List de Hong Sang-soo (2011).
List est un joli petit conte d'esprit très rohmérien que Hong a tourné juste après In Another Country, au même endroit (le village côtier de Mohang dans le district de Buan) et avec trois des acteurs du film restés sur place: de droite à gauche sur la photo: Jung Yu-mi, la future "Sunhi" (dans In Another Country, elle est la jeune fille qui écrit les trois différentes histoires que vit le personnage incarné par Isabelle Huppert), Youn Yu-jung (la mère) et Yoo Joon-sang (qui tient le rôle du lifeguard). On notera que les deux films débutent exactement pareils, ce sont les mêmes scènes que Hong utilise (seul le montage diffère): l'échange sur la terrasse entre la fille et sa mère puis le plan où elle rédige, là ses trois scénarios, là les douze choses à faire pour occuper sa journée du lendemain:
1. Faire un tour au village
2. Faire un tour à la plage
3. Déjeuner dans un restaurant célèbre
4. Trouver un joli coquillage, ou un beau souvenir
5. Voir si on peut visiter les vasières
6. Trouver quelqu'un avec qui jouer au badminton
7. Acheter de la viande et faire un barbecue
8. Regarder les étoiles avec mon télescope
9. Faire un massage à Maman
10. Pratiquer ma nouvelle méthode de brossage des dents
11. Dire à Maman que je l'aime avant de dormir
12. Penser au Prince Charmant et faire de beaux rêves.
Rappel sur In Another Country (2012):
Dans un autre pays. Huppert chez Hong, billet retour d'un précédent voyage: Hong chez Rohmer (Night and Day, 2008) (1). Si Huppert se révèle soluble dans le cinéma de Hong Sang-soo, c’est qu’elle y est parfaitement à l’aise, signe de son talent mais surtout du caractère étonnamment digeste de l'art hongien, qui permet d’intégrer un élément étranger, de l’assimiler à travers trois petits récits, comme autant de variations sur un même thème — la rencontre amoureuse et donc impossible entre une Française et un jeune lifeguard coréen — pour finalement le restituer, apparemment intact mais en fait profondément remanié, de l'intérieur, car nourri d'une expérience qu'on pourrait qualifier de méta-pata-physique (via un soupirant prisonnier de sa femme enceinte, un amant trop vieux et un moine bouddhiste attaché à... son stylo Mont Blanc), de sorte qu'à la fin, si on sait qu'il s'est passé quelque chose, plein de petites choses même, à la fois identiques et différentes, sérieuses et grotesques, on ne sait pas quoi exactement.
Mais est-ce bien sûr? Pour qu'une telle structure, lâche, digressive et répétitive, résiste à l'effilochage narratif qui menace tout film de Hong Sang-soo, il faut une base solide sur laquelle elle puisse s'appuyer. Une base qui se construit en même temps que le film, de manière invisible mais bien réelle, conférant à l'ensemble cet équilibre faussement fragile qui caractérise le cinéma de Hong. Si le lieu et la météo (ici une petite station balnéaire, un temps plutôt maussade) servent toujours chez lui de points de départ pour lancer le récit, si l'alcool (ici le soju) y coule toujours à flots pour griser le récit, si les situations narratives, enrichies de leurs rimes visuelles (ici la figure "dragueuse" du maître-nageur, avec le phare comme image du désir, la ligne de crawl et la petite tente de camping comme motifs de séduction...), se démultiplient à l'envi, pour diffracter le récit, on devine derrière tout ça, et dans ce film plus encore que dans les précédents, l'image secrète qui alimente le récit. Récit non pas en creux, ni même en pointillé, mais saisi dans l'instant, et donc obligé, du fait même de cette instantanéité, de se répéter (en variant les points de vue) pour faire surgir quelque vérité.
Et quelle vérité se révèle dans In Another Country que Hong Sang-soo ne connaissait pas encore au début de son film et qu'il a entrevue petit à petit, à mesure que le film se faisait? Il ne s'agit que d'une intuition, bien sûr, mais ce qu'on découvre ici, une fois rassemblées les trois parties du film — où se mêlent rêve, désir et mélancolie —, à travers le personnage d'Isabelle Huppert, actrice chabrolienne s'il en est, c'est que Hong Sang-soo nous a peut-être livré sa Madame Bovary.
(1) En 2017, Hong reviendra au pays de Rohmer (et d'Isabelle Huppert) avec la Caméra de Claire.
Qu'est-ce qui a présidé au désir de Hong Sang-soo de récrire, à partir d'un même point de départ (une jeune fille, pour tromper l'ennui, rédige non plus un scénario mais une liste de choses à faire), une variante, plus courte, de son film In Another Country? Une insatisfaction? Le sentiment de n'avoir pas suivi exactement avec ce film la direction qu'il aurait souhaité? On ne le saura pas. Toujours est-il que, le tournage terminé, il n'a pas tardé à tourner List, et sans Isabelle Huppert (repartie), comme si l'actrice française ne lui avait pas laissé, artistiquement parlant, les coudées suffisamment franches, lui donnant alors envie de reprendre le thème, mais sans le côté hétérogène (et donc pas si soluble que ça) que représentait dans In Another Country la présence d'Huppert — en même temps c'était tout l'enjeu du film... Soit une version cette fois 100% coréenne et encore plus ramassée, plus condensée, autour d'un personnage disons plus hongien. Allons plus loin: ne serait-ce pas l'image renvoyée par Isabelle Huppert, queue de cheval et silhouette gracile, au jeu ici un brin minaudier, qui aurait créé chez Hong ce désir de "refaire" le film avec la scénariste comme héroïne? Et ainsi d'offrir, via le portrait d'une jeune femme rêveuse (annonçant Haewon) et son drôle d'inventaire, non plus une Bovary, fut-elle coréenne, mais une sorte de croquis balzacien (donc rohmérien) de la jeune fille "à marier" (car toujours pas mariée à presque trente ans), affranchie de la "loi du père" (comme le sont souvent les jeunes femmes chez Hong Sang-soo) mais sous l'emprise inconsciente de la figure maternelle (voir ce qu'elle dit "en rêve" de sa mère à la fin du film)... faisant de ce court-métrage un petit roman de formation, simplement à l'état d'ébauche, soit le stade premier, encore sentimental, du personnage de la jeune fille, décrite comme "pure" par son soupirant. Par cet aspect d'esquisse parfaite (le film exécuté en 48 heures dure à peine trente minutes), List se révèle un des plus beaux Hong Sang-soo, plus beau finalement que l'expérimental In Another Country.