Revoir Pola X, le plus rivettien des films de Carax, le plus beau aussi. P.O.L.A. pour Pierre Ou Les Ambiguïtés. Sous-entendu Lola: "Leos ou les ambiguïtés", car Pierre c'est Carax bien sûr, plus encore que l'Alex des films d'avant avec Lavant. De la lumière trompeuse d'une "vie de château" (ah la musique de Purcell pour annoncer Deneuve) au chaos esthétique d'un artiste (en quête d'absolu), Pola X est une véritable plongée au cœur de la fiction, de ce qui la nourrit (avec la part d'autobiographie que cela suppose), et à ce titre le film charrie (plus qu'il ne véhicule, à l'image des flots de sang qui emportent l'écrivain et son "ange noir") tout un ensemble d'images et de motifs que Carax cherche moins à ordonner (parfaitement) qu'à exploiter (au maximum). "Raconte-moi mieux le rêve", dit Lucie à Pierre. Raconte-moi mieux le film, pourrait dire le spectateur à Carax... Mais comment raconter mieux ce qui relève manifestement d'une fuite en avant. Raconter mieux serait contrarier la course même du film qui, une fois lancé, doit aller à son terme sans perdre de son élan initial. Dans Pola X, on court, on boite (à l'image de Guillaume Depardieu), on trébuche, mais on se relève toujours, on ne s'arrête jamais... Raconter mieux serait soustraire au film ce qui fait toute son ambiguïté, quant au thème de la "sœur" — à l'origine des secrets de famille: Marie est-elle la mère ou la sœur du héros? Isabelle est-elle sa demi-sœur, comme elle le prétend, ou juste une "âme-sœur"? —, quant à la question de l'imposture et la position de l'artiste (si le film adapte Melville, il convoque aussi Musil, Beckett et Blanchot...), autant dire qu'il perdrait ce qu'il a de plus profondément vivant.
Retour à Holy Motors.
J’aime le film, en dépit de ses défauts, de ses segments inégaux, de sa fiction empêchée, d’une certaine laideur aussi... Et si je l'aime c'est que non seulement il ne renoue pas avec les années 80 mais que surtout il en est la part cathartique. Car soyons clair: l'esthétique eighties, avec ses couleurs criardes et saturées, son maniérisme, son côté kitsch (au mauvais sens du terme), avait à voir avec la "merde". Mais à cette époque, on croyait que c'était beau. La beauté était là. Ce que nous dit Holy Motors, c'est ça: la beauté + la merde. Il ne s'agit pas seulement de mélancolie (la merde dans la beauté), mais de quelque chose de beaucoup plus intérieur, que Carax se chargerait de nous dévoiler, de ramener à la surface: la merde sous l'éclat du vernis. Soit la vraie valeur de l'esthétique des années 80, y compris de la sienne. Peut-être. Mais si j'aime Holy Motors, c'est pour autre chose encore...
Créer, c'est sans doute renaître, mais à partir de son urine et de ses excréments. La création pourrait être définie de ce point de vue par un humoriste comme une branche de la recherche "fientifique". Produire une œuvre, c'est s'expulser de soi-même, c'est s'arracher aux délices d'un état hypnagogique où l'on se satisfait de rêver narcissiquement d'un accomplissement de ses désirs, c'est, au lieu de savoir, se laisser surprendre, au lieu de s'y reconnaître, sursauter. (...) Un fantasme très angoissant d'auto-engendrement par l'anus me semble opérer, qu'il faut aller chercher très loin en soi par consentement à une régression profonde avant de s'extirper avec lui. (Didier Anzieu, Créer-Détruire, 2012)
Et si Holy Motors, c'était ça aussi: un grand film ouvert, éventré, livré en morceaux, dans lequel la merde serait moins la métaphore d'une époque — époque qui d'ailleurs n'est pas reniée — que l'expression de ce qui est à l'œuvre à l'intérieur même de l'œuvre, cette part régressive, immonde, qui est au cœur de tout travail créateur, qui fait qu'une œuvre existe. En ce sens, Holy Motors prolongerait davantage Pola X et Merde qu'il ne revisiterait Boy Meets Girl, Mauvais Sang et les Amants du Pont-Neuf. Non pas que les films réalisés par Carax dans les années 80 ne soient pas des œuvres — ils le sont indubitablement — mais que la volonté de faire œuvre y est trop manifeste. Avec Holy Motors c'est différent. Les "saints moteurs" ne seraient rien d'autre que toutes ces productions chaotiques qui participent, en s'ordonnant, à l'imagination créatrice, avec la part de risque que cela suppose dans l'acte même de créer, qui fait que ce qui est produit soit aussi, par moments, de la merde.
D'où aussi la crainte farouche de s'engager dans un processus non seulement dont on ne sait jamais à l'avance s'il sera créateur, mais en raison des risques et périls de s'apercevoir, ou que les autres ne s'aperçoivent, que ce que l'on a produit, ce n'est en fin de compte que de la crotte. D'où le refuge dans la rêverie éveillée — dont Freud a bien eu tort de faire le modèle de la création littéraire — où l'on peut s'adonner sans retenue, sans mauvaise odeur, sans contractions sphinctériennes, sans lutte avec le bâton fécal, à la contemplation de ses pures productions psychiques et à la surestimation de leur singularité. (Didier Anzieu, ibid.)
Au bout du compte, Holy Motors nous rappellerait à quel point créer c'est, plus qu'une mise à nu, une affaire d'accumulations et de décharges, qui passent par le corps de l'artiste, représenté ici par celui de l'acteur (Denis Lavant alias M. Oscar) et ses transformations. Corps, énergie, travail... déchets inclus. Et pour cela, il faut sortir du rêve éveillé dans lequel se bercent non seulement l'artiste satisfait de son travail, mais aussi le spectateur, trop confortablement installé. N'est-ce pas le sens de la scène somnambulique qui ouvre le film? Au-delà de ce que dit Carax de lui-même et du cinéma, c'est la mécanique de l'œuvre qui me touche le plus, où l'on y devine quelque blessure narcissique à réparer et le trop-plein pulsionnel qui entraîne le mouvement (Anzieu toujours, qui fut aussi le meilleur exégète de Beckett, ceci expliquant cela). Si "la beauté est dans l'œil de celui qui regarde", c'est que la "merde" est bien du côté de l'œuvre. C'est ça qui, quelque part, me saisit, me dérange, me bouleverse (dans tous les sens du terme) et fait, en définitive, que j'aime Holy Motors.
PS. Douze ans après, abstraction faite du très décevant Annette, Carax revient avec C'est pas moi (c'est lui, ajouterait Pierre Richard, "lui" qui d'ordinaire se trouve être Denis Lavant, aka M. Merde ou encore M. Oscar dit Oscar Alex donc Leos Carax, de sorte que "lui", Lavant c'est aussi "moi", Carax). Soit un court de 40 minutes, comme l'était Merde, mais en plus godardien (cf. la bande-annonce), exit Cocteau et Franju, un hommage à Godard sous la forme d'un "à la manière de", expliquant encore mieux le titre, au sens où si "c'est pas moi" et que "c'est lui", où "lui" serait cette fois Godard et non plus Lavant, mais quand même "moi", Carax (ça va, vous suivez?), c'est que Carax y a troqué la merde de Merde pour cette espèce d'eau de rose(s) qu'est un "pastiche", au sens d'imitation mais aussi de pot-pourri, mélange parfumé de fleurs séchées, tel un désodorisant pour toilettes, signe ici chez Carax d'un narcissisme de surface, débarrassé de ses mauvaises odeurs, exempt surtout de cette puissance "tripale" qui permet de faire œuvre par la "libération" qu'elle produit — dans le film Lavant pousse mais n'arrive pas à déféquer —, conférant à C'est pas moi, en dépit de quelques fulgurances (trop rares, elles-mêmes condensées dans la bande-annonce, sous la forme d'un clip qui en dit autant, et mieux finalement, que le film lui-même), cet aspect resserré, obstrué, qui emmagasine des phrases, des images, à l'instar du Maître, mais dont rien ne sort véritablement.