiné à la naissance, exemple parmi d'autres — ils sont nombreux — de cette soumission à laquelle est contrainte la femme iranienne, l'empêchant d'épouser celui qu'elle aime — en ce sens, Aucun ours prolonge Trois Visages avec lequel il forme un fabuleux diptyque); à un second niveau, l'Iran d'aujourd'hui, privé de libertés et sans avenir, où règne la torture (qu'elle soit blanche ou physique), pays que dès lors beaucoup cherchent à fuir, par tous les moyens — deux voies sont possibles, dit son assistant à Panahi: la contrebande, avec le risque de se faire escroquer, ou les passeurs, avec le risque d'être tué.
Ces deux niveaux, Jafar Panahi les imbrique à travers deux histoires: 1) l'histoire du film que son personnage est donc en train de réaliser, qui est celle d'un couple en quête de vrais-faux passeports pour rejoindre la France (l'homme a un faux air de John Cazale), une sorte de docu-fiction puisque c'est la vraie vie du couple qui est filmée, sauf que ça ne se passe pas comme prévu et que la sincérité de Panahi est même mise en doute par la femme, autant d'éléments qui vont conduire au drame; 2) l'histoire d'une photo que Panahi aurait prise dans le village (ce qui est probable mais le film ne le montre pas), celle d'un autre couple d'amoureux, mais "illégitime" celui-là, photo que réclament les hommes du village pour confondre le garçon, mais que Panahi ne peut/ne veut leur donner, affirmant ne pas avoir fait de photo du couple, allant même, pour le prouver, jusqu'à remettre au maire la carte mémoire de son appareil, ce qui en fait ne prouve rien (la photo, il l'a probablement supprimée — c'est mon avis — mais le film, là non plus, ne le montre pas), expliquant qu'à la fin on lui demande de prêter serment (une tradition dans le village pour mettre fin à un conflit — il est même toléré de mentir si c'est pour la bonne cause), autant d'éléments qui, là aussi, vont conduire au drame... Au cœur de ces deux histoires, le pouvoir ambigu des images, entre vérités et mensonges, qui fait de Panahi le digne héritier de Kiarostami (avec les clins d'œil habituels, ici, par exemple, l'obligation pour le cinéaste d'aller sur la colline avec son ordinateur portable pour avoir du réseau, ce qui rappelle le documentariste dans Le vent nous emportera), à la différence toutefois que l'humanisme de Panahi est plus chaleureux que celui de Kiarostami dont l'œuvre avec le temps tendait de plus en plus à l'abstraction. Cela tient d'abord à la présence de Panahi devant la caméra, et à sa bonhomie, mais aussi à ce besoin chez lui de proximité, d'être près des gens, ce dont témoigne ici le désir exprimé par son personnage d'être le plus proche possible du lieu de tournage, des décors, certes de l'autre côté de la frontière mais tout à côté, désir irraisonné puisque compliquant la supervision du tournage, en plus que de se révéler dangereux...
Le titre fait référence à un passage du film où l'un des personnages, après avoir mis en garde Panahi du danger qu'il y a à s'aventurer seul la nuit à cause des ours, lui avoue qu'en fait il n'y a pas d'ours, que les ours c'est juste pour faire peur. La réalité, c'est qu'il y a bien des ours dans cette région de l'Iran (qu'ils soient de Syrie ou du Caucase, peu importe), mais surtout que ces "ours" qui font peur, ce sont les "yeux" du pouvoir iranien, qu'on ne voit pas mais qui sont bien là, vous observant en permanence, où que vous soyez, au courant de tout, comme le sont également les villageois (la poussière sur le 4x4 de Panahi n'est pas celle qui recouvre habituellement le tracteur du village, elle signe la virée nocturne du cinéaste du côté de la frontière par le même chemin que celui, poussiéreux, qu'empruntent les passeurs)... des villageois craignant qu'on les épie à leur tour, parce que dans une dictature, la suspicion finit par gagner tout le monde. Jafar Panahi rend compte admirablement de ce sentiment d'oppression qui, à des degrés divers et selon les modes de vie, imprègne toute la société iranienne, sentiment que le cinéaste traduit, au niveau narratif, par ces deux histoires qui s'emboîtent, et sur le plan formel par tout un jeu avec le cadre (ici plutôt de traviole), tous ces "cadres-dans-le-cadre", comme il y a le "film-dans-le-film", telles les grilles d'une prison. Il en ressort un film réellement stupéfiant. On y devine l'urgence (à filmer) d'un cinéaste empêché (de tourner) et c'est prodigieux. A la toute fin du film, "invité" à quitter les lieux, Jafar Panahi passe en voiture près de la rivière où la cérémonie du lavage des pieds avait été filmée au début par celui qui l'hébergeait (c'était mal filmé, sans technique, mais c'était du cinéma "vrai")... à la place: un drame (mis en scène cette fois), après celui qui vient de conclure la première histoire. On incite de nouveau Panahi à partir. Il s'exécute... Mais au bout de quelques secondes, alors que résonne une alarme (il n'avait pas attaché sa ceinture de sécurité), il stoppe brusquement sa voiture. Pour attacher sa ceinture? Non. Plutôt pour nous rappeler que — quoi qu'il arrive — son pays c'est l'Iran et qu'il ne partira pas... du moins le plus tard possible, ajouterons-nous avec le recul.