août 12, 2024

Fassbinder, 1973



  Welt am Draht (le Monde sur le fil) de R. W. Fassbinder (1973).

  Asymptote.

Premier plan du film: une pluie verglaçante, de grosses berlines qui avancent lentement, une barrière qui se lève... C'est filmé de loin, au téléobjectif, et l'image ainsi écrasée donne l'impression de vaciller. Dans le documentaire de Juliane Lorenz, Un regard d'avance sur le présent (Fassbinders 'Welt am Draht' — Blick voraus ins Heute, 2010), le chef-opérateur Michael Ballhaus raconte que pour renforcer l'aspect tremblotant de l'image il s'était servi d'un bec Bunsen, les vapeurs dégagées par l'appareil allumé produisant l'effet d'un filtre. D'entrée, le monde que nous voyons ne semble pas réel. Plus précisément: il semble réel mais ne l'est pas. C'est que nous sommes dans le Monde II, un "faux" monde, reproduction (quasi) parfaite du Monde I qui, lui, est le monde réel.

Le Monde sur le fil est adapté de Simulacron 3, roman de science-fiction de Daniel F. Galouye, paru aux Etats-Unis en 1964, un des premiers romans, avec ceux de Philip K. Dick, à traiter des "mondes virtuels". Fassbinder le résume en ces termes:

"Le Monde I, le monde supérieur, est le seul monde réel. Afin de mieux gérer ses problèmes de planification, ce monde a créé un modèle de simulation, une reproduction de lui-même, le Monde II. Pour pouvoir fournir des pronostics fiables, le modèle de simulation doit être la réplique exacte du Monde I dans toutes ses caractéristiques, à une exception près, qui est pourtant décisive: les habitants ne doivent pas avoir conscience d'eux-mêmes. Mais puisqu'il est impératif que toutes les autres caractéristiques soient identiques, le Monde I crée les conditions permettant au Monde II de s'émanciper de sa tutelle. Les habitants du Monde II finissent par employer l'intelligence, la culture, la civilisation et la technologie dont le Monde I les a dotés lorsqu'il a programmé le Monde II, pour à leur tour mettre au point un modèle de simulation en vue de satisfaire leurs propres besoins." (1)

On devine ici le double enjeu du film: 1) montrer que le Monde II, où se déroule la plus grande partie de l'action, n'est pas tout à fait réel, comme s'il était vu à travers un prisme; 2) rendre compte du long cheminement qui amène le héros à prendre conscience qu'il appartient au Monde II, qu'il est lui-même une "unité identitaire", semblable à celles qu'il a créées, puis des efforts désespérés qu'il déploie, en tant qu'être virtuel, pour rejoindre le monde réel. De fait, le Monde II se révèle plus étrange qu'irréel. C'est un monde triste, aux couleurs froides, à dominante bleutée, qui n'a rien de futuriste. La ville évoque plus un complexe urbain ultramoderne qu'une grande cité du futur (2). Idem pour les intérieurs que Fassbinder se plaît à déconstruire, à la manière d'un peintre cubiste. Chez les personnages eux-mêmes, la perception de la réalité semble altérée, à l'image du héros confronté à des événements dont lui seul se souvient, toute trace ayant disparu, butant sur une "réalité" qui visiblement lui échappe (il est en proie à de violents maux de tête). Car si le Monde II est bien un "monde virtuel", c'est aussi celui, angoissant, où se loge le Réel, un monde qui n'est autre, bien sûr, que notre propre monde.

Le Monde I c'est le "monde d'en haut", celui qui domine l'autre, qui le soumet à son pouvoir, le manipule à son gré, tel un maître de marionnettes (3). Du moins est-ce la vision qu'en a le Monde II. Vision paranoïaque, mais aussi effet miroir dans la mesure où il y a toujours un côté spéculaire dans l'interprétation paranoïaque (4). Si le Monde II est notre monde, on peut voir le Monde I comme son reflet surdimensionné, un monde finalement plus surréel que réel, autrement dit terrifiant. Le "fil" du titre c'est cela aussi: la connexion qui, via le Monde II, permet au Monde I de subvenir à ses besoins. "C'est la dialectique du maître et de l'esclave: à mesure que les besoins du maître évoluent et deviennent plus raffinés et subtils, l'esclave acquiert une plus grande latitude pour satisfaire ses propres besoins. L'esclave gagne lui aussi en raffinement et en subtilité tandis que le maître s'abêtit et devient de plus en plus dépendant de son serviteur." (5) De cette dialectique, Fassbinder garde surtout le mouvement, celui de la conscience de soi, qui ne peut être que réfléchi, expliquant tous ces miroirs et autres reflets dont le cinéaste use dans le film (comme dans le reste de son œuvre). Si pour le Monde I, le Monde II doit obligatoirement survivre sous peine de voir s'effondrer tout le système, il n'en va pas de même avec le héros qui, lui, menace directement le Monde I dès l'instant que la conscience de soi, d'abord réduite à sa dimension abstraite (le "moi" comme réponse à la question posée au début du film: que voit-on quand on regarde dans un miroir?), se "concrétise" par la voie de la dialectique et permet au héros d'atteindre la vérité, non plus celle qui touche au Monde II, le condamnant à disparaître, mais la sienne, en tant que sujet, quand il accède au Monde I. C'est tout le mouvement du film qui apparaît ainsi structuré en trois parties, plus exactement deux parties et un épilogue: une première partie, dépressive, où le héros prend peu à peu conscience qu'il n'est qu'une "unité identitaire", une "identité vide" (le Monde II); une deuxième partie, plus dynamique, où il se confronte avec l'Autre (le Monde I) pour échapper à ce vide identitaire; un épilogue, où, au terme d'une véritable "lutte-étreinte" avec l'Autre, il devient enfin conscience libre.

Tourné pour la télévision allemande — il fut diffusé en deux parties le 14 octobre 1973 sur la chaîne ARD —, le Monde sur le fil n'a réellement été découvert que trente-sept ans plus tard. Le voir en 2010 procure une sensation à la fois d'archaïsme et de modernité (6). Si le film est censé se passer dans un futur proche, les années 70 y sont néanmoins bien présentes (exemplairement dans la décoration très "psychédélique" du chalet), de même que les années 30, à travers les spectacles tournés à l'Alcazar (un sosie de Marlène Dietrich — qui n'est pas Ingrid Caven comme on le croit souvent, bien que celle-ci joue dans le film — interprète la fin d'Agent X27 / Dishonored de Sternberg) et la représentation du Monde III, réplique encore rudimentaire du Monde II et donc, indirectement, du Monde I. On perçoit là chez Fassbinder la volonté d'inscrire le film non pas dans un temps incertain mais dans une sorte de continuum temporel qui fait communiquer passé, présent et futur, autrement dit de l'inscrire dans l'Histoire, celle bien sûr de l'Allemagne. De sorte que si le Monde sur le fil préfigure, à travers le thème des mondes virtuels, des films comme eXistenZ de Cronenberg et surtout Matrix des Wachowski, il s'en éloigne aussi par son discours. Chez Fassbinder, le virtuel serait plus à prendre dans son acception deleuzienne: non pas le virtuel qui s'oppose au réel mais celui qui coexiste avec l'actuel, l'objet actuel interagissant en permanence avec son image virtuelle, laquelle apparaît comme une "image en miroir". Rappelons que pour Deleuze le virtuel est une donnée temporelle; actuel et virtuel marquent deux aspects du temps: l'image actuelle du présent qui passe et l'image virtuelle du passé qui se conserve. Deux aspects qui, loin de s'opposer, se répondent, selon un processus d'actualisation qu'on retrouve ici dans le jeu d'échos entre les années 30 et les années 70. Et quand bien même il s'agirait du virtuel tel que nous le concevons aujourd'hui, il y a fort à parier que c'est moins le virtuel dans ce qu'il représente qui intéresserait Fassbinder que le réel dans son rapport au virtuel (ce qui rapprocherait plus le film d'eXistenZ). Car c'est de simulacre dont parle Fassbinder. Le Monde sur le fil se rattache à une longue tradition philosophique — de l'Antiquité (Platon est d'ailleurs évoqué dans le film) à, disons, Baudrillard — quant à la question de la représentation. Le Monde II relève de l'eidolon platonicien. C'est un simulacre au sens où il se substitue au Monde I pour donner l'illusion que c'est lui, plus que son référent, qui est réel (7). Un principe de dédoublement court tout au long du film: Fred Stiller, le héros, qui appartient au Monde II, est en fait le double d'un "vrai" Fred Stiller, personnage mégalomane qui vit dans le Monde I. Et si le temps se dédouble entre présent et passé, l'espace, lui, semble se dédoubler à l'infini à travers les jeux de miroirs, les écrans vidéo, la profondeur de champ, que Fassbinder dialectise à plaisir à l'intérieur des plans via le rapport flou/net, mais aussi l'opposition dehors-dedans: dans les scènes d'intérieur, la succession des plans dans la profondeur vient creuser l'espace, créant des lignes de fuite, alors que dans les scènes d'extérieur l'espace apparaît au contraire aplati, comme s'il s'agissait d'un trompe-l'œil. Le film lui-même finit par se dédoubler en convoquant un hors-champ monstrueux, à la fois omniprésent et sans limites. C'est cette puissance du hors-champ qui différencie le Monde sur le fil de Matrix. Car Matrix c'est plutôt "le Monde sans fil", un monde purement virtuel, totalement déconnecté du monde réel, de ce monde dont il était pourtant la représentation à l'origine. Matrix, c'est le simulacre tel que le conçoit Baudrillard, un système à part entière qui, à force de modélisations, de multiplications et de complexifications — ce qu'on pourrait appeler le virtualisme, le virtuel pour le virtuel —, finit par inverser le mouvement: quand le simulacre génère lui-même un réel sans réalité, quand la carte précède le territoire. L'inquiétude du double creusée par le hors-champ fait du film de Fassbinder une sorte d'anti-Matrix, quand bien même il l'annoncerait, le film pouvant aussi être vu comme le combat d'un homme pour échapper à l'hyperréalité, au désespoir de ne pouvoir dissocier réel et simulacre.

Dans le Monde sur le fil, l'Autre est "incarné" par un personnage féminin, prénommé Eva — l'Eve future? —, qui assure le lien entre le Monde I et le Monde II, personnage dont le héros s'éprend en même temps qu'il s'en défie. C'est que l'accès à la conscience de soi ne peut se faire que par le biais du désir. Conscience et désir, mots fassbindériens par excellence, progressent ensemble, dans l'Autre et par l'Autre, ce dont Fassbinder rend compte en multipliant les travellings circulaires et les effets de miroirs, entraînant le héros dans une sorte de spirale vertigineuse dont il n'entrevoit pas l'issue. Parmi les documents laissés par le "père" de l'ordinateur Simulacron (qui est aussi le père d'Eva), il y a un dessin représentant Achille et la tortue. Soit le paradoxe de Zénon qui fait intervenir la notion de série infinie (un monde crée un modèle de simulation qui lui-même crée un modèle de simulation qui lui-même...), et qui a trait aussi à la jouissance. Au moment même où Fassbinder tournait à Paris son film, Lacan tenait son séminaire "Encore" dans lequel il énonce que "la jouissance de l'Autre, du corps de l'Autre, ne se promeut que de l'infinitude [...] celle, ni plus ni moins, que supporte le paradoxe de Zénon." (8) Le dessin, outre qu'il met le héros sur la voie de la vérité, figure aussi ce qui l'attend: courir le plus vite possible, sauter par-dessus les barrières, escalader les grillages, autant pour fuir que pour tenter d'accéder, tel Achille, à cette jouissance qu'il ne cesse de rater. Le Monde I apparaît alors comme une sorte de surmoi avec ses deux versants: l'interdit de la jouissance, tel qu'il se manifeste dans la première partie du film; l'impératif de la jouissance, le "Jouis! qui selon Lacan ne s'accomplit que dans l'infinitude. L'expérience que vit le héros n'est peut-être que cela: une quête impossible, puisque infinie, de jouissance. A ce titre, la fin ne peut que rester ouverte. Stiller a-t-il enfin rejoint le monde réel ou est-il seulement dans un monde intermédiaire, supérieur mais toujours virtuel?

(1) Rainer Werner Fassbinder, Quelques réflexions d'ordre général sur le roman et sur le film, in "Le Monde sur le fil, retours sur la matrice Fassbinder" (livret accompagnant l'édition DVD du film).

(2) La ville du Monde sur le fil est plus proche du "Tativille" de Playtime  que du Los Angeles de Blade Runner. Le film a d'ailleurs été tourné, pour l'essentiel, aux alentours de Paris où l'on trouvait à l'époque des ensembles architecturaux plus modernes qu'en Allemagne, tels le Nouveau Créteil et le centre commercial de Parly 2, symbole même de la société de consommation selon Baudrillard.

(3) Le titre original, Welt am Draht, se traduit littéralement par "Monde sur fil", ce que suggère le générique où l'on voit le titre descendre sur l'écran, soutenu par des fils.

(4) C'est le sens de la scène du début, quand le professeur Vollmer, le père du superordinateur Simulacron, qui a découvert la vérité, veut faire comprendre au secrétaire d'Etat qu'il n'existe pas réellement, qu'il n'est qu'une image, comme celle que renvoie un miroir, l'image que les autres ont de lui.

(5) Rainer Werner Fassbinder, op. cit.

(6) Esthétiquement, le Monde sur le fil se situe dans le prolongement des films d'anticipation des années 60. Ainsi Alphaville de Godard que Fassbinder convoque directement en la personne d'Eddie Constantine, qui fait une apparition dans le film, mais aussi à travers certains plans, comme celui, célèbre, du long couloir et de ses multiples portes.

(7) Le Monde II est comme le rêve. Dans sa monographie sur Fassbinder, Yann Lardeau cite à propos du film la nouvelle de Borges, "Ruines circulaires", parue dans Fictions, "où un homme sur une île déserte rêve d'un autre sur une île déserte. Mais plus le rêve avance, plus le rêveur découvre avec effroi que lui-même n'existe pas, qu'il est lui-même rêvé par un autre également sur une île déserte" (Yann Lardeau, Rainer Werner Fassbinder, 1990).

(8) Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XX, "Encore" (1972-1973), 1975.

août 08, 2024

Incredible !


Trap de M. Night Shyamalan (2024).

Un cœur pris au piège.

Trap, c'est du De Palma en mode mineur (De Palmito) pour ce qui est de la partie concert et du pur Shyamalan pour ce qui est de la ligne même du film, dorénavant réduite à sa plus simple expression (simpliste diront les mauvaises langues), et sans twist (qu'il soit vrai ou faux), à savoir comment sortir du piège (trap) qu'a tendu ici la police au héros: un serial killer, surnommé le Boucher, au demeurant bon père de famille (et aux allures de "Superman"), qui accompagne sa fille — la petite actrice est géniale — au concert de son idole (un concert géant: 30000 spectateurs dont 3000 hommes et parmi eux le tueur). On notera que le film se passe, comme il se doit, à Philadelphie, même s'il a été tourné au Canada, ce que le cinéaste, qui tient le rôle du spotter, ne cherche même pas à cacher, signe que la crédibilité n'est vraiment pas essentielle chez lui (à l'instar de son maître, Hitchcock pour ne pas le nommer), jusqu'à s'en moquer ouvertement. Le film est littéralement, volontairement, incredible, ce que ressentira tout du long la fillette (en même temps que le comportement "bizarre" de son père), ce qu'exprimera aussi à sa manière le vendeur de T-shirts, en guise de conclusion, lors du générique de fin.

Reste que l'intérêt n'est pas tant non plus dans le suspense (en termes de tension, excepté la dernière partie, une fois le concert fini), fait de micro-événements, que dans le plaisir pris par Shyamalan à consteller son intrigue de ces petits détails (un employé trop bavard, un talkie-walkie qui traîne, le choix de la dreamer girl...) qui permettent au héros de trouver "sur le champ" — en fonction des situations — des solutions à son problème, autrement dit d'empêcher que le piège, supervisé par une profileuse (qui fait écho à la mère du monstre, ce n'est pas le plus intéressant du film), se referme sur lui.
Il y a une réelle jubilation dans la façon dont Shyamalan rythme son film, en phase avec les chansons de la popstar, interprétée par sa propre fille Saleka, elle-même chanteuse de RnB. OK, les mauvaises langues (les mêmes) diront que Saleka ce n'est pas Taylor Swift et encore moins Beyoncé, en quoi elles n'auront pas tort, et que Trap, eh bien c'est pareil, c'est du thriller bas de gamme, en quoi, là, elles auront tort parce que confondant bas de gamme et ce qui constitue aujourd'hui l'esthétique shyamalanienne: un art du bas, situé "sous la portée". Avec cette impression que la mise en scène, largement louée chez Shyamalan à ses débuts, soit devenue purement télévisuelle, alors qu'elle est bien là, mais quasi invisible puisque... sous la portée (ce qui j'en conviens, pour les amateurs de grande forme est toujours décevant).

Sur le champ et sous la portée, c'est ça dorénavant le cinéma de Shyamalan:
— sur le champ, c'est-à-dire qui relève de l'instantanéité, sinon de l'improvisation, à l'image donc des décisions que doit prendre le héros, à l'image, plus généralement, des derniers Shyamalan, tous marqués par un présent de plus en plus intense, puisque saisi dans l'urgence (le vieillissement accéléré dans Old, le choix du sacrifice pour interrompre l'Apocalypse dans Knock at the Cabin), et d'autant plus intense que ça se passe sur une courte période et dans un espace réduit, véritable huis clos (exemplairement le local où a été enfermée la victime du Boucher).
— sous la portée, c'est-à-dire qui relève d'un dénuement, celui du réel auquel Shyamalan se confronte aujourd'hui sur des bases très conceptuelles (un lieu, une situation...), riches des possibilités qu'elles offrent au départ (en termes de récit), et qu'on trouvera pauvres par l'exploitation qu'en fait le cinéaste, en fait pas pauvres du tout dans la mesure où elles ne constituent que l'écrin narratif dans lequel se situe le cœur du film. Et dans Trap, ce cœur n'est pas tant le piège tendu au héros que l'incroyable violence émotionnelle que va vivre durant la soirée la petite Riley (de la rencontre — oh my god! — avec celle qu'elle idolâtre, comme toute bonne fan, à cette autre rencontre, annulant en quelque sorte la première, mais peut‐être insuffisamment mise en avant par Shyamalan, du côté de la fillette, si on considère le choc que devrait représenter une telle révélation: le vrai visage du père, plus exactement son autre visage, dissocié de celui du gentil papa). Toute la beauté du film est là.